Episodios

  • Aujourd’hui je reçois l’écrivain Jean-Philippe Toussaint pour son livre, L’instant précis où Monet entre dans l’atelier, paru aux Éditions de Minuit, mais avant…

    En plateau

    L’écrivain Jean-Philippe Toussaint vient nous parler de son dernier ouvrage, L’instant précis où Monet entre dans l’atelier, paru aux Éditions de Minuit.

    Un grand merci au restaurant Chez Georges rue du Mail dans le 2ème arrondissement de Paris qui nous a accueilli pour l’enregistrement de cette émission.

    À l’écouteAgnes Obel, Falling, Catching (2010) accompagne la lecture de Jean-Philippe Toussaint.Nathalie Sarraute, entretien avec Jacques Chancel, extrait de l’émission Radioscopie, 16 octobre 1989, France Inter.Nike Drake, A place to be (1972).Francis Bacon au micro de Michel Couturier en 1975 sur France Culture.Moondog, Prélude N°1 en La mineur (interprété par Vanessa Wagner, album Study of the invisible) accompagne la voix de Francis Bacon.Florian Pelissier, Rio (2021) accompagne ma lecture du texte de Jean-Philippe Toussaint.Erratum : L’œuvre d’Ange Leccia, (D’)Après Monet, évoquée durant l’émission est exposée au Musée de l’Orangerie non pas jusqu’au 2 septembre mais jusqu’au 5 septembre 2022.Réalisation : Stéphane Dujardin
  • Kim Tschang-Yeul, Goutte d’eau sur sable, 1974, coll. Particulière.

    Contexte

    Aujourd’hui je reçois le philosophe et mathématicien, Olivier Rey mais avant, une petite histoire…

    Peut-être connaissez-vous le peintre Kim Tschang Yeul. Né dans un petit village de l’actuelle Corée du Nord, il sert comme soldat durant les conflits sino-japonnais de la deuxième guerre mondiale et reste profondément marqué par les atrocités auxquelles il assiste. Dans les années 60, après un détour par New-York, il arrive à Paris où il cherche encore sa voie artistique. Il raconte qu’une nuit, dans son atelier, pour apaiser un réveil angoissé, il pose une de ses toiles à l’envers pour y jeter de l’eau qui se répartit en d’innombrables gouttes. Il voit alors se créer un tableau. Le phénomène est, pour lui, si étonnant qu’il se met à peindre ces gouttes d’eau. Pendant 50 ans, il ne peindra plus que cela. Des gouttes d’eau. Des gouttes ovales, rondes, molles, colorées, monochromes, des gouttes joyeuses, naïves, réalistes, abstraites, des larmes aussi. Des gouttes d’eau pour laver sa mémoire des images obsédantes de guerres, de cadavres, de corps chancelants, d’amis déchiquetés sous ses yeux par des obus. Des gouttes d’eau pour se laver de cette violence et remplacer d’urgence les ténèbres par la vie. Bachelard dit qu’ « une goutte d’eau puissante suffit pour créer un monde et pour dissoudre la nuit. L’eau ainsi dynamisée, poursuit-il, est un germe ; elle donne à la vie un essor inépuisable ». Kim Tchang Yeul utilisait l’eau comme une consolation, pour réparer son âme.

    Mais comment appliquer la réciproque ? C’est aujourd’hui l’eau qui est menacée. En tant que ressource naturelle bien sûr, mais également dans sa dimension poétique, selon notre invité. L’eau réduite, dans sa définition, à sa formule chimique aurait été « dépoétisée » dirait Bachelard. Quelles conséquences cette « dépoétisation » a-t-elle sur nos vies ? Comment réparer l’eau ? Et comment l’art peut-il devenir un des outils de cette réparation ?

