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  • En plateau


    Belkacem Meziane, musicien professionnel, enseignant, conférencier et chroniqueur pour Soul Bag et New Morning Radio, publie Rhythm’n’blues. Jump blues, Doo-wop & Soul music. 100 hits de 1942 à 1945, aux éditions Le mot et le reste.

    Contexte

    Belkacem Meziane nous invite à remonter le temps dans l’anthologie musicale qu’il publie et présente à nos auditeurs et auditrices. Rhythm’n’blues retrace en effet vingt ans de musique, allant de 1942 à 1945, qui donneront naissance à deux nouveaux courants : la soul et le funk.

    Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le public noir américain se passionne pour le jump blues, un genre musical nouveau, à la croisée du swing, du blues, du boogie woogie et du gospel.

    En 1949, le magazine Billboard crée le top rhythm’n’blues, un terme qui sera désormais adopté par toute l’industrie musicale pour qualifier une diversité de courants allant du boogie woogie de Louis Jordan au doo-wop de The Clovers en passant par la fusion blues/gospel de Ray Charles et le blues survolté de Chuck Berry.

    Le rhythm’n’blues propulse alors le marché de la musique populaire noire à l’échelle nationale jusqu’au milieu des années soixante.

    Bonne écoute et bel été !

    À l’oreilleLouis Jordan – Caldonia (1945)
    Titre symbolique du jump blues, un mélange de swing, de blues et de boogie woogie.Sister Rosetta Tharpe – Up Above My Head, I Hear Music in the Air (1947)
    Pionnière de la guitare électrique et du rapprochement entre jump blues/r’n’b et du gospelWynonie Harris – All She Wants To Do is Rock (1949)
    Exemple de titre grivois, une spécialité du r’n’b originelLloyd Price And His Orchestra – Lawdy Miss Clawdy (1952)
    Titre emblématique du r’n’b de New OrleansRuth Brown – Mama, He Treats Your Daughter Mean (1953)
    La star du label Atlantic et figure féminine du r’n’bClyde McPhatter And The Drifters – Money Honey (1953)
    Illustration du rôle de l’humour dans les débuts du r’n’bThe Robins – Riot In Cell Block #9 (1954)
    Composition de Jerry Leiber & Mike Stoller, compositeurs phares du r’n’bBo Diddley – Bo Diddley (1955)
    L’une des premières stars noires du rock’n’roll avec Chuck Berry ou Little RichardBill Doggett – Honky Tonk (1956)
    Titre instrumental, un format important du r’n’bJackie Wilson – Lonely Teardrops (1958)
    Les prémices de la soul de MotownPour aller plus loinBelkacem Meziane, Rhythm’n’blues. Jump blues, Doo-wop & Soul music. 100 hits de 1942 à 1945, Le mot et le reste, 2023Belkacem Maziane, This is how we do it, 40 ans de r&b en 100 albums, éditions Le mot et le reste, 2021Belkacem Meziane, One the One ! l’histoire du funk en 100 albums, éditions Le mot et le reste

    ET :

    Radio Cause commune, Le monde en questions, n°39, n°56, n°80, n°92, n°97
  • En plateau

    Hamit Bozarslan, historien et sociologue du fait politique, spécialiste du Moyen-Orient, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), publie Le double aveuglement, aux éditions du CNRS.

    Contexte

    L’effet de sidération provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine, dans la nuit du 24 février 2022, est une conséquence de l’aveuglement des pays européens et des États-Unis vis-à-vis de la nature du régime de Poutine. Jusqu’au passage à l’acte, personne ou presque ne croyait (possible) que Poutine, bien qu’ayant massé des troupes sur les frontières de l’Ukraine, envahirait ce pays. Tel est le premier type d’aveuglement dont Hamit Bozarslan fait l’analyse. Avec la chute du Mur de Berlin, l’implosion de l’Union soviétique, la fin de la Guerre froide, les démocraties bourgeoises libérales ont cru à l’avènement de la fin de l’histoire, pensant qu’elles avaient gagné la guerre contre le bloc soviétique et que le temps des passions était désormais révolu. Aveuglées, elles se sont trompées, elles n’ont pas voulu voir tout ce qui pourrait remettre en cause leur conviction, oubliant le rôle que les passions et l’irrationnel pouvaient jouer dans la décision de déclencher une guerre. Elles n’ont aussi par leur inaction (en 2008 en Géorgie), leur démission en 2015 (en Syrie avec la fameuse ligne rouge qui n’en était pas une), leur silence, leur lâcheté, posé aucune limite au projet expansionniste et révisionniste de la Russie poutinienne et à la dérive autoritaire du régime.

    Qu’en est-il de l’aveuglement du côté de Poutine et de son régime ? le dirigeant russe est mu par la volonté de reconstituer l’Union soviétique, il se projette dans une vision néo-impériale de la Russie sans comprendre le changement stratégique d’époque qui fait de la Russie d’aujourd’hui un Etat post-impérial. Vouloir reconstruire l’Empire est une forme d’aveuglement, une mission impossible car il manque à la Russie les éléments fondamentaux pour le faire tels qu’analysés au XVIème siècle par Ibn Khaldoun, penseur érudit musulman. Il faut une solidarité égalitaire interne (asabiyya), une idée universelle (da’wa) et un projet d’élévation (avec un esprit de sacrifice) pour construire un empire. Poutine n’a aucune de ses trois cartes en main et sa volonté de reconstituer l’Union soviétique est par conséquent vouée à l’échec. Les théoriciens et idéologues qui l’entourent se trompent en se pensant dans un temps historique de fondation d’empire. L’Empire russe s’est effondré une première fois en 1917 et une seconde en 1990.

    Si donc l’Union soviétique est bien morte, si nous ne sommes pass non plus au temps de Catherine II, il convient dès lors de penser la guerre actuelle en Ukraine comme un affrontement entre forces démocratiques et forces antidémocratiques. Si les régimes démocratiques ne sont pas belliqueux, bellicistes, revanchards, et s’ils ne peuvent gagner que les combats menés en leur sein pour davantage de démocratie libérale et davantage de démocratie sociale, ils ne doivent pas pour autant faire preuve de lâcheté et démissionner face à leurs responsabilités nationales et internationales, comme ils l’ont fait durant la guerre d’Espagne, souligne Hamit Bozarslan, en n’aidant pas, au nom de la neutralité, la jeune République espagnole attaquée par les troupes de Franco qui furent sans scrupule aidées par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste.

    À l’oreilleMykola Lysenko – Opus 8, Rhapsody on Ukrainian themes (Arthur Greene, piano) (00:00 à 4:00)Vopli Vidopliassova (VV) – VesnaMykola Lysenko – Opus 8, Rhapsody on Ukrainian themes (Arthur Greene, piano) (8:02 à 14:10)Pour aller plus loinHamit Bozarslan, Le double aveuglement, éditions du CNRS, 2023Hamit Bozarslan, Le temps des monstres. Le monde arabe, 2011-2022, Editions La Découvertes, 2022Hamit Bozarslan, L’anti-démocratie au XXIème siècle. Iran, Russie, Turquie, éditions du CNRS, 2021Hamit Bozarslan, Crise, violence, dé-civilisation : essai sur les angles morts de la cité, CNRS éditions, 2019Hamit Bozarslan, Histoire de la violence au Moyen-Orient, de la fin de l’Empire ottoman à Al-Qaïda, Paris, La Découverte, 2008

    ET

    Radio Cause commune, Le monde en questions n°15, n°26 (avec une bibliographie plus complète de l’auteur), n °96, n°103 et n°126
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  • En plateau

    Bayram Balci, chercheur au CERI- Sciences Po Paris et ancien directeur de l’Institut français des études anatoliennes à Istanbul (IFEA) de 2017 à 2022.

    Contexte

    Le 28 mai 2023, à l’issue d’un second tour de scrutin aux élections présidentielles, Recep Tayyib Erdoğan a été réélu pour un troisième mandat à la tête de l’État turc.

    L’opposition, créditée à tort d’une avance dans les sondages d’opinion à la veille du premier tour de scrutin, n’est donc pas parvenue à renverser la donne et mettre fin aux vingt années de pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan. Les électeurs qui se sont massivement rendus aux urnes (87 et 85% de taux de participation) ont confirmé au second tour ce qu’ils avaient déjà signifié lors du premier tour, à la coalition d’opposition dirigée par Kemal Kiliçdaroglu : ils doutaient de sa capacité à gouverner sans blocages, avec efficience, le pays confronté à une grave crise économique, dans un environnement international tendu, souligne le chercheur Bayram Balci.

    Si les Turcs ont pensé sanctionner dans les urnes le pouvoir en place pour l’inflation, la récession économique, la gestion calamiteuse des secours après l’effroyable séisme du 6 février dernier, pour le recul des libertés politiques et civiles et avec elles celui de l’État de droit, ils ne l’ont finalement pas fait, faute d’accorder suffisamment de confiance à l’opposition hétéroclite pour restaurer l’État de droit, reconstruire dans les régions sinistrées, et améliorer leur situation économique.

    Plus grave encore, note Bayram Balci, l’opposition qui entendait incarner face à une pratique et dérive autoritaires du pouvoir, le retour à la démocratie et à ses valeurs, s’est discréditée dans l’entre-deux-tours en se lançant dans une surenchère nationaliste, xénophobe, vis-à-vis notamment des réfugiés syriens installés en Turquie. Elle s’est décrédibilisée, fragilisant notamment le récit d’une refonte et modernisation du CHP (le parti fondé par Kemal Atatürk), à mettre au crédit de son leader, Kemal Kiliçdaroglu, à la tête du CHP, depuis 13 ans.

    Pour la gauche turque dans son ensemble, l’heure est critique. Si elle veut à nouveau compter et peser sur la scène politique, ne doit-elle pas commencer par poser un certain regard critique sur elle-même ? Si le pays est clivé entre pro et anti- Erdoğan, ne convient-il pas aussi de constater que les élites intellectuelles, urbaines, sécularisées qui incarnaient ça et là la Turquie moderne et occidentalisée, le faisaient à l’exclusion de tous les autres citoyens du pays, jusqu’à l’arrivée d’Erdoğan et de l’AKP au pouvoir ? La fracture est-elle réparée ? Sont-elles aujourd’hui moins coupées de l’immense majorité des gens ? L’électorat de l’AKP et d’Erdoğan, se sent-il davantage considéré par elles, vingt ans plus tard, malgré l’usure du pouvoir et ses dérives ?

    L’heure du bilan a aussi sonné pour le mouvement national kurde. Ces dernières élections ont montré que le HDP ne joue plus le rôle de troisième force politique qu’il avait récemment acquis. Certes, la répression qui frappe ce parti, ses élus et ses maires y a contribué, mais l’absence de clarification sur des questions ultra sensibles pour la société (et pas seulement pour les forces de sécurité), fait problème. Le clip du PKK pendant la campagne électorale n’a pas facilité la tâche des uns et des autres.
    Quelles sont désormais les perspectives face aux défis ? La nomination d’un nouveau gouvernement le 10 juin dernier appelle en tout état de cause un certain nombre d’observations.

    Recep Tayyib Erdogan a choisi pour former son gouvernement une équipe de technocrates, libérale sur le plan économique et conservatrice sur le plan sociétal. Il esquive ainsi les reproches faits précédemment d’avoir préféré la loyauté aux compétences. La nomination de Mehmet Simsek, bénéficiant d’une notoriété internationale dans le monde de la finance, au poste de ministre du trésor et des finances, et partisan d’un retour à des politiques orthodoxes pour redresser les finances du pays, est de nature à rassurer les investisseurs étrangers et les marchés. L’enjeu est de taille dans un pays où l’inflation a atteint en 2022, selon les estimations, entre 64 % et 140 %, et où la devise a perdu 78 % de sa valeur face au dollar, depuis 2018. La nomination à la tête de la Banque centrale d’Hafize Gaye Erkan, une ancienne cadre de Goldman Sachs recommandée par Mehmet Simsek, renforce pour l’heure l’hypothèse que ce dernier est l’un des deux piliers de ce nouveau gouvernement.

    Hakan Fidan, jusqu’alors chef des renseignements turcs (MIT), nommé au poste de ministre des affaires étrangères en remplacement de Mevlüt Çavusoglu, sera le deuxième pilier du gouvernement. Restée discrète jusqu’ici, cette figure incontournable de l’histoire récente du pays sort aujourd’hui de l’ombre. L’homme est connu pour avoir mené des négociations secrètes, non abouties, avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée, classée terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux). Il a aussi joué un rôle dans la mise en échec de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Sans connaître de revirement majeur, notamment en ce qui concerne les relations avec la Syrie, la politique étrangère de la Turquie s’attachera probablement à réparer les liens avec ses voisins et avec les Occidentaux.

    Enfin, dernière observation à propos de la formation de ce gouvernement, la présence de cinq personnalités kurdes, dont le vice-président, fut peu commentée. Ce fait n’est pourtant pas anodin. Il pourrait être un signe de la volonté présidentielle de poursuivre dans la voie initiée par Turgut Ozal et tenter une véritable normalisation des relations avec les Kurdes de Turquie.

