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Il semble que Jerron Paxton soit né avec un siècle de retard… Ce brillant guitariste, harmoniciste, pianiste et banjoïste américain a vu le jour en 1989 et se passionne pour le patrimoine de ses ancêtres. Son goût pour les artisans de la culture afro-américaine d’antan transpire dans chacune de ses interprétations. Brillant narrateur, il aime évoquer l’histoire de ses aïeux, la légende des pionniers, l’épopée des musiques noires… Son dernier album, Things done changed, nous plonge dans les années 20… les années 1920 !
Il y a 100 ans, exprimer ouvertement ses sentiments dans une Amérique ségrégationniste était plutôt périlleux lorsque la couleur de votre peau ne convenait pas à vos contemporains. Le blues était alors un mode de communication salvateur qui permettait de transmettre des messages à sa communauté sans que vos ennemis, opposants ou bourreaux ne s’en aperçoivent. La langue vernaculaire des Africains-Américains s’est donc développée à travers la musique et les chants dans le sud des États-Unis. Cette aventure humaine, désormais bien connue, passionne Jerron Paxton. Ses origines ancestrales louisianaises l’ont poussé à explorer cette culture rurale qui, autrefois, narrait le quotidien des populations locales. « Les instruments que j’utilise proviennent d’une terre dont sont originaires mes ancêtres et mes contemporains. Il y a une part de continentalité africaine dans l’histoire de mon peuple. Je trouve cela merveilleux mais je regrette que la nation américaine ne soit pas capable d’identifier les différentes sources africaines de son existence. Dès que les esclaves africains sont arrivés sur le continent américain, ils ont progressivement perdu l’essence de leurs racines ancestrales car le métissage avec les colons européens a, lentement, effacé la matrice de leur culture originelle. Nous sommes donc en quête perpétuelle de nos arrière-arrière-grands-parents ». (Jerron Paxton au micro de Joe Farmer)
Bien qu’il soit d’un naturel positif et optimiste, l’humour avec lequel Jerron Paxton délivre son discours sur scène ne cache pas son amertume quand, en 2025, les réflexes racistes continuent de polluer les relations humaines. Cette réalité sociale est manifeste outre-Atlantique et réduit les espoirs d’une prise de conscience collective. L’inculture historique nourrit la méfiance et les contrevérités. Alors, inlassablement, Jerron Paxton reprend son bâton de pèlerin et rappelle quelques faits incontestables dans le but d’éclairer la lanterne d’auditeurs attentifs. « Le banjo est, originellement, un instrument traditionnel ouest-africain, créé au Sénégal et en Gambie. Il s’agissait de l’ekonting. Mes ancêtres africains jouaient sur cet instrument. La légende veut que « Sambo », triste surnom que l’on donnait aux musiciens sur les bateaux négriers, jouait du banjo. Cette appellation est restée quand les esclaves en fuite étaient rattrapés par leurs geôliers. « Sambo » était devenu un nom aussi courant que « Smith ». Finalement « Sambo » fut associé au banjo et à la douloureuse période de l’esclavage. En jouant ce répertoire à mon tour sur cet instrument, je ne cherche pas à être un professeur en musicologie, j’essaye juste de donner des clés à tous ceux qui ignorent ce patrimoine. Je ne suis pas un enseignant mais si je croise un novice en la matière, autant lui donner envie d’en savoir plus ». (Jerron Paxton sur RFI)
Jerron Paxton est un être profondément altruiste mais n’hésite pas à rectifier les erreurs de ses interlocuteurs quand il perçoit un narratif imprécis ou incomplet. Son enthousiasme et son énergie vous imposent de l’écouter avec attention pour que la vérité jaillisse enfin !
Il n’est d’ailleurs pas le seul à vouloir préserver l’héritage culturel de sa région. En Géorgie, dans le Sud rural américain, le bluesman Jontavious Willis ravive la musicalité de ses aïeux à travers des albums enracinés dans l’âme noire. Son dernier disque, West Georgia Blues, a été salué par l’Académie Charles Cros en France qui lui a décerné le Grand Prix Blues pour l’année 2024. L’ambassade des États-Unis à Paris a aussitôt voulu lui signifier sa fierté et sa reconnaissance en l’invitant dans les salons de l’Hôtel de Talleyrand où une informelle cérémonie lui était dédiée en présence de ses parents.
Grâce à ces deux artistes révérencieux, « L’épopée des Musiques Noires » est magistralement contée, restaurée et revitalisée.
⇒ Le site de Jerron Paxton
⇒ Le site de Jontavious Willis.
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On dit souvent que New Orleans est la capitale du jazz. Il est indéniable que son histoire multiculturelle a permis à de très nombreux artistes de défendre une vision universaliste de la musique. Louis Armstrong en fut certainement le meilleur exemple mais cette tradition doit résister à l’érosion du temps. Le pianiste Sullivan Fortner, récemment primé aux Grammy Awards, fait paraître l’album Southern Nights qui honore le patrimoine musical de sa terre natale, la Louisiane.
L’histoire de La Nouvelle-Orléans est singulière car elle épouse celle des esclaves africains parvenus, contre leur gré, sur le continent nord-américain. Lentement, une créolité s’est imposée. Le développement d’une culture métisse a irrigué le reste des États-Unis et, finalement, le monde entier. Sullivan Fortner a parfaitement conscience de la lourde responsabilité qui lui incombe. Comme ses contemporains et ses aînés, il porte une part de l’identité mulâtre de la population néo-orléanaise. Son rôle d’artiste ne doit cependant pas se résumer à une relecture révérencieuse d’un patrimoine ancestral. À bientôt 40 ans, il a déjà prouvé que son audace et sa quête de nouvelles tonalités peuvent épouser l’air du temps sans se soustraire à l’héritage multicolore de ses aïeux.
Son nouvel album, Southern Nights, rend hommage aux grandes figures de « L’épopée des Musiques Noires » sans les plagier, ni les trahir. Sullivan Fortner a su réinventer les mélodies de ses mentors avec goût et sensibilité. Soutenu par Peter Washington (contrebasse) et Marcus Gilmore (batterie), il s’amuse à revitaliser les œuvres d’Allen Toussaint, de Clifford Brown, de Woody Shaw ou de Bill Lee. Ces choix ne sont pas anodins. Ils traduisent une volonté manifeste de perpétuer une tradition jazz mais aussi, en filigrane, de porter un message. S’il n’avait pas pris conscience initialement de l’acuité sociale de certaines compositions, il réalise aujourd’hui que l’accélération des événements géopolitiques percute son engagement citoyen. Qu’il est savoureux d’entendre un musicien américain interpréter un standard mexicain, « Tres Palabras », écrit par un auteur cubain, Osvaldo Farrés. Cela démontre que l’ouverture d’esprit est une vertu et peut, le cas échéant, susciter un peu de tempérance dans le tourbillon des diatribes racistes exacerbées.