    Loin du simple manuel écologique, l’ouvrage de notre invité, montre comment la science moderne a petit à petit vidé l’eau de sa substance symbolique et imaginaire. Réhabiliter l’aura de cet imaginaire donc, pour rendre sa dignité à l’eau, « renouer avec des parts de nous-même auxquelles nous avons perdu accès » c’est tout l’enjeu de l’ouvrage de notre invité.
     
     
     
     

    En plateau

    Olivier Rey, philosophe et mathématicien, chercheur au CNRS, enseignant à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, vient nous parler de son dernier ouvrage, Réparer l’eau, publié chez Stock en 2021.

    À l’écouteDaniel Arasse, « Perspectives de Léonard de Vinci », Histoires de peintures, enregistrement France Culture en 2003.le choix musical de notre invité : Romain Didier, Julie La Loire.Daniel Arasse, « La Joconde », Histoires de peintures, enregistrement France Culture en 2003.Vous pouvez retrouver les textes des enregistrements de Daniel Arasse réunis dans Histoires de peintures, collection folio essai, ed. Gallimard.
    La musique Opening, extrait de Glassworks, de Philip Glass accompagne la voix de Daniel Arasse.Réalisation

    Stéphane Dujardin

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  • Contexte

    On croyait tout savoir sur les impressionnistes, et bien non! C’est ce que nous allons découvrir avec la brillante historienne de l’art Marine Kisiel.

    Mais avant, observez ou imaginez ce tableau…

    Dans un jardin, à l’ombre d’un arbre, une scène de déjeuner est temporairement désertée par ses convives. La table semblait accueillir deux personnes dont la présence récente se devine par la vaisselle laissée en l’état : sur la table, deux tasses disposées de part et d’autre, un verre vide, un petit pain grignoté, une coupe de fruits, une théière et un châle abandonné en un monticule sur le bord de la nappe.

    À l’avant plan, notre regard butte sur une dessert en osier où sont déposés les restes de la collation ainsi que sur un banc où devait être installée l’une des convives. Placé à l’oblique, le banc souligne la profondeur de la composition qui guide le regard du spectateur tout en maintenant une distance. La place encore chaude de l’une des convives est dorénavant occupée par son ombrelle et son panier. Les deux dineuses ne sont forcément pas loin. Aux pieds de la table, un enfant s’amuse à empiler des tiges de bois. Il ne faudrait pas le laisser trop longtemps seul… Et en effet…. La suite de la scène se passe à l’arrière plan, à l’abri des regards, derrière une branche d’arbre dont l’ombre apportait un air de fraicheur au repas. Au milieu des buissons fleuris du jardin, aux couleurs ravivées par les rayons du soleil, deux jeunes femmes dont on ne distingue pas les visages se promènent.

    Ce tableau de Monet est montré à l’occasion de la seconde exposition impressionniste en 1876, accompagné de la mention « panneau décoratif ». Rappelons qu’un panneau décoratif est censé avoir été commandé à un artiste pour venir orner une pièce précise d’un intérieur. Le peintre adapte ainsi son sujet aux contraintes du lieu désigné. Mais ce tableau que nous venons de décrire ne possède ni commanditaire ni lieu de destination au moment de son exposition. Alors pourquoi attribuer une fonction à un tableau qui ne semble remplir a priori aucune de ces caractéristiques ? Voilà une première interrogation.
    Dans l’introduction de son ouvrage, Marine Kisiel constate que malgré le foisonnement des travaux sur l’impressionnisme son rapport à la décoration reste la plupart du temps ignoré. Au point que nous regardons aujourd’hui des œuvres impressionnistes comme des tableaux de chevalet sans savoir qu’ils ont d’abord été conçus comme des décorations. Pourquoi une telle méconnaissance ?
    Notre invitée va aujourd’hui nous accompagner dans la relecture de ces œuvres.

    Œuvre évoquée en introduction

    Claude Monet, Le déjeuner, Vers 1873, huile sur toile, 160 x 201 cm, Legs de Gustave Caillebotte, 1894, Musée d’Orsay.