    À l’oreilleMûmin Sarikaya – Yoruldum hayattan (Je suis fatigué par cette vie)Aynur Dogan – Dar HejirokeEmel Sayin – Duydumk unutmussun gözlerimin rengini (Il parait que tu as oublié la couleur de mes yeux)Pour aller plus loinBayram Balci, « Illusoire rapprochement entre Ankara et Damas » in Orient XXI, mai 2023Bayram Balci, « Le choix impossible de la Turquie entre l’Ukraine et la Russie », Orient XXI, mars 2022 Bayram Balci, « La Turquie en Asie centrale : acteurs privés et étatique dans le développement d’une influence islamique turque dans les républiques post-soviétiques » in Revue internationale de politique comparée 2014/1 (Vol. 21), pages 9 à 31.

    ET :

    Radio Cause commune, Le monde en questions, n°146
  • En plateau

    Luba Jurgenson, Vice-présidente de l’association Mémorial-France, écrivain, professeur de littérature russe à Sorbonne-Université au département des études slaves, directrice du Centre Eur’Orbem (cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane). Traductrice de Vassili Grossman (Pour une juste cause et plus récemment Souvenirs et Correspondance, Calmann-Lévy, 2023) elle publie Sortir de chez soi aux éditions La Contre-Allée et Quand nous nous sommes réveillés – Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine aux éditions Verdier.

    Contexte

    Écrivaine et spécialiste de littérature russe, Luba Jurgenson présente Souvenirs et Correspondance, un recueil de textes inédits de Vassili Grossman (1905-1964) dont elle vient d’achever la traduction. Du même auteur, elle avait précédemment traduit Pour une juste cause, un roman qui restitué dans son intégralité, sans les ciseaux de la censure, grâce à Robert Chandler, le traducteur anglais de Vassili Grossman, forme manifestement avec Vie et Destin un vrai diptyque, les deux volets d’une fresque sur la bataille de Stalingrad. Rappelons que Vie et destin, le roman où l’auteur est au sommet de son art, fut confisqué par le KGB et publié en russe seulement en 1989 à la faveur de la Glasnost.

    Qui est Vassili Grossman, cet écrivain de langue russe, né dans une famille juive, à Berditchev, situé en Ukraine, dans la zone de résidence où, de 1791 à 1917, étaient confinés les Juifs qui vivaient dans l’Empire russe ? La mesure prise par l’impératrice Catherine II ne fut abolie qu’avec la Révolution d’Octobre 1917. Cette zone était composée de vingt-cinq provinces incluant l’Ukraine, la Lituanie, la Biélorussie, la Crimée et une partie de la Pologne (qui avait été partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche en 1772). Les Juifs étaient déclarés indésirables, en particulier, à Moscou et à Saint-Pétersbourg, et forcés d’habiter dans la « zone de résidence ». Par la suite, ils ont été également expulsés des régions rurales situées à l’intérieur de la « zone » et obligés de vivre seulement dans des shtetls.

    Vassili Grossman, qui a vingt-ans en 1925, put donc étudier à Kiev et fréquenter l’Université de Moscou ensuite. Il est d’une certaine façon un produit parfait de la culture soviétique nouvelle, adoubé du reste à ses débuts par Maxime Gorki. Mais, d’emblée, il est en décalage avec le réalisme socialiste et les canons en vigueur dans la littérature soviétique. Le différend s’articule sur la notion de vérité. Vassili Grossman, ingénieur de formation, ayant travaillé dans une mine du Donbass, et partagé le quotidien des ouvriers (le Prolétariat) est bien ou mieux placé que les écrivains qui n’y ont jamais mis les pieds, pour décrire la force de travail des ouvriers. Il décrit concrètement ce qu’il voit et observe, quand d’autres écrivent ce qui doit être, ou est supposé devenir, la vérité de demain. La lecture de Souvenirs et Correspondance illustre sa posture d’écriture. Ce volume retrace en effet les grandes étapes de sa vie et de l’histoire soviétique à travers ses lettres, ses carnets de guerre et le témoignage de Fiodor Guber, son fils adoptif, qui vécut à ses côtés de 1937 à sa mort, en 1964. Luba Jurgenson explique en quoi cet ouvrage inédit, aux échos très actuels, offre une vision personnelle et intimiste du romancier.

    Avec ce livre, on entre dans le quotidien de l’écrivain, on découvre les lieux où il a vécu, sa table de travail, ses goûts culinaires, son goût du détail. On apprend par exemple qu’il aimait se promener dans le zoo de Moscou. Dans le récit Tiergarten – paru en 2006, dans Œuvres chez Robert Laffont, – Vassili Grossman décrit la Seconde Guerre mondiale à travers le regard d’un gardien de zoo berlinois. En lisant et traduisant Souvenirs et correspondance, Luba Jurgenson a compris qu’il s’est rendu au zoo de Berlin, en ce mois de mai 1945, parce qu’une promenade au zoo est une chose naturelle chez lui.

    Son attention aux détails révèle l’expérience intime qu’il a du travail, de la guerre, de la vie partagée avec les soldats au front. Il parle d’eux plutôt que des généraux. Journaliste et reporter de guerre, il ne pouvait pas ne pas voir et ne pas parler des horreurs de la guerre et de la Shoah, et les désigner par leur nom ou les mentionner pour ce qu’elles sont. Il est ainsi pionnier dans la désignation des violences de masse et exterminatrices. Qu’il s’agisse de parler de la Shoah par balles dont sa mère restée à Berditchev sera victime, de la particularité de la famine en Ukraine, l’Holodomor, de l’extermination des Juifs dans les camps de la mort nazis (Treblinka), mais aussi des répressions staliniennes, du Goulag, des exactions commises par l’armée Rouge dans les pays libérés du nazisme. Il n’y a pas de sujet tabou dans son écriture. Ce qui donne à son œuvre une actualité particulière, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine en février 2024. Lire Grossman aujourd’hui, c’est revisiter, reconnaître les lieux qui subissent les bombardements et les massacres russes. C’est prendre non seulement la mesure de la succession des violences qui ont déferlé sur ces territoires, mais encore apprendre à déjouer le mensonge généralisé et la propagande d’hier et d’aujourd’hui, car il y a quelque chose de subversif dans son écriture cinématographique qui invite le lecteur et témoin de se temps à porter un regard autonome, à penser par soi. L’absence ou la présence d’un objet, suffit à dire ou restituer le contexte violent de l’époque vécue, malgré la censure.

    Dans Sortir de chez soi, un très bel essai dans lequel Luba Jurgenson parle de son travail de traductrice, elle pointe un paradoxe. Traditionnellement, on traduit d’une langue étrangère dans sa langue maternelle. Or, le russe est sa langue maternelle dont elle s’exmatrie lorsqu’elle traduit du russe en français, pour s’empatrier dans une autre langue, le français qui au fil du temps est devenue sa langue d’écriture. Mais elle insiste sur l’inachèvement du processus : le roman dont elle vient d’achever la traduction en appelle une autre, une traduction en russe par exemple, car « traduire, c’est comme marcher sur un chemin qui bougerait en même temps que vous ». Mais pourquoi traduire et écrire ? Quand on écrit, dit Luba Jurgenson, on invente sa langue. La traduction est en revanche une leçon d’humilité, il faut inventer la langue de l’autre, il faut pour cela sortir de chez soi et se faire passeur. Sortir de chez soi, non pas pour en rapporter quelque chose, mais pour ne jamais revenir. Le traducteur est un lecteur : il n’y pas de texte achevé ou de traduction achevée.

    Dans le récit Quand nous nous sommes réveillés, Luba Jurgenson évoque l’effet de sidération provoquée par l’invasion de l’Ukraine dans la nuit du 24 février 2022 : le sentiment pour certains de se réveiller trente ans en arrière et pour d’autres une régression 70 ans en arrière. Le retour de la peur.

    Pour elle, qui a quitté Moscou, sa ville natale, en 1975, c’est aussi existentiellement le retour sans détour d’une inquiétude, enfouie peut-être, qui ne l’avait jamais vraiment quittée. Quand est-elle retournée en Russie et en ex-Union soviétique, pour la première fois après l’implosion de cette dernière ? Quand a-t-elle compris à quelques signes avant-coureurs qu’à nouveau elle n’y retournerait pas de sitôt ? Comment son travail sur les violences de masse et la transmission de cette mémoire longtemps occultée, tendait, tend précisément à empêcher que tout cela, que la paix sur le continent européen ne soit qu’une parenthèse.

    On ne tourne pas une page de l’histoire comme on peut feuilleter un livre. Sans exhumation du passé, l’avenir reste compromis et avec lui la sortie de la violence et du mensonge.

    À l’oreillePiotr Ilitch Tchaïkovski – La Dame de pique (opéra), Acte III air de Lisa chanté par la soprano Mirella FreniBenjamin Britten – War requiem (J. E. Gardiner, 1993)Dina Verny – Odessa (chant du Goulag)Pour aller plus loinVassili Grossman, Pour une juste cause, traduction de Luba Jurgenson, l’Age d’homme, 2000 (réédition chez Calmann-Lévy, 2023)Vassili Grossman, Souvenirs et Correspondance, édité par Fiodor Guber, traduction de Luba Jurgenson, préface de Tzvetan Todorov, Calmann-Lévy, 2023Luba Jurgenson, Sortir de chez soi, éditions la Contre-Allée, 2023Luba Jurgenson, Quand nous nous sommes réveillés – Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine, éditions Verdier, 2023

    ET :

    Radio Cause commune, Le monde en questions, n° 107 et 116
  • En plateau

    Jean-François Lhuillier, ancien chef de poste de la DGSE à Tripoli (Lybie), en mission durant trois ans, de juillet 2009 à mars 2012, publie L’homme de Tripoli. Mémoires d’agent secret aux éditions Mareuil.

    Contexte

    Après avoir servi dans l’armée, le lieutenant-colonel Jean-François Lhuillier formé au premier régiment de parachutistes d’infanterie de marine, a poursuivi sa carrière à la DGSE (direction générale de la Sécurité extérieure, créée en 1982). Durant 25 ans, il opéra en qualité d’agent secret. Il fut notamment chef de poste de la DGSE à Tripoli, de juillet 2009 à mars 2012, durant les années cruciales qui virent la chute de Mouammar Khadafi.

    La DGSE, qui a succédé au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, fondé en 1945), est depuis sa création composée de civils et de militaires. Si ces derniers ne représentaient au début qu’un quart des effectifs, à la fin des années 1980, civils et militaires sont en proportion égale. Le terrain, la mission, comme le souci de l’État rassemblent ces deux populations aux cultures différentes. On constate au tournant du XXIème siècle que de plus en plus d’agents ou d’officiers traitant font partie du personnel d’une ambassade, bénéficiant d’un passeport diplomatique, mais d’autres continuent d’opérer seuls, sans couverture diplomatique.

    Qu’est-ce qu’un chef de poste extérieur de recherche ? C’est un membre de la DGSE en mission de longue durée dans un pays étranger où, sous une couverture appropriée, il mène clandestinement, seul ou à la tête d’une équipe, des opérations de recueil de renseignements sur des objectifs définis par le Service, à l’aide de ressources humaines qu’il aura recrutées ou qui lui auront été transmises. Une fonction officielle de liaison auprès des services secrets du pays ou de la zone considérée est, de nos jours, le plus souvent ajoutée à ses missions, compliquant la préservation de la clandestinité de ses opérations extérieures. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, après les attentats du 11 septembre 2001, il était chargé d’une coopération avec les services secrets libyens, inquiets comme les services français de l’expansion d’Al-Qaïda au Maghreb et dans les États du Sahel. Il s’agissait d’endiguer la menace terroriste avec le plan Sahel et d’associer les Libyens au plan de lutte, ainsi que les États du Sahel.

    Jean-François Lhuillier illustre ainsi à travers son expérience la place et le rôle de la DGSE dans la politique extérieure de la France.

    Or, lorsqu’éclatent le 15 février 2011, à Benghazi, en Cyrénaïque, les premières manifestations pacifiques opposées au régime de Mouammar Kadhafi – 200 personnes protestant devant le siège de la police contre l’arrestation de l’activiste des droits de l’homme Fathi Tarbel – rien ne laissait supposer qu’il s’agissait du début de la fin du régime Khadafi. Violemment réprimée à Benghazi et al-Baïda, la contestation s’étend à d’autres villes. L’opposition appelle à un « jour de colère », le 17 février, contre le gouvernement de Kadhafi, lequel répond par la force aux insurgés. La situation semble échapper au contrôle et la contestation s’amplifier de la frontière égyptienne jusqu’à Ajdabiya. C’est du moins à l’étranger l’impression que donne la couverture des événements, alors que sur place le chef de poste de la DGSE et le personnel diplomatique de l’ambassade sont eux-mêmes surpris par la façon dont la chaîne de télévision satellitaire d’information en continu qatarienne Al Jazeera (qui revendique 25,23 millions de spectateurs dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord), couvre les événements en lui conférant une ampleur injustifiée aux yeux des observateurs sur place. Il est question d’insurgés, de révolution, d’opposition organisée. S’agissait-il vraiment d’une révolution ? On peut en douter, selon Jean-François Lhuillier. L’emballement des médias à la suite d’Al-Jazeera vaut-il emballement de l’histoire ?