Il faut dire que Sullivan Fortner est un créateur inspiré qui, de longue date, prend plaisir à confronter son imagination débordante aux cultures du monde. Avec son regretté camarade trompettiste Roy Hargrove, il apprivoisait les mélopées afro-cubaines. En solo, il aime se défier lui-même en triturant de grands classiques, la « valse minute » de Frédéric Chopin, « Don’t you worry bout a thing » de Stevie Wonder ou « Congolese Children » de Randy Weston. Cette témérité lui vaut les louanges de ses homologues, les applaudissements du public et les honneurs des grandes institutions musicales mondiales. Il est très probable que Southern Nights recevra d’autres lauriers tout au long de l’année.
Rendez-vous le 8 mars 2025 à l’espace Sorano à Vincennes, près de Paris, pour vous en convaincre !
⇒ Le site de Sullivan Fortner.
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Pour nombre d’Afro-Américains, le gospel ne doit pas se détourner de ses valeurs sacrées. L’église doit rester au centre des préoccupations quotidiennes et la foi doit s’exprimer dans les cantiques religieux. Quand Annie Caldwell Brown s’est aperçue que sa fille aînée chantait le blues, elle a immédiatement réagi en fustigeant cette « musique du diable » et en incitant ses enfants à se tourner vers le seigneur.
Avec son mari, Willie Joe Caldwell, elle a créé un orchestre familial et peut ainsi veiller sur l’éducation musicale de sa progéniture. L’album Can’t lose my soul est le fruit de cette exigence parentale que la « Caldwell’s Family » revendiquait sur scène, le 7 février 2025, au festival « Sons d’hiver ».
Aux États-Unis, les spirituals sont indissociables du culte. Annie Caldwell Brown est d’ailleurs une femme pieuse qui défend une vision rigoriste de la célébration musicale. Livrer une prestation en public est un sacerdoce pour cette digne interprète du patrimoine noir. Depuis sa prime jeunesse, elle loue le Seigneur dans les églises locales du Mississippi. Originaire de West Point, elle a connu la ségrégation dans le Sud rural. Elle a vu sa maison brûler sous ses yeux. Elle a travaillé dur dans les champs de coton pour subvenir aux besoins de sa famille. Comment a-t-elle résisté à cette vie douloureuse ? En priant le bon Dieu !
Lorsqu’elle débuta sa carrière de chanteuse de gospel au début des années 70, sa ferveur narrait les affres d’une destinée percutée par les inégalités sociales. Avec ses frères, elle créa les Staples Jr Singers, un groupe vocal inspiré par la fougue des Staples Singers originels. Le premier et seul disque de cette formation de jeunes ouailles attachées à la tradition séculaire religieuse ne connut qu’un succès d’estime. When do we get paid, paru en 1975, fut toutefois redécouvert en 2022 et permit à la petite famille de porter la bonne parole sur les scènes internationales. La disparition en novembre 2024 d’Arceola Brown, le frère aîné d’Annie, mit fin à cette aventure unique.
Annie et son époux, Willie Joe Caldwell, ont donc décidé de reprendre la route avec leurs propres enfants pour poursuivre cette mission divine. L’album Can’t lose my soul est le fruit de cette insatiable quête spirituelle. Si la société a évolué, les convictions personnelles de la cheffe de famille sont toujours les mêmes. Elle a, certes, pris conscience des lentes améliorations de ses conditions de vie, mais reste perplexe face aux revendications de la jeune génération. Elle met d’ailleurs en garde ses filles dont elle perçoit la volonté d’émancipation : « Sans vouloir minimiser la place des femmes au XXIè siècle, je dirais que ce que nous avons vécu autrefois était beaucoup plus rude. Nos enfants n’ont pas connu les heures sombres de la ségrégation raciale de manière aussi intense et violente. Ils ne savent pas ce que la foi représentait pour nous. C’était la seule échappatoire à une vie terriblement difficile et pesante. Quand les brimades et les humiliations se répètent chaque jour, vous n’avez qu’une solution : survivre ! Aujourd’hui, et tant mieux pour elles, certaines jeunes femmes africaines-américaines peuvent devenir millionnaires. Je dirais donc humblement que les conditions de vie sont plus faciles aujourd’hui. J’espère juste que les femmes du XXIè siècle n’oublieront pas ce que nous avons traversé pour qu’elles parviennent à vivre pleinement leur citoyenneté américaine. J’espère également qu’elles n’oublieront pas ce que le Seigneur a pu leur apporter et qu’elles continueront à le célébrer. Aujourd’hui, nos enfants ont accès à l’éducation. Cela explique leur force de caractère. Les jeunes n’ont plus besoin de regarder en arrière. Ils peuvent pleinement embrasser l’avenir et revendiquer leurs droits civiques. Ils n’ont heureusement plus besoin de courber l’échine ». (Annie Caldwell Brown au micro de Joe Farmer)
Que l’on soit croyant ou non, ces propos fort respectables nous éclairent sur le drame de la discrimination et du racisme institutionnalisé. Écouter les mots de cette femme courageuse est une leçon d’humanisme que l’on se doit de chérir et de méditer. Si vous passez par West Point (Mississippi), allez rendre visite à Annie Caldwell Brown. Elle tient un magasin de vêtements dont elle assure, grâce à Dieu (dit-elle), la bonne tenue depuis 40 ans…
⇒ Le site d'Annie & The Caldwells.
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Lorsque l’on flâne dans une ville chargée d’histoire, certains édifices ravivent la mémoire, narrent des destinées, nourrissent notre savoir. Après New York et Los Angeles, Philippe Brossat nous présente les hauts lieux de Chicago. Ses déambulations au cœur du pôle économique et culturel de l’Illinois revitalisent un passé glorieux, celui des pionniers du jazz, du blues, du gospel, de la soul-music et même… de la house-music !
Paru aux éditions « Le Mot et Le Reste », son livre « Streets of Chicago » illumine des bâtisses, des rues et avenues, arpentées pendant des décennies par des hommes et des femmes, témoins et acteurs de « L’épopée des Musiques Noires ».
Il y a, certes, les natifs de Chicago, Quincy Jones ou Herbie Hancock, mais aussi tous ceux qui firent de Chicago La Mecque des musiques afro-américaines. Alors que le Sud ségrégationniste n’offrait aucun avenir aux artistes noirs considérés comme citoyens de seconde classe, les États du Nord proposaient une alternative à une vie de misère et d’humiliations quotidiennes. C’est ainsi que nombre d’instrumentistes originaires du Mississippi, du Tennessee ou de Louisiane trouvèrent à Chicago l’eldorado qu’ils espéraient. Le jeune Louis Armstrong se rendit, dès 1922, dans cette ville bouillonnante pour tenter d’entrer dans le grand orchestre de King Oliver. Il enregistrera quelques années plus tard plusieurs classiques historiques dans les studios du label Okeh Records à Chicago dont le fameux « Chicago breakdown ».
L’une des firmes discographiques légendaires de Chicago fut Chess Records. C’est dans les studios du 2120 Michigan Avenue que Willie Dixon, Chuck Berry, Little Walter, Muddy Waters ou Bo Diddley gravèrent leurs plus grands standards. Aucun d’eux n’était originaire de la « Windy City » mais ils contribuèrent largement à hisser Chicago au rang des capitales mondiales du blues. Le style « Chicago Blues » fut d’ailleurs insufflé par ces musiciens sudistes venus électrifier les cités industrielles du Nord. Cette migration sociale et musicale concerna des milliers d’artistes dont l’expressivité trouvait alors un écho plus retentissant.