    En Plateau

    Marine Kisiel, Docteure en histoire de l’art, conseillée scientifique à l’Institut nationale d’histoire de l’art (Inha), anciennement conservatrice au musée d’Orsay, elle a notamment été commissaire des expositions « Degas, danse, dessin » (2017), « Degas à l’Opéra » (2019) ou encore « James Tissot, l’ambigu moderne » en 2020.

    Bibliographie

    Marine Kisiel, La peinture impressionniste et la décoration, Paris, ed. Le Passage, 2021.

    À l’écouteReprise de Vincent Delerme, Jeanne Cherhal et Albin de la Simone : Les gens qui doutent d’Anne SylvestreMohamed Lamouri, Tgoul MaaraftRéalisation : Stéphane Dujardin
  • En plateau

    Aujourd’hui je reçois la sculpteur Simone Pheulpin à l’occasion de son exposition “Simone Pheulpin plieuse de temps » au musée des Arts Décoratifs jusqu’au 16 janvier!

    Mais avant, imaginez ses sculptures dans les salles du musée des arts décoratifs. Mêlées, le temps de l’exposition, aux collections permanentes du musée, ses sculptures, parmi d’autres objets, se distinguent par leurs couleurs, toutes écrues presque grèges.

    Au premier regard, on croit reconnaitre un morceau de roche dans une œuvre, du lichen ou du corail dans une autre, sans jamais être totalement sûr de ce que l’on perçoit. En avançant vers les sculptures, en tournant autour, l’on peut finir par changer d’avis selon sa rêverie : voir une gangue, une spirale minérale puis se raviser encore pour l’hypothèse d’une créature qui se recroquevillerait sur elle-même.

    Même la matière de l’œuvre est soumise au doute : serait-ce de la pierre ? de l’argile ? Et puis, tout bien considéré, est-ce véritablement le résultat d’une création de l’homme ou d’une femme en l’occurrence ou simplement celui d’un processus naturel ? Là encore impossible de le déterminer avec certitude. Le regard poursuit sa recherche en hésitant toujours… L’on croit discerner des formes organiques familières : des stries, des effritements de cette roche, des épaisseurs d’écorce, des calcifications, du corail fossilisé, des champignons, l’aspect mousseux du lichen…. C’est cela et ça n’est pas cela.

    Intrigué par l’instabilité de la nature même des œuvres dont l’évolution se détermine en fonction de notre position face à elles, je me réfère, pour en comprendre la construction, au cartel. Il est inscrit : « plis de coton et épingles ». Loin d’apporter une explication, cette description engendre mon incrédulité. Me rapprochant au plus près, bravant la distance de sécurité qui déclenche rapidement l’alarme stridente en même temps que l’air réprobateur du gardien de la salle du musée, l’œil, maintenant à quelques centimètres, comme l’objectif d’un appareil photo, fait sa mise au point : je découvre enfin cette matière que m’indiquait le cartel, la moelleuse et chaleureuse trame du coton!

    L’énigme ne s’arrête pourtant pas là : Comment l’artiste obtient-elle cette métamorphose de la matière et cette beauté des formes? Et comment un matériau si usuel que du coton peut-il conduire à la suggestion de tant de mondes possibles?

    Simone Pheulpin fonde effectivement son art sur deux accessoires simples : des bandelettes de coton des Vosges dont elle est originaire et des aiguilles! La sculptrice procède par plis. Des milliers d’épingles qui maintiennent des milliers de plis…

    Cela méritait quelques éclairages de l’artiste….

    Bibliographie

    Christophe Pradeau, Françoise de Loisy (dir.), Simone Pheulpin, éditions cercle d’art, Paris, 2022.