    Certes, la Cyrénaïque est réputée pour ses positions hostiles au pouvoir central de Tripoli, l’Est du territoire s’opposant à sa partie Ouest et à l’homme de l’Ouest qu’incarne Khadafi au pouvoir depuis 42 ans. Elle réclame une meilleure répartition entre l’Est et l’Ouest de l’argent du pétrole exploité au centre du pays. Mais les observateurs sur place n’ont pas vu de signes avant-coureurs d’une contestation ni ses prémisses révolutionnaires. Plus stupéfiante encore, la décision des autorités françaises, contre toute attente, d’évacuer dans la précipitation leurs ressortissants et de fermer la représentation diplomatique. C’est un événement rarissime ! En son sein, le poste de recherche extérieure de la DGSE cesse aussi ses activités et reçoit l’ordre de détruire ses matériels et archives, avant que les clés de l’ambassade ne soient remises aux Russes !

    Les frappes de l’aviation française qui eurent lieu en mars 2011, ont apparemment été décidées et planifiées en haut lieu, dans le plus grand secret ? A quel moment exactement ? Pour quelles raisons cette précipitation inédite dans un contexte de printemps arabes ? Était-ce vraiment comme on l’a dit pour protéger la population ou plutôt l’occasion de se débarrasser d’un trublion de l’ordre international, rôle qu’endossa le Colonel libyen après la mort de l’égyptien Nasser, et qui passa au fil des ans du financement du terrorisme international dans les années 1970 au financement de la campagne électorale de l’ancien président Sarkozy en 2007 (cf. le réquisitoire du Parquet national financier dans l’affaire Sarkozy-Khadafi, signé le 10 mai 2023, demandant que Nicolas Sarkozy soit jugé pour « recel de détournement de fonds publics », « corruption passive », « financement illégal de campagne électorale » et « association de malfaiteurs » dans le dossier libyen ?

    L’intervention militaire est lancée en toute hâte, sans avertissement préalable et sans avoir utilisé les canaux directs entretenus avec l’entourage de Sarkozy. Quelles en furent ses conséquences ? Jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi ensuite le chef de poste est-il renvoyé sur le terrain, après les frappes françaises, pour prendre contact avec les forces de l’insurrection et jauger leurs capacités organisationnelles et aptitude à renverser Khadafi ? Ne savait-on donc rien à leur sujet jusque-là, avant les manifestations et avant les frappes ? Quand ces forces insurrectionnelles sont-elles apparues ? Pourquoi plus tard l’état-major et l’entourage du président Sarkozy s’impliquent-ils pour exfiltrer la famille de Bachir Saleh, le grand argentier du régime ?

    Jean-François Lhuillier nous livre, chronologie à l’appui, un témoignage inédit sur les circonstances de la chute du Colonel Kadhafi et ses conséquences.

    À l’oreilleThe Clash – ClampdownSupergrass – alrightNiagara – J’ai vuPour aller plus loin

    Jean-François Lhuillier, L’homme de Tripoli. Mémoires d’agent secret, Mareuil éditions

  • En plateau

    Philippe Mouche, romancier, dessinateur et journaliste. Il a travaillé notamment pour Libération, Le Monde, Terre Sauvage et l’AFP. Il est l’auteur de plusieurs romans dont La Place des Autres, lauréat du prix Une autre Terre en 2021, récompensant un roman pour son traitement de l’écologie. Il publie aux éditions Gaïa un roman d’espionnage intitulé Bons baisers d’Europe.

    Contexte

    Vous n’en rêviez même pas, mais il l’a fait pour vous ! Fayez Barawi, rescapé du conflit irakien, polytraumatisé, devenu muet sous le fracas des bombes, a appris sur les routes de l’exil, au fil de sa longue errance de migrant (entre séjours réguliers et irréguliers, demandes d’asiles refusées, reconduite aux frontières, OQTF, etc.) les 24 langues officielles de l’Union européenne (UE). Peu bavard, il ne dira jamais ce qui fut le plus difficile dans cette expérience unique : apprendre les langues ou se faire accepter comme ressortissant européen, Schengen ou pas !

    Vingt ans plus tard, sous le pseudonyme de Fergus Bond, il est devenu grâce à ce don aussi prodigieux qu’embarrassant, l’ambassadeur attitré d’une puissante organisation : le Multilinguisme. Si son nom est… Bond, il n’envoie pas ses bons baisers depuis la Russie, mais depuis l’Europe et à l’attention des Européens. Son arme secrète (ou pas), c’est le langage, le pouvoir des mots qu’il met au service d’une cause, l’Europe ! Il se bat apparemment sur le même terrain que ses adversaires, qui se servent aussi des mots pour détruire le projet européen, pour dresser des murs entre les peuples, pour intimider, menacer, faire peur, nous saturer de visions complotistes de l’histoire.

    Comment Fergus Bond sortira-t-il vivant de cette impasse relativiste et mortifère qui neutralise tout effet de langage en renvoyant dos à dos les mots qui tuent et les mots qui émancipent avec tout ce qu’ils charrient en termes de passions tristes ou au contraire de passions joyeuses ? Son don lui suffira-t-il pour renverser la donne, lui qui est devenu le premier être humain au monde à parler les 24 langues officielles de l’UE et le seul à pouvoir les traduire entre ¬elles ¬selon les 552 combinaisons possibles ? La traduction fait-elle ou non partie du problème, lui qui veut toucher le cœur et les esprits en s’adressant directement aux gens dans leur langue « maternelle », en VO et sans sous-titre ? S’il est capable de retourner un tueur à gages, cela signifie-t-il pour autant qu’il sera capable de convaincre les sujets européens (qui n’en peuvent mais) et les faire adhérer à son projet ?

    Peut-il vraiment compter sur la jeune équipe fantasque et cosmopolite qui le conseille ? Cette dernière succombera-t-elle aux sirènes bureaucratiques de Bruxelles ou Strasbourg ? Que faire quand son attachée de presse, Julia Chanéac, sort vivante mais amnésique d’un attentat ?

    Philippe Mouche signe un roman d’espionnage loufoque et drôle, d’une acuité mordante. Il nous invite à dépasser crispations identitaires et inventer un nouveau récit européen, ambitieux car porteur d’espoir, reposant sur une autre approche de la notion de frontière et de la question migratoire. Mais laissons plutôt l’écrivain raconter !

    À l’oreillePeter Gabriel – Solsbury HillJohn Lennon, Les Beatles – JuliaJohnson Makende et son groupe Exode – Sous pression (mélange de reggae et salsa)
    Avec la participation de Jorge Luis Camacho (chant), Didier Laschkar (congas) et Christophe Mouche (timbales, chœurs) du groupe Latinova, Et de Vinh (piano) du groupe Mambomania. Pour aller plus loin

    Radio Cause commune, Le monde en questions, n° 104 et 110 (série polars géopolitiques)

  • En plateau

    François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France, titulaire depuis 2017 de la chaire « Migrations et Sociétés ». A la tête de l’Institut Convergences Migrations, après avoir dirigé, pendant 10 ans, l’Institut national d’études démographiques (INED), il a co-dirigé la 4ème édition de Controlling immigration. A comparative perspective (Stanford, 2022) et publie Immigration : le grand déni aux éditions du Seuil.

    Contexte

    C’est tout d’abord sur un étrange paradoxe que François Héran, spécialiste notamment des questions migratoires et du droit d’asile, appelle notre attention. Ceux qui s’imaginent que la France ferait face à un « tsunami » migratoire, par la faute des politiques, de l’Union européenne ou des juges, sont également convaincus que la migration est une anomalie dont la France pourrait se passer. Qu’en est-il ?

    Tout d’abord, de 2000 à 2020, selon les compilations de l’ONU, la part des immigrés dans la population mondiale a progressé de 62 %. Cette augmentation concerne aussi le continent européen (+ 60 %). Les régions d’Europe qui ont connu les plus fortes hausses relatives de populations immigrées depuis l’an 2000 sont l’Europe du Sud (+ 181 %), les pays nordiques (+ 121 %), le Royaume-Uni et l’Irlande (+ 100 %), l’Allemagne et l’Autriche (+ 75 %), suivies du reste de l’Europe de l’Ouest (hors la France) : + 58 %. En revanche, la hausse est faible en Europe centrale ex-communiste (+ 12 %). Dans ce tableau européen, la France occupe une position très inférieure à la moyenne : + 36 % d’immigrés en l’espace de vingt ans (avec ou sans l’outre-mer). Les immigrés représentent aujourd’hui chez nous 10,3 % de la population, selon l’Insee. La hausse a démarré en 2000, après la longue stagnation des années 1974-1999. On constate donc bien en France une évolution de l’immigration. Celle-ci est inscrite dans une dynamique mondiale qu’aucun président de la République n’a pu ni contrecarrer ni inverser.

    Ensuite, en 2021, les préfectures ont délivré 272 000 premiers titres de séjour à des étrangers hors Union européenne. Si l’on enlève la migration saisonnière, cela fait 265 000, soit 0,4 % de population supplémentaire, dont il faut défalquer les départs et les décès. Nous sommes là encore sous la moyenne européenne et sous la moyenne de l’OCDE. Même chose pour les demandes d’asile : de 2014 à 2020, l’Union européenne élargie en a enregistré 5,6 millions. C’est impressionnant à première vue, mais pour un ensemble de 524 millions d’habitants, cela augmente la population de 1,1 % en sept ans, si l’on fait l’hypothèse que tous les déboutés restent. En France, la proportion est de 1 %. Rien à voir donc avec une « invasion » ou un « tsunami ».

    Par conséquent, en faisant de l’immigration un sujet obsessionnel du débat politique, on la grossit pour mieux la dénier, à force de métaphores notamment aquatiques. La population immigrée a progressé en France depuis l’an 2000, mais moins que dans le reste de l’Europe. La France n’est donc pas si « attractive » qu’on le croit ou dit. La France est loin d’avoir pris sa part dans l’accueil des réfugiés eu égard à son population ou PIB. Nous ne sommes pas les « champions de l’asile ». Et la hausse migratoire vient d’abord de la migration estudiantine et économique, alors que la migration familiale a reculé.
    Dès lors, pourquoi ce discours anxiogène sur l’immigration en la grossissant ? A quoi sert d’entretenir l’illusion chimérique d’une toute puissance du pouvoir politique en matière d’immigration, une réalité qui dépasse les frontières nationales et européennes ? Pourquoi faire croire qu’on peut inverser localement la donne avec plus de volonté politique, plus de moyens humains, davantage de lois sur l’immigration, plus de répression ou plu d’exécution des OQTF ? Pourquoi ne pas admettre que le frontière peut être poreuse entre séjours réguliers et séjours irréguliers ? et que vaut dès lors le discours voulant remplacer une immigration « subie » par une immigration « choisie » ?

    La réalité ne commande-t-elle pas plutôt de fixer des objectifs réalistes et atteignables en ne surestimant pas le pouvoir politique sur l’immigration ? N’est-il pas salutaire de déconstruire les discours politiques en se demandant s’ils reposent sur des faits ou s’ils sont des jugements déconnectés de la réalité ?

    A cet égard, François Héran observe dans l’enquête « Fractures françaises » de septembre 2020, menée après l’expérience du premier confinement, que la part des Français considérant que « les immigrés en général ne font pas d’efforts pour s’intégrer » a reculé pour la première fois depuis 2013, passant de 60 % à 50 %. Une partie du public s’est en effet rendu compte que les immigrés occupaient plus qu’à leur tour des emplois « essentiels » pour la continuité de la vie économique et sociale. Cela reste élevé, bien sûr, mais les résultats varient de 40 % pour les électeurs de gauche à 95 % pour les électeurs d’extrême droite. Les jugements sur la place des immigrés dans la société sont d’abord des jugements politiques. Cette étude est à mettre en relation avec les conclusions du rapport annuel sur la lutte contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme de la Commission nationale consultative sur les droits de l’homme (CNCH) qui indiquent sur la base de l’évolution globale de l’indice longitudinal de tolérance (ILT) que les Français sont globalement de plus en plus tolérants. Le rapport de 2019 (confirmé dans les éditions suivantes) mettait en effet en évidence le fait que plus de trois quarts des Français adhèrent à la lutte contre le racisme. L’indice longitudinal de tolérance (ILT), en hausse constante depuis 2013, se stabilise en 2019 après avoir atteint son plus haut point en 2018. Le renouvellement générationnel et une population de plus en plus diplômée sont des facteurs explicatifs de cette évolution de la société où les normes antiracistes, antisémites, anti-xénophobes prévalent de plus en plus, et plus à gauche qu’à droite. Les questions d’ordre économique et social sont les premières préoccupations des Français, loin devant les questions d’immigration, de racisme et d’intégrisme religieux, qui sont au plus bas.

    Alors que commence l’examen de la loi Darmanin (la 23ème loi sur l’immigration et l’asile depuis 1990) et que sur les 22 précédentes lois votées, une seule était à l’initiative des députés, François Héran rétablit de façon salutaire les faits en montrant ce qui relève du fantasme et de l’obsession dans le discours politique. Il interroge la prétention de ce dernier à parler au nom de l’opinion publique lorsqu’il agite de façon anxiogène l’épouvantail de l’immigration, quand les préoccupations majeures des Françaises et des Français sont d’abord économiques et sociales.