La reine du gospel, Mahalia Jackson, née à la Nouvelle-Orléans en 1911, séjourna de longues années à Chicago. C’est dans cette ville qu’un hommage émouvant lui sera rendu en 1972, après sa disparition, en présence de Sammy Davis Jr et d’Aretha Franklin. Partenaire du pasteur Martin Luther King et femme de cœur, Mahalia Jackson a vécu les soubresauts parfois violents de la lutte pour les droits civiques au cœur des années 60. Chicago fut certainement l’un des pôles de friction entre communautés noires et blanches à cette époque. La tragique destinée du jeune Emmett Till fut le point de départ de la fronde contestataire du peuple noir américain. Le corps meurtri et méconnaissable de ce gamin de 14 ans, froidement assassiné dans une bourgade du Mississippi, fut exposé au « Roberts Temple » de Chicago, à la demande de sa propre mère, pour que l’opinion publique prenne conscience des horreurs du racisme institutionnalisé. La ville de Chicago, ce 3 septembre 1955, devint l’épicentre de la rébellion africaine-américaine.
Si les murs pouvaient parler, Chicago serait intarissable. Les cimetières sont des « panthéons du blues » dans cette ville du nord-est des États-Unis, comme aime à le répéter Philippe Brossat dans « Streets of Chicago ». Cheminer sur place, c’est se plonger dans l’Amérique noire. Chaque coin de rue narre une aventure humaine que le temps ne doit pas effacer.
► «Streets of Chicago», éditions Le Mot et Le Reste.
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Le 6 février 2025, l’illustre Bob Marley aurait célébré son 80ème anniversaire ! Si l’on connaît désormais par cœur ses nombreux succès, la préhistoire de sa légende musicale est toujours assez peu documentée et certaines zones d’ombre subsistent. Quels enregistrements, annonciateurs de sa flamboyante destinée, méritent d’être connus et réédités ? Quelles traces sonores identifient ses années de jeunesse ?
Bruno Blum, parfait connaisseur de l’œuvre complète du chanteur jamaïcain, a fait paraître, en coordination avec Roger Steffens et Leroy Jodie Pierson, une biographie discographique imposante intitulée Soul Revolution.
Lorsqu’il rencontre le producteur Chris Blackwell à l’aube des années 70, Bob Marley a déjà bâti un répertoire qui n’attend plus que l’exposition médiatique pour être reconnu à sa juste valeur. Des dizaines de compositions réalisées avec les Wailers depuis 1967 témoignent de l’émergence progressive d’un genre musical qui s’apprête à envahir la planète toute entière. Les tâtonnements des premières sessions d’enregistrement révèlent la lente transformation des idiomes locaux vers une universalité stylistique indéniable. Le Ska et le Rocksteady jamaïcains se développent. L’influence de la Soul-Music américaine est incontournable. Les ingrédients sont déjà là pour donner naissance à une nouvelle forme d’expression, le reggae.
Réunies à la fin des années 90 dans l’anthologie « The Complete Bob Marley & The Wailers – 1967/1972 », ces archives sonores, désormais commentées par Bruno Blum, Roger Steffens et Leroy Jodie Pierson aux éditions Frémeaux & Associés, nous donnent une lecture sociale et musicale de « L’épopée Bob Marley ». Si certaines chansons sont devenues, par la suite, des classiques comme « Kaya », « Concrete Jungle », « Natural Mystic » ou « Satisfy My Soul », il est plaisant d’entendre la rébellion naissante d’un jeune effronté qui défie déjà dans « Hypocrites » ou « Soul Rebel » les dérives institutionnelles de son époque. Bob Marley n’a pas 30 ans mais son engagement citoyen est réel et ses prises de position nourriront sa légende.
Dans une interview de décembre 1973, Bob Marley laisse parler son âme. Son éveil à la spiritualité semble dicter ses choix alors que sa notoriété grandissante percute ses convictions. Affronter le succès devient un défi. Il doit composer avec le monde réel, celui des compromis et des obligations mercantiles. Une transcription partielle de cet échange avec le journaliste de radio et de télévision jamaïcain, Neville Willoughby, est présentée dans le livre « Soul Revolution » de Messieurs Blum, Steffens et Pierson. Ce témoignage est certainement le marqueur d’une réflexion devenue adulte, celle d’un artiste confronté à son futur destin d’icône planétaire.
⇒ Bob Marley and The Wailers 1967-1972 - Soul Revolution chez Frémeaux Associés.
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La chanteuse américaine Madeleine Peyroux n’a jamais hésité à exprimer ses convictions, quitte à froisser les susceptibilités de ses interlocuteurs. Son dernier album Let’s Walk n’élude pas les enjeux sociaux de notre temps mais souligne notre capacité à résister et à avancer dans un quotidien semé d’embûches. À quelques jours d’une courte tournée française qui passera par Paris le 6 février 2025, la francophile Madeleine Peyroux nous fait part de ses états d’âme et nous invite à positiver.
Les épreuves de la vie nous poussent parfois à baisser les bras. À 50 ans, Madeleine Peyroux affiche la volonté farouche de célébrer la beauté que nous avons tous en nous. Il suffit juste de la déceler et de la nourrir d’intentions enthousiastes et sincères. En écoutant les histoires contées dans son nouveau disque, Let’s Walk, nous sommes subitement happés par cette humeur sereine qui nous enjoint à apprendre de nos doutes, renoncements et insatisfactions. Il est plus aisé de se plaindre que de se battre contre ses démons. Alors, « marchons », semble nous dire cette admirable interprète qui défie les soubresauts de notre XXIè siècle en rappelant insidieusement que la bonté et la solidarité ont plus de puissance fédératrice que la haine et la division.
Imaginé durant le confinement planétaire lié à la pandémie de Covid-19, le nouveau répertoire de Madeleine Peyroux fut aussi un écho poétique et musical à l’élan populaire contre le racisme et les discriminations devenu en 2020 le mouvement « Black Lives Matter ». Curieusement, cet appel à l’égalité et à la dignité humaine épousait les aspirations d’une autre âme sensible, la chanteuse afro-américaine Bessie Smith qui, 100 ans plus tôt, cherchait déjà la respectabilité dans une société ségrégationniste. Il n’est pas étonnant que Madeleine Peyroux, incontestable femme de convictions, continue de frissonner en entendant la voix redoutablement expressive de sa consœur. Certains décrèteront injustement que la peau blanche de Madeleine Peyroux lui a épargné les vicissitudes d’une existence tourmentée. Laissons ces commentateurs peu éclairés à leurs certitudes et à leurs élucubrations. La douleur d’une injustice n’a pas de couleur. Elle frappe indistinctement les hommes et femmes en souffrance.