    À l’écoute

    When the saints go marching in Golden Gate Quartet
    Petite fleur de Sidney Bechet

    Réalisation : Stéphane Dujardin
  • Aujourd’hui je reçois l’écrivain Cédric Gras qui nous raconte :

    J’ai pris conscience que, si ce n’était pas moi, personne ne s’attellerait à cette ahurissante histoire. Je ne voulais pas qu’elle disparaisse dans le noir. J’ai fini par m’en faire un devoir. Dès lors, je me suis chaque jour un peu plus enfoncé dans des recherches fiévreuses, j’ai été happé par ces vies folles, de décennies qui ne l’étaient pas moins, dans un pays qui l’a toujours été.

    L’histoire ahurissante dont parle l’écrivain Cédric Gras était, jusqu’alors, une histoire oubliée. Celle de deux alpinistes, deux frères : Vitali et Evgheni Abalakov. Le premier est ingénieur, le second, artiste, peintre-sculpteur.

    Deux grimpeurs aux aptitudes hors normes dont les ascensions extraordinaires les érigent en héros de l’alpinisme durant la période soviétique. Dès les années 1920, les montagnes sont un terrain de conquête, un enjeu politique pour l’URSS.

    Le statut de héros des frères Abalakov, ne les préserve pourtant pas des tourments de la Grande Terreur Stalinienne à la fin des années 1930 :

    Sous des prétextes arbitraires ou fabriqués, n’importe qui peut être décrété ennemi du régime, y compris les fidèles du parti. Un jour honoré, le lendemain désavoué, avant d’être torturé puis prisonnier, fusillé ou envoyé au goulag.

    Pourquoi ce régime prend-il plaisir à anéantir les héros qu’il a lui-même fabriqué ?

    Qu’est-ce qui pousse les frères Abalakov à continuer de grimper pour un système politique qui annihile ses sujets ?

    Dans chacune de ses excursions, Evgheni Abalakov emporte son matériel de peinture. Il peint des aquarelles à 5000, 6000 mètres d’altitude. Cédric Gras rapporte qu’après 18 jours d’ascension, Evgheni a la force de repartir crapahuter pour peindre une vue du Pic Staline qu’il vient de franchir, comme si sa représentation pouvait venir prolonger son cheminement et en raviver les sensations. Qu’est-ce qui anime le cœur de ces alpinistes de l’extrême durant leur élévation ? Notre invité d’aujourd’hui dit que si cette bande d’hommes, grimpe au-dessus des mers de nuages, c’est pour sauver son âme. Y-a-t-il du spirituel dans l’art de l’alpinisme ?

    En plateau

    Cédric Gras, alpiniste, géographe, écrivain-voyageur, russophone, auteur de récits de voyage dont L’hiver aux trousses, Anthracite, La mer des Cosmonautes, Saisons du voyage.

    Son dernier ouvrage Alpinistes de Staline qui fait l’objet de cette émission, lui a valu le prix Albert Londres en 2020.

    À l’écoute

    Neuzheli ne ya de Svetlana Surganova
    Hur Qiz de Yulduz Usmonova

    Réalisation : Olivier Grieco
  • Aujourd’hui je reçois Martine Lacas, Docteure en histoire et théorie de l’art et Séverine Sofio Sociologue et chercheure au CNRS pour discuter ensemble des femmes artistes en écho à l’exposition qui se tient au Musée du Luxembourg jusqu’au 4 juillet 2021.

    ContexteMais avant :

    Observez ou imaginez. Nous sommes en Angleterre, à Londres, à la fin du XVIIIe siècle, en 1772 exactement.

    Johan Zoffany, portraitiste reconnu, s’amuse à représenter les membres de son institution, la Royal Academy, à l’occasion d’une séance de modèle vivant. Dans la salle d’atelier, l’assemblée est entièrement composée d’hommes. Angelica Kauffmann et Mary Moser, qui appartiennent pourtant aux membres fondateurs de la Royal Academy, ne sont pas représentées dans cette scène. Pas représentées… Pardon c’est inexact. Zoffany est plus subtil que cela. En s’approchant d’un peu plus près, on aperçoit effectivement les deux académiciennes, mais de manière métonymique : elles sont représentées par leur portraits accrochés en hauteur sur le mur de droite de la salle de dessin.