    A l’oreilleAblaye Cissoko – DjaliyaUstad Ghulam hussain & Rubab – Ustad Fridoon Miazad Mercedes Sosa – Alfonsina y el marPour aller plus loinFrançois Héran, Immigration : le grand déni, Le Seuil, 2023François Héran, Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir, La Découverte, 2017François Héran, Parlons immigration en trente questions, La Documentation française, 3e édition refondue, 2021 (1re éd. 2012, 2e éd. 2016)François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021François Héran, Le Temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française, La République des idées / Seuil, 2007

    ET :

    Radio Cause commune, Le monde en questions, n°70
  • En plateau

    Anne Andlauer, correspondante permanente pour de nombreux médias (Radio France, RFI, RTS, RTBF, Le Figaro, Le Temps, Le Soir), en Turquie où elle vit depuis douze ans et réalise des reportages depuis quinze ans, a publié La Turquie d’Erdoğan aux éditions du Rocher (2022).

    Contexte

    L’élection présidentielle et les élections législatives se déroulaient en même temps le dimanche 14 mai 2023 en Turquie. Anne Andlaurer, correspondante permanente à Istanbul pour de nombreux médias européens, et qui a couvert plusieurs campagnes électorales dans ce pays, est frappée cette fois par la hauteur des enjeux dont a parfaitement conscience l’immense majorité des 64 millions d’électeurs et d’électrices (dont plus de 5 millions de primo-votants) appelés à élire au suffrage universel leur président et leurs députés dans un pays de 85 millions d’habitants. Quel que soit le candidat à la présidentielle élu, dès le premier tour au soir du 14 mai, ou au second tour le 28 mai prochain, il y a une conscience très forte qu’il s’agit d’un tournant et que c’est l’avenir du pays qui est en train de se jouer avec ce scrutin présidentiel.

    Quels sont les candidats en présence ?

    Parmi les quatre, puis désormais trois candidats en lice, après le retrait à 3 jours du scrutin de Muharrem Ince, deux dominent les sondages. D’un côté, le président sortant, Recep Tayyip Erdoğan, qui aligne les mandats depuis 2003, d’abord en tant que Premier ministre, puis comme président depuis 2014 et l’instauration du suffrage universel direct pour l’élection présidentielle. Ce conservateur religieux et nationaliste, à la tête du Parti de la justice et du développement (AKP), a opéré un virage autoritaire au fil des années. Il a réduit les droits des femmes, la liberté de la presse, répondu par la violence aux mouvements contestataires (Gezi) et, après avoir initié des négociations secrètes avec le PKK, en vue de trouver un règlement à la question des Kurdes en Turquie, il mène une répression dans les régions kurdes du pays, interdit ou menace d’interdire des formations politiques, emprisonne les dirigeants et les députés kurdes. Pour cette élection, Erdoğan fait alliance avec le MHP, un parti nationaliste d’extrême droite sans lequel il n’avait pas de majorité absolue à l’Assemblée depuis 2015, et forment ensemble l’Alliance populaire.
    Son principal opposant est le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, président du Parti républicain du peuple (CHP). Il est à la tête d’une coalition inédite de six partis, nommée la “Table des six” (ou Alliance de la nation), qui réunit, en un surprenant attelage, à la fois des conservateurs et des libéraux, des islamistes et des laïcs, des nationalistes et des pro-Européens. Kemal Kiliçdaroglu, qui a entrepris depuis treize ans la modernisation du parti fondé par Kemal Atatürk, et se définit comme “la force tranquille”, en clin d’œil au slogan de l’ancien président français François Mitterrand, promet un virage démocratique en cas de victoire. Alévi, une minorité religieuse victime de discriminations en Turquie, il promet de mettre fin aux “disputes confessionnelles qui ont fait souffrir” le pays, à majorité sunnite. Durant ses meetings de campagne, il n’était jamais seul mais accompagné de membres de sa coalition. Il a promis de ne pas diriger seul s’il est élu président, de nommer plusieurs vice-présidents à ses côtés, dont le maire d’Istanbul, Ikrem Imamoglu, prône la réconciliation pour mettre fin à la polarisation extrême du pays et s’est engagé à libérer Salahettin Demirtaş, président du HDP emprisonné depuis 2016, conformément à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Sa promesse d’apaiser un pays fortement clivé transforme-t-elle pour autant le scrutin en un référendum pour ou contre Erdoğan ?

    Le dernier candidat en lice est l’ancien député d’extrême droite (MHP) Sinan Ogan, qui dirige une coalition de cinq groupes ultranationalistes, dénommée Alliance des ancêtres.

    En effet, jusqu’à jeudi 11 mai, Muharrem Ince, instituteur de 59 ans, était dans la course à la présidence. Mais à trois jours du scrutin, il a annoncé le retrait de sa candidature. Une décision justifiée par la peur de voir l’opposition “rejeter toute la faute sur lui” si elle venait à perdre. Autrefois candidat du CHP, il portait cette fois-ci les couleurs de son propre mouvement, le Parti de la nation (Memleket).

    Malgré une campagne inéquitable où le président en fonction et bon nombre de ses ministres, candidats aux élections législatives à un seul tour, ont utilisé tous les moyens et facilités à leur disposition pour mener campagne, les instituts de sondage sérieux prévoyaient un scrutin très serré et une légère avance au candidat de l’opposition. Pour la première fois depuis 20 ans qu’il est au pouvoir, la victoire d’Erdoğan n’est donc pas assurée. Pour la première fois depuis 2014 un second tour pourrait avoir lieu. La situation économique du pays qui s’est fortement dégradée avec une inflation record pesant sur son électorat populaire peut jouer en sa défaveur. Les violents séismes du 6 février dernier en Turquie et en Syrie, avec ce qu’ils ont révélé depuis les lenteurs des secours dans les provinces touchées et la corruption endémique ayant pour conséquence le non-respect des normes antisismiques dans des régions à risque, ont fait douté une partie de son électorat des performances de son leader. Pourtant, l’actuel président a perdu beaucoup moins de sa popularité et assise électorale que prévu par certains analystes.

    Le parti HDP (qui avait fait un score de 10% aux dernières législatives), en crise depuis l’emprisonnement de son président, n’a pas présenté de candidat et soutient le candidat Kemal Kiliçdaroglu.

    Quel rôle joue la politique étrangère dans ce scrutin ? L’actuel président est crédité d’avoir durant ces 20 années de pouvoir affirmé la puissance géopolitique de la Turquie, membre de l’OTAN, mais jouant sa partition, en bloquant l’adhésion de la Suède à l’OTAN ou achetant des missiles à la Russie, en discutant avec Poutine et vendant ses drones Bayraktar à l’Ukraine, en condamnant l’agression russe, mais n’appliquant pas les sanctions internationales contre la Russie, en intervenant en Syrie. L’actuel président sera-t-il considéré par les électeurs comme celui qui fait respecter la Turquie sur la scène internationale, ou bien son challenger, Kemal Kiliçdaroglu sera-t-il plus convaincant en promettant un jeu moins disruptif dans les relations internationales, plus prévisible, tout en annonçant qu’il renverrait chez eux les réfugiés syriens de moins en moins tolérés en Turquie ?

    Enfin, quel que soit le résultat, sera-t-il accepté par les candidats et leur électorat respectifs ou bien fera-t-il l’objet d’une contestation ? Erdoğan reconnaîtra-t-il sa défaite ? L’opposition reconnaitra-t-elle sa défaite, elle qui a été échaudée lors de l’annulation de l’élection du maire d’Istanbul Ikrem Imamoglu qui parvint néanmoins à l’emporter dans un nouveau scrutin mettant fin au long règne de l’AKP sur la ville ? Quel sera le nouveau visage de l’Assemblée au lendemain des législative dans un pays dont la Constitution a été modifiée en 2017 par Erdoğan en faveur d’un régime présidentiel ?

    Pour la première fois, depuis 2014, il y aura un second tour à l’élection présidentielle, qui opposera le 28 mai Erdoğan et Kiliçdaroglu. L’AKP et le MHP ont d’ores et déjà la majorité parlementaire et Erdoğan une avance confortable. Si le premier tour s’est déroulé sans incident notable et avec une très forte participation, dans quelles conditions se déroulera la campagne pour le second tour ? Sur qui se reporteront les 5,3 % des voix accordés à Sinan Ogan ? Évitera-t-on la polarisation sur la question des 3,6 millions de réfugiés syriens et surtout sur la question kurde (et notamment l’exclusion du HDP du système politique turc) ? L’alliance des six qui avait reçu au premier tour le soutien du HDP, et qui ne peut pas s’en priver au second tour ni se priver d’un report de voix des électeurs de Sinan Ogan, déçue par son score, peut-elle imploser du fait de cette polarisation du débat ? Les deux candidats qui s’affronteront lors du second tour, Recep Tayyip Erdoğan et Kemal Kiliçdaroglu, seront-ils en mesure d’imposer d’autres thèmes de campagne que ceux de Sinan Ogan ? Que signifie la montée de l’extrême droite nationaliste qui traverse tous les courants politiques présente dans les alliances de tous les candidats?

    À l’oreilleCan Gox – Haydar HaydarManuş Baba – Bu Havada GidilmezMaNga – Dunyanin Sonuna DogmusumPour aller plus loinAnne Andlauer, La Turquie d’Erdoğan, éditions du Rocher, 2022Radio Cause commune – Le monde en questions n°112
  • En plateau

    Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po (Paris), après avoir enseigné dans les universités américaines de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Depuis 2015, il tient une chronique hebdomadaire, dans le journal Le Monde, en lien avec la région dont il est un des grands spécialistes contemporains. L’auteur du Milieu des mondes, une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours (Le Seuil, 2021) publie aujourd’hui Stupéfiant Moyen-Orient. Une histoire de drogue, pouvoir et société aux éditions du Seuil.

    Contexte

    La révélation de scandales liés aux stupéfiants alimente régulièrement l’actualité moyen-orientale. Ainsi, apprenait-on le 8 mai dernier que le plus grand narcotrafiquant du Moyen-Orient, Maraiî al-Ramthan, 47 ans, surnommé l’Escobar syrien, ou encore le parrain du captagon, avait été tué par un raid jordanien en Syrie. Il inondait la Jordanie et les pays du Golfe de cette drogue chimique qu’est le captagon, une amphétamine dérivée d’un médicament censé traiter la narcolepsie et les troubles de l’attention, et fabriquée dans des usines clandestines situées dans la région désertique de Soueida, au sud de la Syrie. Mais comment mettre en perspective l’actualité brûlante ?

    Dans Stupéfiant Moyen-Orient, Jean-Pierre Filiu a pour ambition de remonter la trame historique du Moyen-Orient sous l’angle de la production et de la consommation des stupéfiants. L’historien nous fait voyager à travers les siècles, de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, en passant par les Abbassides et les Mamelouks, l’Empire ottoman, l’expédition d’Égypte, l’Afghanistan des Talibans, la Syrie de Bachar Al-Assad.

    Quelle place occupent les drogues dans l’histoire du Moyen-Orient, de l’Egypte à l’Afghanistan ? Ont-elles joué ou non un rôle majeur dans la région ? S’agissant de l’Antiquité, nous avons peu d’informations sur la production, consommation et circulation des psychotropes, ce qui laisse penser qu’il n’y pas alors d’usage large des stupéfiants et que leur utilisation est réservée à des fins liturgiques ou pharmacologiques à la période pré-islamique. Seconde constatation : alors que l’usage de l’alcool est progressivement proscrit en terre d’Islam en raison de l’ivresse qu’il provoque et qui trouble l’esprit des fidèles, le silence du Coran sur les stupéfiants est à noter. Et jusqu’à ce jour, il n’y a pas de position ferme en Islam en la matière. Dès le XIIIème siècle, on observe des thèses contrastées sur la licéité ou la prohibition ainsi que des tensions sur le sujet : faut-il ou non légaliser l’usage des stupéfiants, la légalisation étant une source de revenus pour le pouvoir en place ? Les partisans de la prohibition soutiennent que la drogue, au même titre que l’alcool, provoque une forme d’ivresse ou dérèglement des sens chez les croyants, elle est donc impure, illicite. Mais, le théologien égyptien Alameddine Ibn Shukr, mort en 1289, écrivait quant à lui en se fondant sur le silence du Coran : « Il est interdit d’interdire ce qui ne l’est ». A ces tensions, s’ajoute aussi une dimension sociale, mise en évidence par la tradition soufie, qui oppose la consommation d’alcool, chez les élites Mameloukes, à celle de la drogue (dite l’herbe des pauvres), l’alcool par sa cherté restant inaccessible à une population arabe privée de pouvoir. L’Empire ottoman, puissance sunnite montante au XVIème siècle, verra se répandre la consommation de stupéfiants dans les espaces publics avec le développement des cafés où l’on fume le narguilé. La drogue n’est plus alors mastiquée, mais fumée depuis l’apparition du tabac. Dans l’Empire chiite des Safavides, l’usage de la drogue se répand également. En revanche, la consommation de stupéfiants n’atteindra jamais dans l’Empire ottoman et la Turquie moderne les proportions qu’elle a atteintes en Perse puis en Iran depuis un demi-millénaire.

    A l’époque contemporaine, deux théocraties (la République islamique d’Iran et l’Arabie Saoudite) sont confrontées à des phénomènes d’addiction et de consommation endémique de stupéfiants, un fléau que les deux régimes ont pour ainsi dire renoncé à véritablement combattre en termes de santé publique. La répression (exécutions par voie de pendaison) est cependant forte et il n’est pas rare d’accuser de consommation ou de trafic de stupéfiants des opposants politiques. Le phénomène d’addiction est plus récent en Arabie saoudite qu’en Iran.