Dans ces moments de déséquilibre existentiel, il faut qu’une main tendue vous redonne espoir. Madeleine Peyroux n’a pas oublié celui qui fut à ses côtés quand l’avenir s’assombrissait. Il s’appelait « Showman Dan », de son vrai nom, Daniel William Fitzgerald, un troubadour afro-américain né en 1933 dont le charisme et la joie de vivre furent le réconfort dont elle avait désespérément besoin. Elle lui rend d’ailleurs un vibrant hommage sur l’album Let’s Walk et à travers un clip vidéo très touchant. Madeleine Peyroux est aujourd’hui en paix avec elle-même et aborde son cinquantenaire avec quiétude et confiance. Elle nous le prouvera sur scène lors d’une majestueuse tournée européenne qui ne pourra qu’enchanter ses nombreux admirateurs et admiratrices.
⇒ Le site consacré à Madeleine Peyroux
⇒ Madeleine Peyroux au Casino de Paris en concert le 6 février 2025.
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La célèbre organiste américaine Rhoda Scott continue d’écumer les scènes internationales avec son « Lady Quartet » fondé il y a 20 ans au festival « Jazz à Vienne » en France. Un nouvel album, intitulé Ladies & Gentlemen, célèbre cet anniversaire en réunissant des complices masculins et féminins dont les indéniables talents d’interprètes vont certainement illuminer le concert du 7 février 2025 au Théâtre du Châtelet à Paris.
Tout au long de sa vie, Rhoda Scott a conservé cette intégrité artistique qui la hisse au rang des grandes figures de notre temps. Son répertoire, en quête perpétuelle de perfection et de diversité, n’a jamais répondu aux sirènes du mercantilisme exacerbé. C’est dans les « spirituals » que cette incroyable instrumentiste a d’abord inscrit son identité musicale mais ses oreilles ont su capter l’air du temps et donner de la profondeur à ses valeureuses interprétations. Ladies & Gentlemen est le fruit de cet éclectisme maîtrisé qui revitalise, avec la même pertinence, un standard jazz des années 1920 comme « Stardust » ou un classique afrobeat comme « Lady ». De Nat King Cole à Fela Anikulapo Kuti, le paysage sonore dans lequel évolue aujourd’hui Rhoda Scott est multicolore.
Trois maestros de l’art vocal ont été conviés en studio pour, tour à tour, magnifier cette audace stylistique et insuffler une part de leur sensibilité artistique. Hugh Coltman, David Linx et Emmanuel Pi Djob, ont certes des origines différentes mais la source de leur créativité invite à la communion. L’un est Britannique, l’autre est Belge, le troisième est Camerounais mais qu’importe les racines géographiques, la musique les rapproche et nous offre une lecture éclectique du patrimoine afro-planétaire. Soutenus par le swing de trois ladies, Sophie Alour (saxophone ténor), Lisa Cat-Berro (saxophone alto) et Julie Saury (batterie), les trois stentors n’ont plus qu’à se laisser porter par la délicatesse des arrangements et les harmonies organistiques de leur hôte, l’illustre Rhoda Scott.
La France peut se féliciter d’avoir accueilli, dès 1968, la virtuosité de cette artiste fidèle à ses convictions, ses valeurs, ses choix artistiques. Elle recevra d’ailleurs, le 2 février 2025 à Meudon, près de Paris, un prix « In Honorem » pour l’ensemble de sa carrière, décerné par la prestigieuse Académie Charles Cros qui, depuis 1947, fait scintiller la vivacité de la production discographique en France.
Le 7 février 2025, la ministre de la Culture Rachida Dati lui remettra la Légion d’honneur, une très haute distinction de l’État français pour services éminents rendus à la nation.
⇒ Académie Charles Cros
⇒ Rhoda Scott
⇒ Rhoda Scott au Théâtre du Châtelet à Paris (programmation).
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Le chanteur américain de Soul-Music, Sam Moore, nous a quittés le 10 janvier 2025 à l’âge de 89 ans. Outre ses prouesses vocales fort expressives, cette grande figure de « L’épopée des Musiques Noires » tint sa notoriété d’un duo historique qu’il forma avec un autre formidable interprète, Dave Prater, avec lequel il brilla sur les scènes internationales, dès les années 60. « Sam & Dave » devinrent les icônes du label Stax Records et propulsèrent des classiques comme « Soul Man », « Hold on I’m coming » ou « I thank you » au sommet des hit-parades.
La ferveur populaire qui accompagnera le succès de ces jeunes gens pleins de talent épousera le contexte social d’une Amérique alors embourbée dans ses contradictions. Nous sommes au beau milieu du mouvement des droits civiques emmené par le pasteur Martin Luther King. La fronde de la communauté noire trouve un écho dans le répertoire des artistes en vogue. Sam Moore n’a qu’une petite trentaine d’années et prend progressivement conscience que le divertissement peut aussi avoir une dimension politique et citoyenne. Il comprend qu’une chanson peut avoir un impact sur la conscience collective. D’abord considérées comme des bluettes inoffensives, les œuvres de « Sam & Dave » traduiront un élan d’espérance et un indéniable désir d’unité. « Lorsque vous écoutez notre titre « Soul Man », vous entendez du jazz, du gospel, du blues, de la country, et surtout, vous entendez ces mots : « I’m a soul man ». Immédiatement, vous vous rassemblez, vous dansez tous ensemble, vous vous donnez la main, que vous soyez noirs ou blancs, cela importe peu. Côte à côte, vous pouvez chanter : « I’m a soul man ». Donc oui, il y a un message, et nous le chantions : « I’m a soul man, you’re a soul man, they’re soul men » - « Je suis, tu es, ils sont des soul men ». Je ne le chantais pas pour une partie de la population mais pour tous, et regardez, des décennies plus tard, cette chanson a toujours du sens, chacun de nous se reconnaît dans « Soul Man », n’est-ce pas merveilleux ? ». (Sam Moore au micro de Joe Farmer)
L’exaltation née d’un espoir de fraternité universelle se fracassera malheureusement sur la violence endémique d’une nation profondément raciste. L’assassinat du Pasteur King, le 4 avril 1968, fut un choc pour nombre de progressistes américains effarés par tant d’injustice et d’impunité. Sam Moore commença alors à douter du bien fondé de la posture non-violente prônée par son héros. « Vous devez comprendre qu’à cette époque, Stokely Carmichael, H. Rap Brown, Malcolm X, laissaient entendre que Martin Luther King était un lâche, qu’il faisait des courbettes pour obtenir des droits, qu’il suppliait le Blanc de nous octroyer l’égalité raciale. Ce furent des propos très violents au point qu’à l’époque, je me disais : « C’est vrai, je ne veux plus tendre l’autre joue, je ne veux plus subir les canons à eau, les assauts des chiens policiers ! Désormais, si on me frappe la joue droite, je répondrai en frappant la joue gauche ! » Je devenais plus radical, j’écoutais les thèses d’Elijah Muhammad, j’allais à ses conférences, c’était un peu la confusion dans ma tête… Je ne savais plus qui croire ou qui écouter. Mais quand Martin Luther King a été assassiné, soudain j’ai réalisé que son message n’avait pas été aussi médiocre qu’on avait pu le dire. Ce que j’essaye de vous dire, c’est que le « Sam Moore » de l’époque était un peu perdu… ». (Sam Moore sur RFI en 2004)
À l’aube des années 70, Sam Moore peine à trouver un sens à son engagement artistique. Les années passent et les relations conflictuelles avec son entourage entament son enthousiasme et sa clairvoyance. La tension monte avec son alter ego, Dave Prater, et la cohésion du duo se craquelle. En 1981, « Sam & Dave » se séparent dans la douleur et ne se produiront plus jamais sur scène ensemble. Sam Moore doit, de surcroît, faire face à un autre obstacle de taille, son addiction à l’héroïne. Ce n’est qu’en 1986 que son nom rejaillit. Il enregistre avec le rockeur new-yorkais Lou Reed une nouvelle version de « Soul Man ». Le public a changé. La jeune génération découvre cette voix échappée des sixties et se laisse griser par sa musicalité surannée. Petit à petit, Sam Moore retrouve la foi, l’envie de chanter, d’enregistrer et de côtoyer ses contemporains. La disparition brutale de son ancien partenaire, Dave Prater, le 9 avril 1988, enterre définitivement les intentions mercantiles de voir le duo se reformer. Sam Moore doit à présent exister par lui-même. Il multiplie alors les prestations et se retrouve invité à participer au film « Blues Brothers 2000 ». Cette apparition à l’écran le hisse subitement au rang d’icône de la Soul originelle.