    Dans cette scène recomposée par Zoffany, les peintres échangent entre eux, en observant particulièrement l’un des deux modèles nus, celui de l’arrière-plan, dont le geste est guidé par l’un des académiciens. Tous débâtent de la posture du modèle. Certains scrutent : ils examinent à distance ou discutent en aparté. D’autres, circonspects, touchent leur menton en signe de profonde réflexion. Tous paraissent très concernés par le débat que suscite la mise en scène de la posture du modèle masculin.

    Les deux femmes, Angelica Kauffman et Mary Moser, quant à elles, malgré leur statut d’académicienne, leur appartenance à l’institution, n’ont, dans ce contexte, pas droit de citer. Elles ne participent pas aux débats, elles sont physiquement absentes. Seule leur image nous est donnée à voir : un profil, celui de Mary Moser et un visage de ¾, celui d’Angelica Kauffmann. Bien sûr, à l’époque, elles sont reconnaissables par chacun des spectateurs qui s’arrêtera devant cette toile. Et c’est là tout le paradoxe : elles sont respectées, reconnues tout en restant parfois exclues. Elles sont là sans l’être. Réduites, pour l’occasion, à une forme décorative, leurs portraits accrochés parmi des bas-reliefs et autres copies en argile sur les murs de la salle d’atelier.

    Ce traitement de défaveur, les deux peintres le doivent à leur statut de femme qui les empêche, pour des raisons de convenances, d’avoir accès aux cours d’après nature. Par ce portrait de l’institution académique et de leurs membres, Zoffany montre (sans nécessairement le vouloir d’ailleurs) toute la complexité et le paradoxe dans l’établissement du statut de la femme artiste au tournant du XVIIIe et XIXe siècle. Période décisive, nous allons le voir, où la lumière se fit sur les femmes artistes.

    En plateau (virtuel)

    Martine Lacas, Docteure en histoire et théorie de l’art et commissaire de l’exposition au Musée du Luxembourg à Paris, intitulée : Peintres Femmes 1780-1830, Naissance d’un combat. Voir également le catalogue de l’exposition : Martine Lacas (dir.), Peintres femmes – 1780-1830 – Naissance d’un combat, Éditions Rmn – Grand Palais, 2021.

    Severine Sofio, chargée de recherche au CNRS et notamment autrice de l’ouvrage : Artistes femmes, La parenthèse enchantée xviii-xixe siècles, paru en 2016, aux éditions du CNRS.

    Œuvre évoquée en introduction :

    Mason Jakson d’après Johan Zoffany, Portraits des premiers fondateurs de l’Académie Anglaise des Beaux-Arts (Portraits of the founding members of the Royal Academy of Arts, London), issu de “L’Univers Illustré” Octobre 2, 1862, Gravure sur bois, 23.5 × 34.5 cm, Metropolitan Museum, New-York.

    Portrait des premiers fondateurs de l’Académie anglaise des beaux-arts, d’après le tableau de Zoffany

    Lien vers le tableau

    À l’oreille

    Aretha Franklin, Respect (1967)
    Lisa Ekdahl, Now or Never, (Album Back to Earth, 1998)

    Réalisation : Stéphane Dujardin
  • Contexte :

    Observez ou imaginez. Aujourd’hui le medium n’est pas un tableau mais une gravure, celle d’un personnage littéralement scindé : la partie gauche de son corps est vêtue en femme de la haute société, à la mode du 18e siècle, parée d’une robe cintrée au corsage baleinée, taillée dans un tissu de brocart, les manches gonflées par les étages de tissus, de dentelles et de tulles. La riche parure vestimentaire se termine par une coiffure verticale, architecturée, surmontée d’une plume.