    Aujourd’hui, deux pays au Moyen-Orient sont des narco États : l’Afghanistan et la Syrie de Bachar Al Assad (un narco-régime) qui a trouvé comment contourner les restrictions et sanctions internationales auquel il est soumis depuis la répression des manifestations pacifiques de 2011 et la guerre civile qui s’ensuivit. Avant de devenir le principal producteur mondial de captagon, le régime Assad a longtemps joué un rôle névralgique dans les réseaux mondiaux d’héroïne, à partir des raffineries installées sous son contrôle au Liban.

    Si donc le prisme religieux est peu pertinent, l’étude de Jean-Pierre Filiu montre qu’il existe des affinités entre un territoire et le stupéfiant de prédilection de son peuple : l’Egypte et le cannabis, la Perse et l’opium, l’Iran et la drogue de synthèse qu’est la méthamphétamine (en écho à l’haoma des prêtres zoroastriens), le Yémen où l’usage répandu du qat depuis un siècle est peut-être désormais la seule chose qui fasse consensus national au nord comme au sud du pays. Ensuite, note Jean-Pierre Filiu, la centralité géopolitique du Moyen-Orient (le « milieu des mondes), ne peut qu’affecter les circuits de production et de commercialisation des stupéfiants. Du Croissant fertile au Croissant d’or, les crises du Moyen-Orient reconfigurent les routes de la drogue qui sont aussi les routes de l’immigration illégale, et celles qu’empruntent toutes sortes de trafics. Enfin, partout au Moyen-Orient se vérifie l’adage selon lequel « plus la répression est dure et plus les drogues le sont ».

    À l’oreilleGiorgio Moroder – Istanbul Blues (Midnight Express)Peyman Yazdanian – La loi de Téhéran (Just 6,5)Imago – La Mosquée (1975)Pour aller plus loinJean-Pierre Filiu, Stupéfiant Moyen-Orient. Une histoire de drogue, de pouvoir et de société, Le Seuil, 2023Jean-Pierre Filiu, Le milieu des mondes, une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours, le Seuil, 2021
  • En plateau

    Régis Genté, journaliste, correspondant dans l’ancien espace soviétique pour RFI, France 24 et Le Figaro, est installé depuis plus de vingt ans à Tbilissi, capitale de la Géorgie. Un an après (ou presque) l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine, le 24 février 2022, il questionne le rôle de la milice Wagner dans les combats se déroulant dans le Donbass ainsi que les ambitions prêtées à son fondateur Evgueni Prigojine.

    Contexte

    La prise de Soledar, le 11 janvier 2023, est la première victoire russe depuis la contre-offensive ukrainienne de l’été dans la région du Donbass. Si l’importance stratégique de la ville conquise est toute relative, la question de savoir à qui revient le mérite de cette victoire l’est moins. A en croire du moins la mini guerre de l’information qu’elle a entraînée, le groupe Wagner et le ministère de la Défense russe s’en attribuant chacun la paternité exclusive ou partielle. Outre la photo d’Evgueni Prigogine posant au fond de la mine de sel ayant donné son nom à la ville, et le drapeau à tête de mort de la milice Wagner dont il est le fondateur, flottant sur Soledar, en lieu et place du drapeau tricolore russe, on retiendra de la séquence historique la nomination le lendemain, le 12 janvier 2023, par Vladimir Poutine du général Valeri Guerassimov, déjà chef d’état-major des armées, au poste de commandant militaire en Ukraine.

    De toute évidence, constate Régis Genté, Evgueni Prigogine n’engrange apparemment pas les bénéfices escomptés de sa victoire à Soledar, avec la promotion de son rival Valeri Guerassimov dont le pouvoir sort renforcé par le cumul de ses deux fonctions. Vladimir Poutine a-t-il voulu réaffirmer la primauté de l’armée, instrument de la puissance de l’Etat russe, face à l’inconstitutionnalité du groupe paramilitaire Wagner dont l’existence n’a jamais été légalisée ? Le dirigeant russe joue-t-il son atout maître en renforçant les pouvoirs et l’autorité de Valeri Guerassimov, face à Evgueni Prigogine d’une part et Ramzan Kadyrov (le président tchétchène dont les milices « kadyrovtsy » combattent aussi en Ukraine et qui multiplie les appels à la guerre totale) d’autre part ? Les ambitions de ces deux chefs de guerre pratiquant la surenchère sont-elles perçues comme une menace échappant à tout contrôle ? Que dit cette séquence historique de ce qui se passe dans les arcanes du pouvoir à Moscou ? Que dit-elle du fonctionnement du système de Poutine ?

    Retour sur le parcours d’Evgueni Prigogine. Né en 1961, à Saint-Pétersbourg (alors Leningrad), il est un ancien « zek », prisonnier russe : il fut condamné en 1979 à douze ans de prison pour « brigandage, escroquerie et incitation de mineurs à la prostitution ». Il est libéré en 1990, à la chute de l’Union soviétique, et fait fortune dans la restauration. Il est réputé proche de Poutine, une des rares personnalités à approcher le chef du Kremlin. Leur amitié ou proximité remonterait à l’époque où le fondateur du groupe paramilitaire Wagner, avait ouvert un restaurant de luxe à Saint-Pétersbourg où Poutine avait ses habitudes et continuait d’emmener ses hôtes officiels quand il devint président de la Fédération de Russie. D’où son surnom de « cuisinier de Poutine ». Aujourd’hui, il ferait peur à une partie des élites et des cercles dirigeants russes dont il fait partie. Pourquoi ?

    Est-ce en raison de sa férocité ? Evgueni Progogine a en effet recruté pour ses milices, dans les prisons russes, 40 000 hommes envoyés contractuellement combattre pour six mois en Ukraine en échange de leur libération, au terme du contrat. Plusieurs centaines de ces nouvelles recrues ont été sacrifiées sur les lignes ukrainiennes, lors de la prise de Soledar. Celui qui tentait d’échapper à la mort, s’enfuyait, refusait de monter à l’assaut, était abattu par les cadres de Wagner placés en seconde ligne.

    Est-ce le chef de guerre qui fait peur ou bien les ambitions politiques qu’on lui prête à tort ou à raison ? Faut-il prendre à la lettre les déclarations d’Evgueni Prigogine ? L’homme n’a pas que des amis à Moscou. Quelle est la part de bluff et vantardise dans son comportement ? Afin de continuer à bénéficier de l’oreille de Poutine, mais aussi de l’accès aux ressources financières qu’il permet, faut-il coûte que coûte faire parler de soi ? Evgueni Prigogine est-il ou non en perte de vitesse ? Poutine peut-il se séparer maintenant de celui qui, depuis 2010, est volontiers l’homme des basses œuvres de son régime ? A la tête d’une armée privée portant le nom du musicien préféré de Hitler, patron d’un groupe médiatique Patriot et de ses fermes à trolls, Progogine a envoyé ses milices combattre en Ukraine dès 2014, puis en Syrie ; il aurait fait irruption dans la présidentielle américaine de 2016 pour empêcher la victoire d’Hilary Clinton ; il soutient les forces hostiles à la France en Afrique, il assure la sécurité de dirigeants africains en échange d’accords économiques et d’accès aux ressources minières. Une contribution notable qui interroge. Poutine peut-il vraiment lâcher Progogine ? Veut-il seulement apaiser les tensions avec l’armée russe en recadrant Prigogine et procéder à un nouvel rééquilibrage des forces militaires en Ukraine ?

    À l’oreilleMikhail Gulko – Le port de VaninskiyAlexander Galitch – Silence is GoldenLuna – Кто если не мыPour aller plus loinRégis Genté, « La guerre totale est déclarée » in Paris-Match, édition du 19 au 25 janvier 2023Régis Genté, « Cercles dirigeants russes : infaillible loyauté au système Poutine ?», Russie. NEI. Reports, n°38, IFRI, juillet 2022Régis Genté et Stéphane Siohan, Volodymyr Zelinsky. Dans la tête d’un héros, éditions Robert Laffont, 2022.Régis Genté, Poutine et le Caucase, Buchet-Chastel, 2014

    ET

    Radio Cause commune, Le monde en questions, n°122, n°124 et n°138
  • En plateau

    Aude de Tocqueville, écrivaine et commissaire d’exposition, publie avec Jean-Michel Djian, journaliste et écrivain, et Margot Lançon, photographe et cinéaste, Éloge des loges. Histoires vraies de gardiennes et gardiens d’immeubles parisiens aux éditions Autrement.

    Contexte

    Aude de Tocqueville est allée à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui exercent la profession de gardiens et gardiennes d’immeubles parisiens, propriété d’un bailleur social qui loue un logement social à des ménages contre un loyer modéré, sous condition de ressources. Contrairement à ce qui se passe dans le parc privé, où digicodes et pass ont supprimé des emplois et transformé les loges occupées auparavant par les « concierges », les bailleurs sociaux ont compris le rôle pivot qu’occupent les gardiens et les gardiennes d’immeubles. Ils sont leurs seuls contacts ou représentant sur place face à la multiplicité des locataires.

    Si leur métier a considérablement évolué (suppression du cordon, de la délation instaurée par le régime de Vichy), si leurs conditions de travail se sont améliorées (boîte à lettres, allongement du temps de pause durant la journée, pas de travail le samedi, formation continue, revalorisation de la rémunération), il reste un métier difficile qui ne requiert aucun diplôme, même s’il existe un CAP dans ce domaine d’activités. C’est aussi un métier de cooptation. L’essentiel de la journée consiste désormais à recevoir les divers prestataires envoyés par les bailleurs à de fins de maintenance, réparation ou prévenance, etc., ainsi qu’à dresser des états de lieux à l’arrivée ou au départ des locataires. Le métier exige beaucoup de soi. Il faut plutôt avoir un excellent relationnel, savoir écouter, savoir encaisser, ne pas s’épancher (car on le paie toujours). Devoir de discrétion ou réserve, la loge sert de confessionnal et le ou la gardienne fait souvent office d’assistant.e social.e, de conseiller·ère, de soutien, de psychologue : refuge pour les victimes de violences conjugales, dernier lien humain avec les personnes âgées isolées. Ils ou elles voient tout, entendent tout, sont témoins, ont affaire bien plus souvent qu’on le croit à la mort, à la violence, à la drogue, aux descentes de police, etc.

    Les vingt témoignages recueillis par Aude de Tocqueville constituent des récits de vie passionnants battant en brèche bien des idées reçues et projettent un regard neuf sur cette profession méconnue. Véritable plongée dans un monde invisible, ils donnent à voir des personnalités engagées au quotidien dans leur travail social avant tout, même s’il comporte aussi une dimension administrative. Elles œuvrent en toute discrétion dans toute la mesure du possible au bien commun, tissant des liens entre les gens, créant du collectif au rebours de l’atomisation de la société et des individus, transformant halls d’immeubles en lieux de convivialité, et cours intérieures où les enfants jouent de moins en moins souvent ensemble en jardins inspirant la sérénité. Mais surtout, ces portraits révèlent combien pour connaître un métier, il faut aller à la rencontre de ceux et celles qui l’exercent, car ils en parlent mieux que personne. En cela recueillir leur parole permet de prendre conscience de leur travail et dévouement en faveur d’un vivre ensemble digne de ce nom, un engagement trop souvent invisibilisé qui mérite pourtant toute notre attention et milite pour une meilleure reconnaissance de leur immense contribution aux processus de socialisation.

    À l’oreilleBrigitte Fontaine – Je suis décadente (la concierge gamberge) 1964Francis Blanche – Pas d’orchidée pour ma conciergeMarc Lavoine – ParisPour aller plus loinAude de Tocqueville, Jean-Michel Djian, Margot Lançon, Eloge des loges. Histoires vraies de gardiennes et gardiens d’immeubles parisiens, AutrementAude de Tocqueville, Atlas des terres sauvages, éditions Arthaud
  • En plateau

    Michel Guérin, inspecteur général honoraire de la Police nationale et ancien de la DST, effectue ses débuts dans le contre-espionnage en 1978. Il a notamment occupé le poste directeur de cabinet, sous-directeur de la technique et des moyens opérationnels, puis du contre-terrorisme. Après 2008, il devient directeur central adjoint de la DCRI qui succède à la DST, puis chef de l’inspection générale de la DGSI, à sa création en 2014. Il publie avec Jean-François Clair et Raymond Nart, La DST sur le front de la guerre froide, aux éditions Mareuil.

    Contexte

    La DST (Direction de la Surveillance du Territoire) est née en 1944, sur les ruines d’une Europe ravagée par le Second conflit mondial du XXème siècle, et alors que va débuter la Guerre froide qui divisera les Alliés vainqueurs et se caractérisera par la confrontation idéologique et stratégique entre deux blocs : le bloc occidental constitué autour de l’OTAN, et le bloc soviétique constitué autour du Pacte de Varsovie. La Guerre froide se prolongera jusqu’à la Chute du Mur de Berlin et se traduira par une bipolarisation des relations internationales, malgré quelques velléités d’indépendance ou d’autonomie au sein de chacun des deux camps (la France et ses relations compliquées avec l’OTAN et les États-Unis ; l’émergence des Non-Alignés, la posture de la Yougoslavie ou celle de la Roumanie, la Révolution chinoise, etc.).