Au XXIè siècle, Sam Moore devient le patriarche que l’on célèbre. Bruce Springsteen ne manquera d’ailleurs pas de lui rendre un vibrant hommage en le conviant sur la scène du Madison Square Garden de New York en 2009 pour interpréter à ses côtés ses imparables ritournelles d’antan. Cette amicale complicité artistique tranchera singulièrement avec une prise de position inattendue du vieillissant chanteur afro-américain. En 2017, Sam Moore décide, en effet, de soutenir la candidature de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Avait-il été déçu par les deux mandats de Barack Obama ? Considérait-il que l’évolution de la société américaine ne nourrissait plus ses espoirs ? Ce choix politique fort commenté à l’époque trahissait peut-être les doutes et tergiversations d’un homme tourmenté, bousculé par les soubresauts d’une vie tumultueuse et incertaine. Quelles que furent ses réelles convictions, son statut de pionnier résistera à l’érosion du temps car il s’inscrit dans l’histoire indélébile des musiques noires américaines.
⇒ Facebook de Sam Moore.
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Dans le récit épique des musiques populaires afro-planétaires, les guitaristes tiennent une place de choix. Souvent au-devant de la scène, ils sont les virtuoses que l’on acclame et que l’on vénère. Ils développent tous un style propre qui les distingue de leurs homologues. Outre le talent, le choix de l’instrument est primordial. Une guitare « Dobro » n’a certainement pas le même son qu’une « Gibson Flying V ». Elle ne raconte pas non plus la même histoire. Elle identifie une époque, un genre musical, une personnalité. Dans son dernier ouvrage, Guitares d’exception (Gründ Editions), Julien Bitoun s’est penché sur ces différences notables qui narrent une épopée centenaire.
Le guitariste universel dont on ne cesse d’analyser le jeu flamboyant depuis des décennies n’est autre que Jimi Hendrix. La hardiesse avec laquelle il bouscula la sonorité de sa « Fender Stratocaster » restera longtemps dans les mémoires. Cette tonalité révolutionnaire fut, certes, popularisée par un virtuose absolu, mais n’oublions pas l’outil, le vecteur de transmission de cette folie créative. Il faut alors se poser la question essentielle : est-ce la guitare qui identifie un artiste ou est-ce l’instrumentiste qui fait scintiller une guitare ? Il faut croire que la réponse à cette légitime interrogation conservera longtemps sa part d’ambiguïté car, dès le début du XXe siècle, les premiers bluesmen adoptaient une posture qui les distinguait de leurs contemporains. Se servaient-ils de leur guitare pour se faire entendre ? Pour se faire respecter ? Pour avoir un statut social dans une Amérique ségrégationniste ? La guitare n’était peut-être pas qu’un passe-temps ludique. Elle offrait à ces valeureux compositeurs afro-américains un moyen d’exprimer leur frustration, leur quotidien miséreux, leur aspiration à la liberté et à l’égalité.
Progressivement, les techniques, les formes, les musicalités des guitares, donneront du crédit et une visibilité à leurs utilisateurs. Chet Atkins ou Sister Rosetta Tharpe, par exemple, deux artistes très distincts, ont marqué leur époque, leur style et leur patrimoine grâce à l’emploi inventif qu’ils faisaient respectivement de leur guitare, « Gretsch » et « Les Paul ». L’intention artistique était radicalement différente. Le choix de l’électrique ou de l’acoustique, les évolutions drastiques des goûts du public, l’apparition de nouveaux courants musicaux, l’exigence de la perfection, tous ces éléments accéléreront la mise sur le marché de nouveaux modèles toujours plus sophistiqués.
Et pourtant, la passion pour l’authenticité artisanale l’emportera parfois sur l’innovation et la performance. Nombre de « guitar heroes » préfèreront s’emparer d’une vieille « Martin D-28 » de 1938 pour retrouver l’humeur originelle de la country music. Bob Dylan fut, par exemple, très friand de ces antiquités devenues, aujourd’hui, très onéreuses. Il y a donc mille raisons de posséder une guitare : le désir de jouer avec l’histoire, de s’affirmer en tant qu’artiste, de parader, de faire sensation ou de séduire son entourage… En parcourant le livre de Julien Bitoun, Guitares d’exception (Gründ Editions), les guitaristes en herbe, comme les plus aguerris, pourront user jusqu’à la corde leurs connaissances encyclopédiques.
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Le rock est-il l’émanation de la culture africaine-américaine ? Cette sempiternelle interrogation a été tranchée maintes fois depuis des décennies. Pourtant, un ajustement du récit historique n’est jamais vain. Bruno Blum, auteur, dessinateur, guitariste, producteur, conférencier, est le concepteur d’un Dictionnaire chronologique du rock, un coffret de 4CDs qui bouscule les idées reçues et scrute avec acuité les évolutions stylistiques d’une forme d’expression dite révolutionnaire.
Longtemps, le rock’n’roll fut incarné par la flamboyance du « King », Elvis Presley. Cette facile représentation historique est aujourd’hui amendée par une meilleure connaissance des réalités américaines. Nul ne peut contester qu’un choc culturel eut lieu à l’aube des années 1950 quand le blues et la country-music dessinèrent les contours d’un vocabulaire sonore fédérateur et populaire. Le contexte social d’alors fut pourtant l’un des obstacles majeurs au vœu d’universalité du rock’n’roll. Comment pouvait-on accepter, dans une Amérique ségrégationniste, qu’un jeune chanteur blanc puisse interpréter des airs inspirés du répertoire noir ? C’est pourtant cette audace qui bouscula le conservatisme bien-pensant d’antan.
Certes, il fallut batailler ferme pour que les Chuck Berry, Little Richard, Bo Diddley, Fats Domino, soient reconnus, considérés, respectés, par l’ensemble des citoyens américains. Si la jeunesse semblait accepter et encourager cette poussée de fièvre inéluctable, le monde des adultes regardait d’un très mauvais œil cette irruption de trublions dont les danses dites « tribales » les indisposaient sérieusement. Nul ne pouvait cependant contrer cette aspiration à un épanouissement artistique total. Deux visions de la société américaine s’opposaient, deux reflets contradictoires qui interdisaient l’unité d’une nation autour de valeurs humaines indiscutables. Le racisme résistait depuis des siècles aux élans progressistes d’orateurs courageux, il était donc impensable, pour les plus radicaux, que la stabilité sociale et le mode de pensée réactionnaire percutent l’outrecuidante ferveur de quelques hurluberlus.