    La partie droite de ce même corps est vêtue en gentleman, toujours à la mode du 18e siècle : manteau trois quart, gilet boutonné, culotte courte, une épée à la ceinture, et, détail important, une distinction se laisse apercevoir à la boutonnière de sa veste. Il s’agit de la croix de l’ordre royal et militaire de saint Louis. Ce drôle de personnage, clivé dans son apparence, renvoie à une double identité détaillée dans la légende de l’image. Il y est inscrit : Mademoiselle de Beaumont ou Chevalier D’Éon, Femme ministre plénipotentiaire, Capitaine des dragons. Voilà qui a de quoi intriguer. Deux moitiés de personnes pour un même corps, deux identités et deux titres pour un seul et même visage.

    Pourquoi cette double apparence ?

    Charles d’Éon de Beaumont dit le chevalier d’Éon est un personnage extravagant. Diplomate, homme de lettres, il devient surtout espion du Roi Louis XV et adepte du travestissement. Sa première mission d’infiltration a lieu en juin 1756. C’est le début de la guerre de sept ans qui oppose la France à l’Angleterre. Charles de Beaumont est envoyé en Russie à Saint Pétersbourg. Son objectif : obtenir ce qu’aucun ambassadeur n’avait obtenu : l’alliance de la Russie avec la France contre l’Angleterre. Il se déguise en femme, devient lectrice de la tzarine Élisabeth, adoucit sa méfiance et la convainc de se rallier à la France. A son retour, Charles d’Éon de Beaumont est nommé Capitaine des Dragons par Louis XV. A la fin de la guerre de sept ans perdue par la France, un nouveau jeu dissimulation lui vaudra d’être récompensé de la croix de Saint Louis qu’il porte à sa boutonnière.

    Dans la gravure donc, la partie homme incarne le militaire honoré, la partie femme, elle, incarne la diplomatie, le ministre plénipotentiaire et implicitement, l’espion.

    Le chevalier d’Éon est ainsi l’un des premiers espions de l’histoire de France.
    Depuis, les services secrets se sont évidemment développés et transformés. C’est aujourd’hui l’exposition Espion à la cité des sciences et de l’Industrie à Paris prolongée jusqu’à l’été 2021 qui met en lumière ce réseau d’hommes habituellement fondu dans la masse, travesti pour infiltrer le quotidien. Comme le chevalier d’Éon en son temps, ils se constituent une identité, un passé, un présent pour se fondre dans un environnement.

    Notre invitée, elle, construit des décors à ses personnages pour trahir ou réveiller leur caractère. Et quand en plus ses décors deviennent ceux du Bureau des Légendes, une étrange mise en abime se met en place. Notre décoratrice devient alors l’architecte d’un environnement factice dans lequel s’intègre l’identité factice de ses espions, le tout dans une fausse réalité cinématographique.

    En plateau :

    Nous recevons Fanny Stauff, décoratrice de cinéma notamment pour la série Le bureau des légendes, qui a collaboré à la scénographie de l’exposition Espion actuellement à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris (exposition prolongée jusqu’à l’été 2021).

    Œuvre évoquée en introduction :

    Mademoiselle de Beaumont or The Chevalier D’Eon, gravure, 1er octobre 1777, Library of Congress Prints and Photographs Division, Washington, D.C. 20540.

    Mademoiselle de Beaumont or The Chevalier D’Eon, gravure, 1er octobre 1777, Library of Congress Prints and Photographs Division, Washington, D.C. 20540.