    Pour le service du contre-espionnage, la Guerre froide signifie une guerre de l’ombre, où tous les coups sont permis, Une guerre où s’affrontent deux blocs, le bloc de l’Est et celui de l’Ouest : l’URSS et ses satellites, les Démocraties populaires, d’un côté, les États-Unis et ses alliés de l’autre. La guerre froide, c’est celle du renseignement, de la désinformation, celle des espions, des officiers de renseignement, des soldats de l’ombre qui meurent parfois dans l’exercice de leurs fonctions et dans l’anonymat. Souvent critiquée, la DST a des relations d’autant plus compliquées avec le pouvoir politique, les médias, les institutions que la plupart de ses actions, quelles qu’elles soient, sont secrètes ou inconnues du grand public et qu’elle ne peut que très rarement s’affranchir de sa réserve et s’exprimer dans le débat public.

    Michel Guérin, qui a exercé de hautes responsabilités au sein de la DST, précise quel est le rôle de de la DST dans cette guerre de l’ombre où elle est en première ligne face au KGB, au GRU ou aux services des pays de l’Est, jusqu’en 1989. Il revient sur les circonstances dans lesquelles est né le service de contre-espionnage. La DST part de zéro, non pas qu’il n’y ait jamais eu d’équivalent de ce service auparavant en France, mais parce que les archives de l’ancien Contrôle général de la Surveillance du Territoire (CGST) et de la Sureté générale, mais également en partie celles des Renseignements généraux et du service rattaché à la préfecture de Police de Paris, ont été détruites à l’arrivée des Allemands en 1940, ou bien disparues dans le naufrage des péniches qui les transportaient en direction de la zone libre, ou bien transférées à Berlin par l’occupant nazi et confisquées par les Soviétiques lorsqu’ils arrivent à Berlin, à la fin de la guerre, pour finalement être rendues (en totalité, en partie ?) rendues à l’État français, sous le premier mandat présidentiel de François Mitterrand.

    Michel Guérin constate qu’il faudra 20 ans à la DST pour se relever de cette perte des archives. Ce qui ne l’empêchera de remporter quelques beaux succès qui permettront notamment l’expulsion d’une centaine d’officiers soviétiques, sans compter leurs collègues des pays « frères ». Pourtant, les premiers dossiers ou affaires de la DST ne relèvent pas du contre-espionnage classique. En effet, le premier grand chantier de la DST concerne les affaires dites « LIKI » (abréviation de liquidation) ou urgences politiques et judiciaires : séquelles de la guerre, collaboration, démantèlement et mise à nu des réseaux allemands, déferrement des traîtres devant les tribunaux. Puis vint la Guerre d’Algérie qui occupa un bon moment la DST, avec des missions d’ordre sécuritaire dans le cadre de la lutte contre les réseaux du FLN en France et les attentats contre la puissance coloniale.

    La période d’apprentissage qu’entame la DST à sa création est d’autant plus délicate qu’elle ne bénéficie d’aucune coopération avec les Américains, au début du moins. Allié ne signifie pas ami. La présence de ministres communistes au gouvernement contribue à l’écart des services français par les Américains, les Canadiens et les Anglais. Pour mémoire, le Parti communiste français (PCF) est non seulement le Parti des 75 000 fusillés, mais alors un parti durablement installé alors dans le paysage politique français et notamment le premier parti de France aux élections législatives de 1948.

    Quels sont les moyens d’action et les missions de la DST ? Quelle est la nature de ses relations avec d’autres structures : le Quai d’Orsay ? la presse ? Les hommes politiques ? Pourquoi les hommes et les femmes de la DST sont-ils perçus comme des empêcheurs de tourner en rond ? Jusqu’à quel point ? Le sont-ils ? Quels sont les grands succès du contre-espionnage français ? Quelles affaires en particulier en sont emblématiques ? A quoi correspond l’âge d’or du renseignement ? L’importance du renseignement humain a-t-elle été négligée en France, comme dans d’autres pays ? Pourquoi ce livre maintenant ?

    À l’oreille
    Georges Brassens – Le MoyenâgeuxTony Renis – Quando Quando QuandoRay Charles – Twist itPour aller plus loin

    Michel Guérin, Jean-François Clair, Raymond Nart, La DST sur le front de la guerre froide, éditions Mareuil, 2022

  • En plateau

    Olivier Grojean, maître de conférences en science politique à l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne. Il est spécialiste de la question kurde, et en particulier du PKK.

    Contexte

    Il y a dix ans, le 9 janvier 2013, trois militantes kurdes étaient assassinées dans les locaux du Centre d’information du Kurdistan situé au 147 rue Lafayette dans le 10ème arrondissement de Paris. L’enquête qui avait plutôt mal démarré a finalement permis d’arrêter l’auteur présumé du triple assassinat et de souligner ses liens avec les services secrets turcs, sans toutefois pouvoir remonter jusqu’aux commanditaires de l’acte. Le meurtrier présumé, atteint d’une tumeur au cerveau, est décédé à la veille de l’ouverture du procès en assises. Il est donc mort présumé innocent. Pas de procès, des questions restées sans réponse, une enquête qui a progressé grâce aux révélations spectaculaires de la presse turque, un malaise persistant sur la nature des relations entre services turcs et français et une communauté kurde fragilisée, dont la sécurité pourrait être sacrifiée au nom d’intérêts supérieurs franco-turcs ou européo-turcs. Les familles des trois victimes n’ont jamais été reçues par les autorités françaises. Pourquoi ?

    Le 23 décembre dernier, un homme armé a tué trois personnalités kurdes, dans le même arrondissement de Paris, cette fois dans et à l’extérieur du centre culturel kurde, situé rue d’Enghien. Coïncidence ? Dix ans plus tard ? La colère est montée dans la communauté kurde de France et d’Europe, qui se sent menacée, en sécurité nulle part, de nouveau visée et frappée, et qui a du mal à croire au mobile strictement raciste de l’acte du tireur, sans lien avec leur origine kurde, leur engagement militant dans la communauté kurde ou leur statut de sympathisant de la cause kurde. Et en effet, la presse française ne manque pas d’articles ou de reportages qui, depuis 10 ans, soulignent les opérations d’espionnage de la diaspora kurde et de fichage des opposants à la Turquie en Europe, par les services turcs ou des structures en lien avec l’État turc, l’existence de réseaux implantés, ainsi que l’apparente facilité avec laquelle ils opèrent sur le territoire de pays membres de l’UE.

    Qui sont les Kurdes de France, d’où viennent-ils majoritairement ? Quelle est l’histoire de ce peuple sans État, vivant principalement en Turquie, en Irak, en Iran et en Syrie ? Quelles langues et dialectes parlent-ils ? Comment naît la conscience nationale kurde, dans quel contexte surgit le nationalisme kurde, quels sont les grandes dates, les moments phares et les symboles de cette volonté d’émancipation nationale ?

    Quelles sont les principales forces politiques kurdes qui structurent les Kurdes au Moyen-Orient et en Europe ? En quoi se distinguent-elles ? Quels projets de société revendiquent-elles ? Quelles sont leurs orientations politiques respectives ? Qu’est-ce que le PKK, le Parti des Travailleurs ? Pourquoi est-il classé comme une organisation terroriste par les États-Unis et l’UE ? Et pourquoi a-t-il autant de sympathisants en Europe ? Quelles organisations structurent et organisent la diaspora kurde ?

    Docteur en sociologie politique de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (2008), maître de conférences en science politique à l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, Olivier Grojean est spécialiste des mobilisations et du transnational. En s’intéressant à la question kurde, il s’intéresse notamment à l’engagement en faveur de causes distantes, à la socialisation militante au sein des organisations radicales, à la dynamique des conflits violents et à l’usage de la violence contre autrui et contre soi.

    À l’oreilleAynur Dogan – Keçe KurdanThylacine – AnatoliaMAP (Ministère des Affaires Populaires) – Appelle-moi camaradePour aller plus loinOlivier Grojean, « Théories et construction des rapports de genre dans la guérilla kurde de Turquie » (Critique internationale, n°60, 2013)Olivier Grojean, « Comment gérer une crise politique interne ? Façonnage organisationnel du militantisme, maintien de l’engagement et trajectoires de défection » (Politix, n°102, 2013)Olivier Grojean, avec Gilles Dorronsoro, Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit (Paris, Presses de Science Po, 2015)Olivier Grojean, Amin Allal, Gilles Dorronsoro (dir.), Politiques de la violence. Organiser la lutte de la Colombie au Pakistan, Paris, Karthala, 2021Olivier Grojean, Le PKK et la fabrique d’une utopie, La découverte, 2017.
  • En Plateau

    Simon Parcot, écrivain et philosophe, il publie son premier roman Le bord du monde est vertical aux éditions Le mot et le reste.

    Contexte

    La montagne est son univers et sa source d’inspiration. Il y puise l’énergie qui le met en mouvement, le mue, l’incite à repousser les limites de soi et des autres, l’énergie qui l’aide à faire en soi l’expérience de l’autre, éprouver l’insaisissable altérité, fugitive, perdue et retrouvée dans l’incessant mouvement qui est celui de la vie. Mais aussi de la mort. Simon Parcot publie un premier roman, fruit de quatre années d’écriture, de réécriture, de marche sur les routes de Compostelle ou d’autres chemins qu’offre le vaste monde, de l’Himalaya au Caucase en passant par les Balkans. Des fragments d’écriture pour restituer ou constituer une pensée archipélagique, qui dit l’être et le néant, qui exprime la force des émotions, les tensions, les obstacles et les difficultés, les transformations de soi, l’énergie cinétique contredisant toutes les représentations identitaires figées, essentialisées. L’éternité est ailleurs, si elle est.

    Au commencement donc était la montagne. Sa beauté. Sa cruauté. Fascinante. Terrifiante. Sublime. Dans la vallée sauvage du Vénéon (Oisans) où s’est installé l’auteur. Au cœur de la Vallée des Glaces, une cordée. Sorte de brigade d’intervention, dont le rôle et la fonction au cœur des tempêtes et des vents de l’hiver est de relier entre eux des vivants dispersés, isolés les uns des autres, coupés du monde. La cordée affronte une tempête de neige alors qu’elle est en route pour rejoindre le Reculoir, ultime hameau avant le Bord du monde, cette gigantesque et mystérieuse montagne dont nul n’a pu atteindre le sommet, dont nul ne connait le sommet. A la tête de la cordée, deux chiens pisteurs, suivie d’Ysé la Bergère, la tête chercheuse du groupe ; puis vient Vik le Buffle, le porte-traîneau, ensuite Solal, le plus jeune, sorte de commis et enfin Gaspard, le chef mythique de la cordée, l’étrange personnage qui incarne à la fois la longue tradition des colporteurs, l’alpiniste du groupe et le héros brûlant du désir de tenter la grande Ascension. L’équipée initialement dépêchée pour une mission de routine découvre que son chef a un autre dessein. La cordée est menacée dans son unité, traversée de tensions, confrontée aux contradictions des uns et des autres, au désaccord entre ses membres, à la pluralité des projets parfois divergents, parfois convergents d’individus formant une société.

    Le bord du monde est vertical est un conte philosophique, un roman d’altitude, d’initiation, au souffle poétique. Une réflexion sur le désir, la mort, l’inspiration. Un livre puissant capable de ré enchanter le monde en réaffirmant l’infinie richesse des ressources humaines.

    À l’oreille
    YOM – Prière pt10 (apothéose)THIEFAINE – Syndrome albatros, album eros uber alles (remastered)DAFT PUNK – Veridis QuoPour aller plus loin

    Simon Parcot, Le bord du monde est vertical aux éditions, Le mot et le reste, 2022.

  • En plateau

    Henri de Monvallier, agrégé et docteur en philosophie, fondateur de l’université populaire d’ Issy-les-Moulineaux (UPIM) en 2018, il y anime un séminaire intitulé « Philosopher en dehors des clous ». Membre de la Revue internationale de philosophie, il publie L’avenir d’une désillusion. Faut-il encore enseigner la philosophie au lycée ? aux éditions Le Passeur.

    Contexte

    Après dix ans d’enseignement en lycée et beaucoup de questions sur sa pratique et les conditions dans lesquelles il enseigne, Henri de Monvallier s’interroge sur la nécessité du cours de philosophie. Faut-il encore l’enseigner ? Quels sont ses effets réels sur les élèves ? Sert-elle vraiment à quelque chose ?

    Le désenchantement prend chez Henri de Monvallier la forme d’une désillusion. La philosophie ou son enseignement (au lycée du moins) ne sont pas à la hauteur des attentes suscitées ou ne tiendrait pas ses promesses. D’ailleurs, il semble trouver davantage de satisfaction intellectuelle en s’engageant sur la voie de la sociologie. Sans pour autant s’arrêter de philosopher, et de s’étonner en particulier de l’aura qui entoure encore la discipline. Alors, il dénonce le processus de mystification qu’il voit à l’œuvre et par lequel la philosophie tromperait collectivement sur le plan intellectuel, moral et social. Au lieu d’éclairer comme elle le prétend, elle aveuglerait en charriant un certain nombre de mythes : mythe du professeur de philosophie, mythe du cours de philosophie, mythe de la dissertation de philosophie.