Le rock’n’roll ne fut pas qu’un des nombreux soubresauts du XXe siècle aux États-Unis. Il modifia profondément la physionomie de la nation américaine et, par ricochet, fit avancer à l’échelle planétaire l’esprit de concorde et de communion. Plus qu’un genre musical, c’est une attitude, un esprit, des convictions qui animaient tous ces musiciens devenus des icônes. Dans son Dictionnaire chronologique du rock (Frémeaux & Associés), Bruno Blum ose même citer Ray Charles, Aretha Franklin et Bob Marley, parmi les promoteurs essentiels du rock. Il est vrai que tous ces piliers de L’épopée des Musiques Noires avaient en eux cette volonté farouche de rassembler plutôt que de diviser. Leur musicalité s’inscrivait dans la lente évolution des matrices idiomatiques africaines et européennes. Ce rappel utile prend une signification toute particulière quand le repli sur soi semble défier notre quotidien.
► Le Dictionnaire chronologique du rock, paru chez Frémeaux & Associés.
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Ces douze derniers mois ont souvent été bousculés par une actualité trépidante. La musique a, une fois de plus, permis d’apaiser nos esprits, tourmentés par le tourbillon des événements mondiaux. Dans L’épopée, nous avons accueilli de nombreux artistes bien décidés à susciter la concorde entre les peuples à travers des mots choisis et des notes inspirantes. Toutes les générations ont pu s’exprimer en toute liberté.
L’année 2024 débuta avec un anniversaire… Un club de jazz historique, le Baiser Salé, fêtait ses 40 ans en présence de nombreux artistes dont Angélique Kidjo. La célèbre chanteuse béninoise était heureuse de se remémorer, sur notre antenne, ses premiers pas sur cette petite scène qui vit défiler, au fil des décennies, de nombreux jeunes talents devenus par la suite de véritables personnalités. Aux côtés de Maria Rodriguez, programmatrice de ce haut lieu multiculturel parisien, elle prit le temps de raviver notre mémoire. Angélique Kidjo est aujourd’hui une reine de l’art vocal, mais n’oublie pas les personnes qui ont accompagné son développement artistique.
Sa consœur, Lizz Wright, a pleinement conscience de l’absolue nécessité de célébrer le passé. Invitée en octobre 2024 sur nos ondes pour présenter son dernier album intitulé Shadow, la gracieuse chanteuse américaine nous fit quelques confidences sur son enfance et les enseignements qu’elle en tira : « Ma grand-mère, Martha, avait l'habitude d’aller prier au pied d’un arbre près de sa maison. C’est une image dont je me souviendrai longtemps. Mon père me racontait beaucoup d’histoires à ce sujet. Il y a dans le sud des États-Unis des contes et légendes qui entretiennent le mythe des ancêtres, qui décrivent le vent qui souffle, la pluie qui tombe, la nature qui s’épanouit. Je comprends aujourd’hui que ma grand-mère me montrait la voie à suivre et me faisait prendre conscience de la dureté de ce monde troublé. Elle m’a donné le courage de revendiquer ma place sur cette planète sans attendre que quelqu’un ne me l’octroie. Je veux être responsable de l’amour que je donne et ne pas être un étranger pour autrui. Voilà les belles valeurs que ma grand-mère m’a transmises. » (Lizz Wright sur RFI)
Il y a mille façons d’honorer nos aînés… Les écouter se raconter est une indéniable marque de respect. Lorsque le bluesman Bobby Rush (91 ans) nous accorda une rare interview en mars dernier, nous ne pouvions que boire ses paroles et savourer le plaisir d’entendre ce fringant nonagénaire évoquer les soubresauts, parfois pénibles, de sa destinée : « Je me souviens que, durant mes concerts dans le sud, je mettais mon autobus de tournée à disposition des marcheurs pour qu’ils puissent se rendre sans danger dans les bureaux de vote. En 1963, j’ai fait de même à Chicago, car les autorités s’étaient arrangées pour qu’aucune voiture appartenant à un Noir ne puisse se garer dans les quartiers réservés aux Blancs. J’ai cherché à contourner cet interdit, mais quelqu’un a mis le feu à mon bus. Je suis allé porter plainte au commissariat du coin et l’agent de police m’a carrément jeté dehors. Il m’a traité de "nègre" et m’a dit de rentrer chez moi. Mon fils était à mes côtés… Imaginez sa frayeur ! Aujourd’hui, on ne vous crache pas ouvertement à la figure, mais on vous dénie votre statut social. C’est aussi brutal psychologiquement. Par exemple, je n’ai toujours pas l’opportunité de me produire où je veux alors qu’un musicien blanc est accueilli avec les honneurs où que ce soit. Les artistes blancs gagnent beaucoup plus d’argent que les artistes noirs. Et je ne fais pas exception à la règle. Il nous reste notre modeste notoriété. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça. L’Amérique a changé, mais certaines attitudes sont restées les mêmes ». (Bobby Rush, le 07 mars 2024)
Le blues est certainement l’une des formes d’expression matrices de L’épopée des Musiques Noires. Il porte l’héritage africain de la culture mondiale. Tous les musiciens venus s’exprimer en 2024 sur nos ondes ont fait référence à ce patrimoine séculaire qui nourrit leur inspiration. Le jeune Jontavious Willis (28 ans) sait d’où il vient et ses œuvres sont l’écho révérencieux de traditions qu’il veut préserver. Seul, sa guitare à la main, il perpétue le message de ses aïeux et restitue l’esprit de la Géorgie, sa terre natale dans le sud des États-Unis. Son dernier album en date, West Georgia Blues, devrait être salué unanimement en 2025.