    À l’écoute : Riverside d’Agnès Obel (Album Philarmonics)Black Star de David Bowie (Album Black Star)Réalisation : Stéphane Dujardin
  • Contexte :

    Observez ou imaginez ce tableau. La scène se passe dans une grotte. A l’avant plan, plusieurs personnages, dont nous ne distinguons que le dos ou le profil perdu. Ils sont alignés, à l’affut, les yeux levés vers la lumière à l’entrée de la grotte. L’image s’organise en deux parties. La partie inférieure du tableau, sombre, réunit un vieillard décharné, un enfant dodu et des femmes dénudés ou partiellement vêtus d’une peau de bête, arborant un collier d’os ou de dents. Dans la partie supérieure du tableau trois hommes à la musculature saillante tirent de toutes leurs forces, dans l’antre, le cadavre d’une bête. Une diagonale ascendante relie ces deux parties figurées par un chemin. Cette grotte, refuge des vulnérables, se trouve ainsi rattaché à la lumière du monde, celui de l’action dont ils sont autrement exclus. Dans le bord inférieur de l’image se place un énorme mortier encore vide dans lequel attendent deux pilons prêts à l’emploi. C’est le coin des femmes. L’une d’entre elles est affairée à entretenir les braises qui serviront à la confection du repas. La lumière du dehors s’immisce dans la caverne pour venir souligner les lignes sensuelles de son corps nu, creusé, penché en avant, son bassin large, ses côtes apparentes, et sa poitrine ronde comme deux pommes qui se laissent deviner. L’attention des femmes, celle du vieillard, tout dans cette composition exhorte le regard du spectateur à se diriger vers la partie supérieure de l’image où se dessine dans un halo de lumière, le retour des guerriers prodigues. Exécuté en 1898, ce tableau réunit un grand nombre de stéréotypes sur la femme de la préhistoire, projetés par une société où la femme est déjà corsetée. L’auteur de ce tableau est pourtant une femme, Angèle Delasalle.

    Mais cette condition ne la prémunie pas des préjugés déjà ancrés. Au contraire ! Ce tableau lui vaut les honneurs et son achat par l’État.

    Au 19e siècle la préhistoire est une discipline nouvelle, construite sur des clichés encore vivaces dont la production artistique s’est fait le relais. L’art, la chasse, la fabrication d’outil, seraient réservés aux hommes, inventifs, stratégiques, pourvoyeurs de nourriture assurant la survie du groupe. Les femmes, elles, restent dans la grotte à s’occuper de leur progéniture quand elles ne sont pas directement objet de désir parfois violent dans ces sociétés fantasmées comme brutale à la lisière de l’animalité.

    « Non! Les femmes préhistoriques ne passaient pas leur temps à balayer la grotte ! » proteste notre invitée d’aujourd’hui.
    « Et si elles aussi avaient peint Lascaux, chassé les bisons, taillé des outils, et été à l’origine d’innovations et d’avancées sociales ? » propose, à la place, notre invitée.

    Voilà une expérience de pensée qui, je ne peux le nier, me réjouit d’avance !

    Les hommes de la préhistoire sont-ils des femmes comme les autres ?En plateau :

    A l’occasion de la publication de son ouvrage, L’homme préhistorique est aussi une femme, paru chez Allary Éditions en octobre 2020, nous recevons Marylène Patou-Mathis, préhistorienne, spécialiste de l’homme de Néandertal et directrice de recherche au CNRS.

    Œuvre évoquée en introduction :

    Angèle Delasalle, Le retour de la chasse, 1898, huile sur toile, 291 x 245,6 cm, Musée Sainte Croix, Poitiers.
    © Alienor.org, Musées de la ville de Poitiers et de la Société des Antiquaires de l’Ouest

    Musique :Caveman par Mr DayL’homme de Cro-Magnon, Les Quatre BarbusRéalisation : Stéphane Dujardin
  • -Que pense-t-il de ce tableau ?
    -Il le trouve indéfini
    -Dites-lui que l’indéfinissable est mon fort

    Contexte :

    De ce qui nous est rapporté de ce dialogue, « Indéfini » serait le qualificatif choisi par le commanditaire pour exprimer de manière polie son désarçonnement face au tableau. « Indéfinissable » est celui repris avec jubilation par Turner.