    Du désenchantement à la déconstruction, de la désillusion au ressentiment, de la déception au désamour, que reste-t-il de la philosophie ? Se réduit-elle à ses professeurs, à quelques-uns d’entre eux du moins ? à son enseignement et sa pratique en France ? à sa caricature ?

    A l’oreille

    Glenn Frey – You Belong To The CityThe Ward Brothers – Madness Of It AllThe Nobodies – No GuaranteesPour aller plus loin
    Henri de Monvallier, L’avenir d’une désillusion. Faut-il encore enseigner la philosophie au lycée ? Le Passeur, 2022Henri de Monvallier, Le portefeuille des philosophes, Le passeur, 2021Henri de Monvallier, Les imposteurs de la philo, Le Passeur, 2019
  • En plateau

    Régis Genté, journaliste, correspondant dans l’ancien espace soviétique pour RFI, mais aussi pour France 24 et Le Figaro, est installé depuis plus de vingt ans à Tbilissi, capitale de la Géorgie. Il est l’auteur pour l’IFRI (Institut français des relations internationales) du rapport: “Cercles dirigeants russes. Infaillible loyauté au système Poutine?”

    Contexte

    En dépit des sanctions inédites décrétées contre la Russie à la suite de la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine le 24 février 2022, aucun membre important des cercles dirigeants russes n’a fait défection, constate Régis Genté. Les milieux économiques affichent la même loyauté. Personne n’a même véritablement émis des critiques publiques contre cette décision, même si, en privé et selon des fuites dans la presse russe et diverses autres sources, certains la jugent ou la jugeraient catastrophique.

    Deux remarques s’imposent à ce stade. Sachant que les régimes autoritaires s’effondrent davantage en raison des conflits internes (intra-élitaires) qui les minent qu’en raison des protestations de la société civile et manifestations dans la rue, le silence des cercles dirigeants et milieux économiques signifie qu’il n’y a pas, ou pas encore, de faille (du moins menaçante) au sein de la classe dirigeante russe. Et que les dissensions, si elles existent, ne font pas le poids par rapport aux risques courus par ceux qui oseraient défier Poutine et s’opposer à la prolongation de la guerre en Ukraine. D’où la question : comment en est-on arrivé là ? Comment Poutine est parvenu à mettre au pas les élites, les milieux économiques et les services sécuritaires gravitant autour de lui ?

    Que désigne l’expression « élites » russes ? Quels sont les cercles dirigeants russes, les divers groupes souvent informels qui participent au fonctionnement, à la perpétuation et au développement du pouvoir suprême en Russie et/ou l’influencent. Qui sont les hommes d’affaires, ex-oligarques redevenus simples hommes d’affaires sans pouvoir se soumettant aux règles du jeu du dirigeant russe et au service de ses ambitions ? Qui parmi les cadres de l’armée et les services de sécurité font partie de son proche entourage ?

    D’où vient la résilience du système poutinien ? Quelles sont les raisons d’une telle solidité du système ? Comment fonctionne-t-il ? Quels sont les facteurs de division qui le travaillent néanmoins ?

    A l’oreilleVictor Tsoi – PeremenAlla Pougacheva – Million RosesBasiani Ensemble – SulikoPour aller plus loinRégis Genté, « Cercles dirigeants russes : infaillible loyauté au système Poutine ?», Russie. NEI. Reports, n°38, IFRI, juillet 2022Régis Genté et Stéphane Siohan, Volodymyr Zelinsky. Dans la tête d’un héros, éditions Robert Laffont, 2022.Régis Genté, Poutine et le Caucase, Buchet-Chastel, 2014

    ET

    Radio Cause commune, Le monde en questions, n°122 et n°124
  • En plateau

    Anne de Tinguy, historienne et politologue, professeur émérite des universités à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), chercheuse au CERI (Centre de recherches internationales) de Sciences Po et ancienne auditrice de l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale), publie Le Géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine aux éditions Perrin.

    Contexte

    Spécialiste de la Russie, en particulier de sa politique étrangère, Anne de Tinguy souligne d’emblée que la Russie est difficile à comprendre. En interrogeant le rapport de la Russie avec le monde extérieur, l’observateur est en effet confronté à une situation paradoxale. La Russie est un géant doté de formidables atouts : une profondeur stratégique grâce à l’immensité de son territoire, des richesses en matières premières, un marché du travail dynamique (du moins jusqu’à une période récente), une population bien formée, un formidable héritage culturel.

    Autant d’atouts qui font d’elle un acteur incontournable des relations internationales, d’autant plus qu’elle a une ambition de puissance séculaire, datant de l’époque tsariste, qui a perduré durant l’époque soviétique et à laquelle elle n’a pas renoncé à la fin de la Guerre froide et lors de l’implosion de l’Union soviétique. Qu’il s’agisse des élites ou bien des Russes en général, les uns et les autres considèrent que leur pays est voué à être une grande puissance du fait de son histoire et de sa géographie. Telle est la carte mentale imprimant leur vision pérenne du monde. Cette puissance peut être momentanément affaiblie (comme à la fin de l’Union soviétique), mais est appelée à se redresser. Mais, cette ambition de puissance est devenue chez Vladimir Poutine une obsession, depuis son arrivée au pouvoir, il y a 20 ans déjà.

    Comment en est-on arrivé là où nous en sommes aujourd’hui, avec l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 et la guerre qui fait rage depuis ? Anne de Tinguy s’interroge : Poutine représente-t-il une parenthèse ou bien, au contraire, l’époque de la Perestroïka et de la Glasnostinitiée par Gorbatchev, et poursuivie par Eltsine, est-elle une parenthèse ? Comment la Russie est-elle un géant empêtré ayant du mal à transformer ses atouts et rentabiliser son potentiel à son avantage ? Quel rôle joue dans l’histoire russe sa préoccupation identitaire (une constante) caractérisée notamment par une tension durable entre pro-européens et pro-eurasiatiques, tropisme eurasien ou tropisme occidental et la question de savoir qui sont les alliés « naturels » de la Russie ?

    Anne de Tinguy rappelle que le choix du recours à la force, effectué par Poutine, marque une rupture par rapport à la décision historique de Gorbatchev de ne pas envoyer l’armée réprimer les désirs de liberté et la volonté d’indépendance des peuples d’Europe centrale et orientale, soviétisés ou satellisés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque ces derniers ont voulu faire sécession de l’Union soviétique. C’est aussi une rupture nette avec la décision de mettre fin à la course aux armements et de s’engager dans des processus de désarmement nucléaire et conventionnel, prise par Gorbatchev. Décision non remise en cause par Eltsine, mais par l’actuel dirigeant russe lorsqu’il donne la priorité à l’outil militaire et à la conflictualité, convaincu que la Russie ne sera respectée que si elle est forte militairement. La guerre de 2008 qui opposa la Géorgie et la Russie, où des avions russes furent abattus par erreur par des tirs amis (russes), cette guerre de 5 jours, révélant de nombreux dysfonctionnements et la faiblesse de l’armée russe, conduisit Poutine à lancer une grande réforme des forces armées. Ce privilège accordé à l’outil militaire et à des leviers non militaires (tels que la propagande, la cyber-attaque, etc.) se manifesta sur le terrain en Syrie, en Afrique, en Amérique latine, aux dépens du développement interne, économique du pays et de sa modernisation. L’annexion de la Crimée en 2014 est un prélude au changement de paradigme.

    Comment la Russie sortira-t-elle de ce conflit dont on ignore quand il prendra fin ? Tragédie pour l’Ukraine, pour la Russie, et pour l’Europe qui se retrouve divisée. En voulant récupérer l’Ukraine dans le giron russe, Poutine l’a perdue. La fracture est profonde et durable. Comment Poutine a-t-il pu sous-évaluer à ce point la situation, le rapport de forces, la détermination des Ukrainiens à défendre leur indépendance et intégrité territoriale ? Aujourd’hui, la Russie isolée n’a que la Biélorussie comme allié. L’alliance de revers que pourrait constituer son partenariat avec la Chine tourne progressivement à son désavantage conduisant à sa vassalisation.

    Quant à la question de l’humiliation de la Russie, Anne de Tinguy rappelle que si humiliation il y a eu, on aurait tort d’en imputer la seule responsabilité aux occidentaux. La Russie fut humiliée lorsque ses nations satellisées d’Europe centrale et orientale, ainsi que les 14 Républiques soviétisées de l’Union soviétique la lâchèrent du jour au lendemain en proclamant toutes leur indépendance en 1991, sans jamais depuis remettre en cause depuis 30 ans leur volonté de se séparer de la Russie.

    A l’oreilleStravinsky – L’oiseau de feu, 2ème tableauMoussorsky – Boris Godounov, prologue et début de l’acte unRachmaninoff – Symphonie n°2, premier mouvement : largo-allegro moderatoPour aller plus loin

    Anne de Tinguy, Le Géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine, éditions Perrin

  • En plateau

    Raphaël Jerusalmy, écrivain, ancien élève de l’École normale supérieure (ENS), ancien officier du renseignement militaire israélien devenu négociant en livres anciens à Tel Aviv, s’est imposé sur la scène littéraire en quatre romans, après avoir quitté l’armée pour s’engager dans des actions éducatives et humanitaires. Dans une précédente émission, au printemps 2022, il avait présenté In absentia, son dernier roman paru aux éditions Actes Sud en 2022. Il nous parle cette fois Des Sex Pistols à l’Intifada (éditions Balland, 2020), un livre qui se révèle a posteriori comme la matrice de son œuvre romanesque.

    Contexte

    Des Sex Pistols à l’Intifada ! De l’ENS à Tsahal ! De l’armée à la littérature, tous les chemins ne conduisent pas nécessairement à Rome. S’agissant de Raphaël Jerusalmy, il serait plus exact de dire que tout le ramène aux livres, à la lecture et à l’écriture, aux livres anciens bien sûr et au Livre par excellence. L’histoire, on le sait, avance parfois par des chemins de traverse, le temps pour un individu de se forger un destin.

    Des Sex Pistols à l’Intifada, c’est d’abord le récit autobiographique d’un parcours, celui d’un jeune étudiant parisien de 1968 devenu officier des services secrets israéliens. La chronique d’un révolté qui n’a pas sa langue dans la poche et qui excelle dans l’art de la provocation. Il jubile à bousculer son auditeur ou son lecteur qui, perplexe, se demande comment se fait-il que ce brillant étudiant ne rêve pas de Che Guevara, mais lui préfère le visage d’un jeune soldat israélien vu un jour à la télé, perché sur son tank, en plein désert ? Issu d’une famille juive fuyant la Turquie et la Russie, ce fils de migrants intègre Normal’Sup, pour faire plaisir à ses parents, mais préfère de loin les nuits folles du Palace, l’originalité artistique et la créativité du mouvement punk. Il le dit sans détour, il doit beaucoup aux punks, un mouvement de révolte mal compris, assimilé à tort à la drogue, à la violence et au sexe, alors qu’il était l’expression non violente de la subversion, propre à la jeunesse, capable d’une grande force de conviction. Il doit aussi beaucoup aux rabbins, rencontrés un peu par hasard, dit-il, car dans sa famille on est laïc et non pratiquant. De la sagesse, voilà ce qu’il a gagné auprès des punks et des rabbins, deux autres écoles de vie, à côté du lycée Henri IV et la rue d’Ulm. Quant à la passion pour la bibliophilie, elle démarre très tôt et ne l’a jamais quitté.

    Si Raphaël Jerusalmy raconte volontiers quelques-unes des actions secrètes qu’il a menées aux quatre coins du monde, il précise avoir effectué son parcours militaire, si brillant fut-il, en « dilettante », sans jamais être dans la posture de l’individu embrigadé. Il a su garder son indépendance, fixer les lignes rouges à ne pas franchir. Liberté de jugement, esprit critique. Il questionne, il dit son désaccord, il s’inquiète. Lucidité oblige. Sans jeter le bébé avec l’eau du bain. La narration de son parcours militaire au sein de Tsahal se fait œuvre littéraire détruisant bien des idées préconçues sur l’armée, Israël mais aussi la littérature. Apollinaire, Villon, Maïmonide ne sont jamais loin, tout gravite autour d’eux. Si Des Sex Pistols à l’Intifada, est publié trente ans après qu’il quitté l’armée (devoir de réserve), le livre se révèle post festum comme la matrice de son œuvre romanesque, alors qu’il s’est imposé deuis longtemps déjà sur la scène littéraire. L’écriture y est une exaltation rabelaisienne de la force du langage, de sa vitalité, de la verve et du tonus. Souffle haletant du thriller, poésie du voyage, éloge du risque et de la prudence, goût de l’aventure, force épique et dérision. Humour, distance et engagement. Une vie, un parcours, un destin scellé par la parole, le langage, l’écriture et la conviction. Plus qu’une histoire d’amour, une preuve d’amour. A l’image de ces reliures anciennes dont l’auteur se délecte et qui donnent en offrande à chaque livre la forme destinée à le protéger et le parer.