Les musiques africaines-américaines ont influencé de nombreux instrumentistes à travers la planète. En Angleterre, au cœur des années 60, quelques jeunes virtuoses inspirés avaient choisi de revitaliser le répertoire de leurs cousins d’Amérique. Le chanteur Ian Gillan, pilier du groupe Deep Purple, reconnaît humblement avoir été profondément marqué par le blues, le jazz et la soul-music, entendus durant sa prime jeunesse. Il accepta d’ailleurs, en juillet dernier, de nous faire part de son goût immodéré pour les archives sonores conservées outre-Atlantique : « N’oublions pas que cette musique est née dans le delta du Mississippi, puis est remontée vers Kansas City, Saint-Louis et enfin Chicago. En suivant ce long voyage temporel et géographique, vous pouvez ressentir l’évolution du blues. C'est ce que j'appelle le blues authentique. D’ailleurs, les ritournelles composées à l’époque sont des petits bijoux qui racontent l’histoire du peuple noir. Sur notre dernier album, vous remarquerez peut-être la chanson 'A bit on the side', c’est un titre très puissant dans lequel la section basse-batterie est imposante, mais si vous tendez l’oreille, vous entendrez une allusion au titre 'Parchman Farm' de Mose Allison. Curieusement, cela m’est revenu à l’esprit, car cette mélodie fait partie de mes années de jeunesse quand j’étais en plein apprentissage musical. Je me souviens de ces paroles très intenses que j’avais apprises par cœur. Au moment de l’enregistrement, je me disais : "D’où viennent ces mots qui me trottent dans la tête ?". Ils étaient juste dans ma mémoire lointaine. Je pense donc avoir une préférence pour le blues des origines et même, le jazz des origines, celui des années 20 qui est beaucoup plus attractif que le be-bop des années 40. Il y a dans ces musiques une tonalité encore immature, presque adolescente, c’est l’expression naturelle d’un vécu souvent douloureux. Dans ce répertoire d’un autre temps, on évoque les troubles sociaux, les abus de pouvoir. Il faut d’ailleurs savoir déceler le message transmis par tous ces artistes afro-américains d’autrefois, car il y avait souvent une double signification. Si vous n’y prêtez pas attention, vous passerez à côté des messages que véhiculaient ces chansons. Les artistes noirs utilisaient des codes pour pouvoir exprimer leur mal-être sans que les Blancs ne s’en rendent compte. Tous ces gens étaient traités comme des animaux. Ce sentiment de désespoir a survécu à travers la musique et s’est retrouvé dans le blues de Chicago. Il est, certes, devenu plus commercial au fil du temps, mais le message d’origine est resté vivace, grâce notamment à B.B King et, bien entendu, Muddy Waters ». (Ian Gillan au micro de Joe Farmer)
L’année 2024 nous a permis de converser avec des interlocuteurs passionnants. Impossible de résumer douze mois d’échange et de partage enrichissants. Notons tout de même l’engagement individuel de toutes ces âmes sensibles capables d’insuffler un élan de communion irrésistible et salutaire en ces temps de divisions insensées.
Gageons que 2025 nous apportera ce réconfort musical que nous appelons tous de nos vœux. Nous y veillerons !
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Né en décembre 1954, le mensuel Jazz Magazine est devenu la référence historique des musiques héritées de la culture afro-américaine. Depuis sa naissance, il y a 70 ans, les équipes ont évolué, les goûts des lecteurs se sont affinés, la diversité des couleurs sonores s’est affirmée, mais la rédaction a conservé ce désir d’être l’écho et, parfois, le prescripteur du temps présent. Édouard Rencker, actuel chef d’orchestre de ce « Big Band » de journalistes avertis, n’est pas peu fier de célébrer cet anniversaire malgré les tourments d’une longévité éprouvante. À ses côtés, le guitariste et chanteur malien, Pedro Kouyaté, soutenu par Jazz Magazine, nous donne sa définition libre du mot « jazz ».
Lorsque Jazz Magazine voit le jour, la France s’est dotée d’un nouveau président, René Coty, élu par le Parlement car le suffrage universel n’existe pas encore dans cette IVe république en quête d’un second souffle. Les années d’après-guerre sont celles de la reconstruction. Les Français ont soif de vivre et s’enthousiasment pour les grandes figures du jazz d’alors. Sidney Bechet est la vedette du moment et remplit sans effort l’Olympia à Paris. Il devient impératif de se faire l’écho de l’engouement populaire pour le swing de ces musiciens aguerris. Nicole Barclay, épouse du grand producteur Eddie Barclay, imagine un magazine mensuel capable de refléter l’air du temps. Ce sera le début d’une aventure journalistique palpitante qui traversera sept décennies durant lesquelles les styles, les créateurs, les disparitions, les innovations, susciteront des milliers d’articles, de dossiers thématiques, d’enquêtes et de reportages photographiques passionnants.
Certes, les soubresauts du jazz inciteront les différentes rédactions à, perpétuellement, se remettre en question, mais l’envie de se faire l’écho du moment présent résistera à l’érosion du temps. Le duo Franck Tenot/Daniel Filipacchi veillera longtemps à la bonne tenue de cet organe de presse spécialisé qui s’engagera sincèrement dans la défense de toutes les formes de swing. Véritable miroir de l’agitation sociale et culturelle des XXe et XXIe siècles, Jazz Magazine est toujours resté à l’écoute des musiciens, qu’ils soient traditionalistes ou avant-gardistes. Observer, commenter, recommander, les différentes rédactions ont maintenu vaillamment la flamme vitale du narrateur. De Jean-Louis Ginibre à Philippe Carles, et aujourd’hui Frédéric Goaty, l’exigence des rédacteurs en chef fut incontestable et nécessaire.
Depuis dix ans, Édouard Rencker est l’heureux directeur de la publication de ce magazine historique. Il a pleinement conscience que ce patrimoine légué par ses aînés lui impose d’être vigilant pour que la marque « Jazz Magazine » lui survive. Les choix éditoriaux sont cruciaux pour assurer sur le long terme le frêle et indispensable équilibre économique dont ses équipes ont besoin. Alors, inlassablement, il vante les mérites d’un mensuel référent. Des concerts, estampillés « Jazz Magazine », exposent désormais les instrumentistes auxquels la rédaction croit sincèrement. Pedro Kouyaté, guitariste, conteur, poète malien et gardien des traditions africaines ancestrales, peut s’enorgueillir d’être soutenu par cette rédaction attentive. Son album, Following, comme ses récentes prestations, ont reçu le sceau « Jazz Magazine ». Cette marque de confiance lui permet de briller davantage dans le feu des projecteurs et rappelle insidieusement aux lecteurs du journal que la diversité et l’ouverture d’esprit ont toujours été les piliers de cette épopée durant laquelle, depuis 70 ans, d’indécrottables passionnés de jazz ont réussi l’exploit de nous captiver.
Site internet Jazz Magazine | Site internet Pedro Kouyaté
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Longtemps présenté comme un fabuleux interprète du répertoire pop-funk, le chanteur américain Al Jarreau reconnaissait volontiers avoir une passion pour les harmonies vocales jazz et les compositions des grands instrumentistes swing. À la fin de sa vie, il réalisa l’un de ses rêves : revitaliser les œuvres du grand Duke Ellington devant un imposant Big Band. L’écho sonore de ces concerts émouvants paraît sur le label Act Records. Ses anciens colistiers, témoins et acteurs de ses ultimes prestations, nous content cette épopée majestueuse.
Durant l’année 2016, quelques mois avant sa disparition, Al Jarreau remonta une dernière fois sur scène en compagnie d’une grande formation cuivrée, le NDR Big Band de Hambourg, lors d’une tournée européenne haletante. Ce fut le dernier acte d’une épopée majestueuse qui débuta dans les années 60 au sein des « Indigos », un groupe vocal formé par des étudiants de l’Université de Ripon dans le Wisconsin. Son goût pour le jazz se développa à cette époque et il n’était pas rare de l’entendre jouer avec les intonations de ses aînés. Ainsi, derrière ses célèbres acrobaties mélodiques que de nombreux admirateurs ont acclamées durant 50 ans, il y avait un artiste respectueux du patrimoine ancestral.