    Ces termes, n’inaugurent pas la tentative d’une organisation intellectuelle de ce qui nous est donné à voir, mais assume en un mot une impossibilité. Quelque chose résiste alors à notre entendement, pour le malheur du commanditaire de l’œuvre comme pour le plus grand bonheur de son créateur.
    Ce qui nous empêche de définir l’ensemble pictural, c’est l’inadéquation entre la chose vue et les repères habituels présents dans notre monde sensible. Cela ne correspond ni totalement à ce que nous connaissons, ni à ce que nous aimerions reconnaitre. Ce qui explique la réaction circonspecte du collectionneur James Lennox à la vue du tableau commandé à Turner.

    Comment l’a-t-il trouvé ? Indéfini. Impossible à définir. Déconcertant.

    Le tableau dont il est question s’intitule Staffa, la grotte de Fingall. Pourtant, il ne représente ni tout à fait l’île de Staffa, ni la grotte de Fingall, autrement que par une immense falaise à peine perceptible dans une épaisse couche de brume. Les seuls éléments immédiatement identifiables sont un oiseau blanc s’envolant à l’avant plan et un bateau à vapeur pris dans la tempête. Parce que du fameux paysage écossais décrit par Walter Scott, ce que Turner en retient c’est le tourment de cette nature tiraillée entre le déchainement d’une mer boueuse remuant les fonds basaltiques et un ciel furibond où se loge au crépuscule de l’horizon un soleil doré, le regard de notre observateur s’étourdit, surpris par ce qu’il y trouve, autant que par ce qu’il en attendait, sans le trouver.

    Le sujet annoncé dans le titre n’est pas tout à fait celui mené sur la toile, il en est le prétexte. Le véritable spectacle est celui où tout se mêle sans hiérarchie : le spectacle la nature démontée, en même temps que celui de la matière picturale expressive, empâtée, grattée, aussi vivante que la nature elle-même. Il y a de quoi laisser un sentiment de stupéfaction qui confine à l’indéfini selon les mots de Lennox. Ce qui est inédit chez Turner c’est qu’il s’en réjouit et le revendique : l’indéfinissable est mon fort, dit-il. L’indéfinissable relève ainsi pour le peintre de la création, d’une quête esthétique.

    C’est en parallèle de l’exposition Turner, Peintures et Aquarelles qui se déroule actuellement au musée Jaquemart-André jusqu’au 11 janvier que nous allons aujourd’hui creuser l’indéfinissable chez Turner.

    Indéfinissable car souvent contradictoire : sa vie compartimentée, oppose une part sombre, intime, jalousement protégée, au versant public institutionnel et mondain, son œuvre s’ancre dans la tradition autant qu’elle la malmène, son traitement pictural pousse ses sujets aux confins de la mimesis. Turner est un peintre qui traite avec les extrêmes et en bon alchimiste, les fusionne.

    En plateau :

    Pour cette première d’Anamorphose nous recevons Sarah Gould, Maitre de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de peinture anglaise, elle est l’auteur de plusieurs articles sur Turner dont « Le jaune chez Turner : Une étude matérielle » dans la revue de la Société d’études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècle en 2018 et à paraitre « Penser le geste et sa mythologie » dans Barbara Jouves-Hann et Hadrien Viraben (dir.), Aux limites de l’étude matérielle de la peinture : la reconstitution du geste artistique (actes d’une journée d’étude tenue à Paris le 28 septembre 2019, à l’Institut national d’histoire de l’art) Paris, HiCSA Éditions.

    Sarah Gould se consacre actuellement à une monographie sur le peintre John Everett Millais à paraître chez Cohen et Cohen.

    Œuvre évoquée :

    Joseph Mallord William Turner, Staffa, La grotte de Fingal, vers 1831–32. huile sur toile, Paul Mellon Collection, Yale Center for British Art.

    Réalisation :

    Stéphane Dujardin avec la collaboration de Myriam Quéré