    À l’oreilleSex Pistols – God Save the QueenEnnio Morricone – Pour quelques dollars de plusNaomi Shemer – Lu YehiPour aller plus loinRaphaël Jerusalmy, Des Sex Pistols à l’Intifada. Confidences d’un officier israélien du renseignement, Balland, 2021Raphaël Jerusalmy, In absentia, Actes Sud, 2022Raphaël Jerusalmy, Sauver Mozart, Actes Sud, 2012, Prix Emmanuel Roblès 2013, Prix de l’ENS-Cachan 2013Raphaël Jerusalmy, La Confrérie des chasseurs de livres, Actes Sud, 2013Raphaël Jerusalmy, Evacuation, Actes Sud, 2017, Prix Amerigo VespucciRaphaël Jerusalmy, La Rose de Saragosse, Actes Sud, 2018

    ET :

    Radio Cause commune, Le monde en questions, n°114
  • En plateau

    Philippe Tournon, chef de presse historique de l’équipe de France de football de 1983 à 2006, puis de 2010 à 2018, celui qui vécut durant trente ans, au plus près, la réalité des Bleus, dans le très réservé staff, publie La vie en bleu aux éditions Albin Michel.

    Contexte

    Philippe Tournon, l’homme incontournable de la parole des Bleus durant 30 ans ! Responsable du Service de presse de la Fédération française de football de janvier 1983 à juillet 2006, il devient chef de presse de l’Equipe de France de 1983 à 2004, avant de reprendre les rênes en juillet 2010. Trente ans aux côtés des plus grands sélectionneurs : Michel Hidalgo, Henri Michel, Michel Platini, Gérard Houllier, Aimé Jacquet, Roger Lemerre, Jacques Santini, Laurent Blanc, Didier Deschamps. Il raconte pour la première fois son parcours professionnel jalonné de 337 matchs sur le banc, 76 pays visités, 253 joueurs en bleu. Une exceptionnelle conquête de 7 titres : 2 Coupes du monde (1998 et 2018), 2 championnats d’Europe- ou Euro- (1984 et 2000), 2 Coupes des Confédérations (2001 et 2003), 1 Coupe intercontinentale (1985). C’est le palmarès de l’Equipe de France, et c’est aussi le sien.

    Sans jamais vraiment pratiquer lui-même le football même en club amateur, il sait néanmoins très jeune qu’il veut être journaliste à L’Équipe. Pigiste pour commencer, journaliste ensuite, puis responsable de la rubrique Football et rédacteur en chef adjoint du journal. Les belles années du journalisme sportif, avant internet, les téléphones portables et les réseaux sociaux, où l’on pouvait encore monter avec son petit carnet et son crayon dans la chambre d’un joueur pour l’interviewer. Une époque d’ailleurs où les Bleus ne s’appelaient pas encore les Bleus, sans huitièmes ni quarts de finale de la Coupe du monde et sans carton jaune ou rouge. Les choses ont bien changé depuis. Le football est devenu en France un phénomène social et sociétal, il s’est modernisé et vraiment professionnalisé en concentrant tous les efforts sur la formation des jeunes sportifs, garçons et filles désormais. Grâce à quoi, la France a pu rejoindre, ou ne pas se laisser trop distancée par les grandes nations européennes du football que sont l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne et l’Italie. Aujourd’hui, elle est en mesure de produire à chaque nouvelle génération plusieurs « champions » que les clubs étrangers, carnet de chèques à l’appui, s’arrachent à peine sortis de Clairefontaine, voire avant. Travail de longue haleine qui a fini par payer. Née en 1904, l’Equipe de France conquiert son premier titre en 1984.

    Mais, à quoi ça sert un chef de presse de l’équipe de France ? Quel est son rôle dans le dispositif mis en place pour gagner, au sein du staff ? Philippe Tournon a été le premier à occuper ce poste. Créé pour lui, il répondait à un besoin dans le cadre du processus de modernisation évoqué plus haut, mais il existait depuis longtemps ailleurs, en Allemagne, en Espagne, en Italie par exemple. Il n’a rien à voir avec un chargé de communication ! Son rôle, explique Philippe Tournon, consiste à faire communiquer deux populations qui ne sont pas naturellement portées l’une vers l’autre. Les journalistes d’un côté considèrent qu’ils ont leur place (ou sont à leur place) partout. Les sportifs de très haut niveau de l’autre côté revendiquent le droit de se préparer tranquillement à une compétition, sans être dérangés par les médias. Comment tracer une juste frontière entre ces deux populations : celle des joueurs détenteurs incontestables d’un savoir-faire et celle des journalistes dont la mission tout aussi incontestable est de faire savoir. Mission délicate, s’il en est, de présider à cette articulation entre le savoir-faire et le faire savoir qui place souvent le chef de presse dans l’inconfort d’en entre-deux, entre le marteau et l’enclume. Qu’on se rassure toutefois ! A en croire Didier Deschamps, Philippe Tournon s’en est sorti au bout du compte pas trop cabossé !

    Témoin et acteur de l’ascension extraordinaire du football français et de sa qualité sur le maillage territorial, il souligne tout ce que le ballon rond doit à l’engagement indéfectible et la détermination sans faille de personnalités remarquables, tels Georges Boulogne ou Fernand Sastre pour ne citer qu’eux. Sans jamais oublier ceux et celles qui localement, bénévolement ou non, dans chaque commune ou ville, font vivre au quotidien le foot qui le leur rend bien. Il rappelle aussi le rôle historique joué par l’UNFP : l’organisation syndicale a gagné son combat pour mettre fin à ce que Raymond Kopa, lanceur d’alerte avant l’heure, avait dénoncé dans une formule restée célèbre, comme un état d’esclavagisme dans lequel les clubs maintenaient les joueurs. Ces derniers traités comme « propriété » d’un club étaient vendu d’un club à l’autre, échangés, sans jamais avoir leur mot à dire dans les transactions conclues.

    A quelques jours de l’ouverture de la 22ᵉ édition de la Coupe du monde de football qui se déroulera au Qatar du 20 novembre au 18 décembre 2022, que dire de cette compétition organisée par la FIFA, et réunissant les meilleures sélections nationales ? Très critiquée, depuis les conditions de son attribution jusqu’au désastre humain et écologique qu’elle représente. Exploitation des travailleurs, nombreuses victimes sur les chantiers dirigés sans protection des travailleurs, non-respect des droits humains et sociaux, inégalité statutaire entre les femmes et les hommes, aberration écologique, soupçons de corruption. La Coupe du monde 2022 qui va se dérouler dans l’Émirat indigne autant (davantage ?) qu’en son temps le fit la Coupe du monde 1978, organisée en Argentine, en pleine dictature et sale guerre du général Jorge Rafael Videla, qui s’était servi de la compétition comme d’une arme de propagande massive en sa faveur et celle de son régime.

    L’émotion aujourd’hui, l’opprobre, les appels au boycott, tout cela arrive bien tardivement ! Il fallait se réveiller plus tôt ! clame Philippe Tournon. Les fédérations se sont engagées depuis longtemps à jouer au Qatar. Toutefois, une prise de conscience qu’on espère durable s’est produite. L’opinion publique internationale peut se retourner contre les Etats, les régimes qui veulent instrumentaliser en leur faveur les événements sportifs et les organisations internationales qui y contribueraient. Un progrès est déjà enregistré : l’attribution de la Coupe du monde se fera de façon plus transparente dans le cadre d’un Congrès et non plus au sein du comité exécutif de la FIFA.

    Philippe Tournon rappelle la décision des Bleus d’apporter un soutien financier à des ONG œuvrant pour la protection des droits humains. Ils reverseront à titre individuel une partie de leurs primes à Génération 2018, un fonds de dotation destiné à financer des actions à impact social.

    Un pronostic sur la nation gagnante ? Argentine ou Brésil ? Ou bien Angleterre ? La France tenante du titre ? Une chose est sûre, c’est l’inédit de la situation. Une Coupe du monde en novembre et décembre, pas le temps d’une préparation, et pour la première dans l’histoire de l’équipe de France, la photo officielle des Bleus, avant le départ (pour Doha en l’espèce), s’est faite non pas en extérieur, mais en intérieur, en raison de la pluie.

    À l’oreilleBedrich Smetana – MoldauMaurice Jarre – Un jour Lara (Jean-Claude Borelly à la trompette)Léo Ferré – Nous deuxPour aller plus loinPhilippe Tournon, La vie en bleu, Albin Michel, 2021
  • En plateau

    Hervé Théry, géographe, spécialiste du Brésil, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda, Professeur à l’Université de Sao Paulo, co-coordinateur de la revue Confins, et auteur du blog

    Contexte

    De la prison à la présidence, Lula effectue un retour spectaculaire sur le devant de la scène politique brésilienne. Commentant les résultats du second tour de l’élection présidentielle du 30 octobre dernier, Hervé Théry note tout d’abord, que le risque de chaos et de contestation majeure du scrutin par les partisans de son rival Jair Bolsonaro, a été limité par la déclaration de ce dernier, après deux jours de silence, de respecter l’ordre constitutionnel et par celle de Ciro Nogueira, ministre de la Casa Civil précisant : « Nous commencerons le processus de transition en suivant rigoureusement la loi ». C’est un soulagement. Jair Bolsonaro, à défaut de reconnaître la victoire de Lula, a acté sa défaite. Il n’avait, en réalité, guère le choix, alors que ses soutiens le quittaient un à un. Dès le 30 octobre, son crucial allié, Arthur Lira, président de la Chambre des députés, félicitait Lula pour son élection. Son ami, le pasteur pentecôtiste ultra-conservateur Silas Malafaia déclarait, mardi 1er novembre, ne pas vouloir se lancer sans « preuve robuste » dans une « aventure » putschiste et disait « prier » pour le nouveau président de gauche. Bolsonaro a également perdu le soutien des barons de l’agro-négoce et de plusieurs gouverneurs, dont ceux de Sao Paulo et du Minas Gerais, qui ont envoyé leur police dégager les axes routiers.

    Le scrutin (entièrement électronique) s’est donc relativement bien déroulé, les irrégularités furent peu nombreuses. Et dans l’ensemble, les institutions du pays souvent malmenées par Jair Bolsonaro ont bien résisté durant les quatre années de son mandat.

    Mais, en recueillant seulement 50,9% des voix au second tour des élections présidentielles, la victoire de Lula n’est pas triomphale et le « phénix du Brésil » hérite d’une situation compliquée et dégradée économiquement, ainsi que d’un pays politiquement divisé. La mauvaise gestion de la crise sanitaire, qui fit plus de 700 000 morts au Brésil, n’a pas fait perdre autant de voix qu’on aurait pu le penser à Jair Bolsonaro. Indice que le vote des électeurs fut plutôt marqué par un phénomène de rejet : « Tout sauf Bolsonaro ! » ou bien « Tout sauf Lula !». Si Bolsonaro a perdu ses alliés politiques ou institutionnels, qui ont proclamé qu’ils respecteraient le sort des urnes, il a perdu aussi une partie du cœur de son électorat, que l’on a résumé sous la formule choc des « 3 B » : Beef, Bible, Balls. Il a perdu un peu de ses soutiens dans l’agro-business en raison de ses excès qui pourraient pénaliser les exportations de bovins ou de soja, voire susciter un boycott des produits brésiliens. Il a perdu aussi un peu du soutien des évangélistes. Il n’a en revanche que peu perdu d’électeurs dans le lobby des armes à feu, dont les partisans étaient ouvertement défendus par le président, convaincu comme ces derniers que le port d’armes et l’auto-défense étaient le moyen efficace de lutter contre l’insécurité chronique bien réelle du pays, faisant chaque année de nombreuses victimes.

    L’ancien leader syndical, fondateur du Parti des travailleurs (PT), président d’une décennie dorée (2003-2011), et que Barack Obama avait qualifié d’« homme politique le plus populaire au monde », avait promis à sa sortie de prison de « sauver le Brésil » du « projet de haine » de Jair Bolsonaro. Mais au lendemain d’un scrutin serré, il va devoir convaincre le « marais » : pour beaucoup, le PT reste un repoussoir et un parti corrompu ayant acheté les voix de partis du centre pour gouverner. Or, le PT ne semble pas avoir depuis bénéficié d’un renouvellement de ses cadres et Lula est conscient qu’il devra rassembler au-delà du PT, lorsqu’il accèdera à la présidence en janvier 2023, et former une coalition.

    Confronté à un Congrès hostile où les bolsonaristes sont majoritaires, à une situation économique incertaine, à un pays violent et polarisé depuis 2013 (et les manifestations de rue contre Dilma Roussef), quelles seront les marges de manœuvre de Lula ?

    À l’oreilleTiago Doidao, Juliano Maderada- Tá na Hora do Jair Já Ir Embora (Il est temps que Jair parte)Musicas do Lulamorceau instrumental, hommage au Nordeste qui a voté massivement pour Lula, avec ses rythmes et instruments typique (accordéon et triangle)Pour aller plus loin
    Hervé Théry, Le Brésil, pays émergé, collection Perspectives géopolitiques, Armand Colin, 2e édition 2016Hervé Théry, Le Brésil, Armand Colin, 6e édition 2012Hervé Théry, « Brésil 2016, l’écume et les courants profonds », EchoGéoHervé Théry,« Le Brésil est un pays anthropophage… », Portraits de géographes, Site de la Société de Géographie

    Et

    Radio Cause commune, Le monde en questions, n°31Revue ConfinsBlog de recherche Braises