Joe Turano, pianiste, saxophoniste, directeur musical de l’orchestre d’Al Jarreau pendant 17 ans, a eu le loisir d’observer son ami et partenaire sur scène et en studio. « Il était d’abord un interprète dont la richesse vocale et la sensibilité artistique déjouaient toutes les catégories musicales. La liberté d’expression que lui offrait le jazz apparaissait systématiquement dans tous ses enregistrements, quel que soit le style. D’ailleurs, il était difficile de définir son identité musicale car il ne cessait de nous surprendre. Son sens de l’improvisation jaillissait constamment dans sa voix. Par conséquent, si l’on veut le décrire comme un chanteur de jazz, il faut d’abord comprendre que son expressivité reposait sur la spontanéité et l’improvisation, et ce fut le cas tout au long de sa vie. Sa voix était le reflet de sa personnalité, de son esprit vif, de sa flexibilité artistique. Il était capable de reproduire les sons qu’il entendait autour de lui, les sons d’un instrument de musique, les sons de la nature, etc. Sa voix était si merveilleusement élastique qu’il pouvait chanter la plus simple mélodie et lui donner une richesse harmonique remarquable, pleine d’émotion. À d’autres moments, il pouvait se laisser aller à quelques audaces vocales et entrer dans un monde sonore qui lui appartenait totalement. » (Joe Turano au micro de Joe Farmer)
En 2016, Al Jarreau a 76 ans. Il a conscience que cette tournée pourrait être la dernière. Alors, il redouble d’efforts pour que cette célébration des grands classiques de Duke Ellington soit somptueuse et digne. Il prend plaisir à jouer avec les circonvolutions jazz du NDR Big Band qui l’accompagne chaque soir. Il chante avec joie et ferveur. Il semble heureux et serein. Joe Gordon fut le manager d’Al Jarreau pendant 27 ans. Son regard sur ces derniers rendez-vous avec le public européen est plus nuancé : « J'ai deux souvenirs très précis de cette tournée. D'abord, c’est la joie d’Al Jarreau d’être sur scène tous les jours en compagnie de ce grand orchestre, le NDR Big Band. Et, même lorsqu’il n’était pas sur scène avec ces musiciens, il prenait plaisir à passer du temps avec eux dans les hôtels ou dans le bus qui nous emmenait de ville en ville. Quand tous ces instrumentistes lui rendaient visite, il était également comblé. Ce partage et cette complicité allaient dans les deux sens. Que ce soit au petit déjeuner ou à l’issue des concerts, il était enchanté de converser avec ces admirables musiciens. L’autre souvenir, un peu plus émouvant, c’était sa condition physique. À ce moment précis de son existence, il avait de plus en plus de difficultés à se déplacer et faisait souvent appel à nous pour le conduire jusqu’à la scène. Une fois installé devant le public, il retrouvait le sourire. Mes souvenirs sont donc assez contradictoires. L’un est heureux car je le voyais s’épanouir sur scène. L’autre est plus émouvant car je sentais que la maladie le rattrapait. Je ne sais pas si le public avait conscience de tout cela. Pour lui, c’était une joie intense d’être sur scène, mais aussi un défi d’aller au bout de cette aventure. » (Joe Gordon sur RFI, décembre 2024)
En cette fin d’année 2024, deux albums posthumes ravivent la voix unique d’Al Jarreau. L’un fut enregistré à l’aube d’une brillante carrière, l’autre au crépuscule de sa flamboyante destinée. Le premier nous ramène aux prémices de sa notoriété lorsqu’en août 1976, à Washington, son concert intime au Childe Harold Jazz Club révéla sa maestria. Le second restitue ses derniers instants de bonheur intense alors qu’il s’octroie le luxe de chanter les standards de Duke Ellington devant un rutilant orchestre jazz. Deux étapes majeures d’une lumineuse épopée qui a accompagné notre quotidien pendant un demi-siècle.
► Site internet consacré à Al Jarreau.
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Lorsqu’il fit paraître son premier disque sous son nom, il y a 25 ans, le chanteur et guitariste américain Raul Midon fit immédiatement sensation. Sa virtuosité vocale comme instrumentale surprit ses premiers auditeurs et cette faculté à défier les catégories musicales le hissa rapidement au sommet de la gloire. Son nouvel album, Lost and Found, enfonce le clou en jouant avec les accents Soul, Folk, Jazz que son ouverture d’esprit accueille avec sensibilité.
C’est en écoutant les mots de son aîné, Bob Dylan, que Raul Midon eut l’idée de concevoir la chanson-titre de son nouveau disque. Lost and Found est, en effet, inspiré de l’esprit narratif du célèbre poète folk américain. Raul Midon avait déjà en lui ce talent de conteur qui se voit aujourd’hui magnifié par son éclectisme mélodieux. « Il y a quelques années, un ami m’avait confié une cassette sur laquelle il avait enregistré un poème déclamé par Bob Dylan lors d’un de ses concerts. Il s’agissait de « Last thoughts on Woody Guthrie ». Les mots de Dylan étaient si puissants, merveilleux et sensibles, que j’ai imaginé cette chanson en essayant de restituer les rimes de ce poème fantastique. J’ai compris une chose en écoutant les vers de Bob Dylan, c’est que la poésie crée des images dans votre esprit. La poésie articule les mots de telle manière qu’elle suscite une représentation visuelle dans votre tête. Le message de cette chanson est universel. J’essaye de dire que lorsque tout espoir est perdu, il faut malgré tout persévérer car, d’une manière ou d’une autre, vous parviendrez à atteindre votre but. Certes, les choses ne se produiront peut-être pas telles que vous les auriez imaginées mais vous parviendrez à concrétiser vos projets. C’est la raison pour laquelle j’ai intitulé cette chanson « Lost and Found ». « Perdre espoir et retrouver espoir ». (Raul Midon au micro de Joe Farmer)
Les prouesses stylistiques de Raul Midon ont souvent épaté ses contemporains. Véritable homme-orchestre, son sens inné de l’interprétation et de la composition l’a hissé au rang des meilleurs instrumentistes de notre temps. Il n’est donc pas étonnant que ses homologues le sollicitent régulièrement pour apparaître sur scène à leurs côtés. En 2010, le bassiste Marcus Miller fut enchanté de le convier à participer à son concert à l’opéra de Monaco. Plus récemment, le collectif « Black Lives – From Generation to Generation » s’enthousiasmait de le compter parmi les défenseurs d’une égalité sociale universelle. Le concert de Cully en Suisse, en avril 2024, fut un moment de mobilisation citoyenne nécessaire. « On ne peut pas nier qu’il y ait une forme d’activisme dans la musique que nous produisons. Il est d’ailleurs essentiel que cet aspect des choses soit perceptible pour l’auditeur. Et, pour être honnête, je suis assez déçu par le manque d’engagement de certains artistes de nos jours. Quand on pense à « What’s going on » de Marvin Gaye, « Revolution » chantée par les Beatles, quand on pense aux textes de Gil Scott Heron, ces gens s’exprimaient sur la situation sociale de leur époque. Certes, je ne suis pas le plus grand rebelle dans mon expressivité artistique mais il faut que l’on dénonce, à travers nos œuvres et nos choix artistiques, les dérives racistes du monde actuel. Sur cette planète, si vous avez la peau noire, vous êtes instantanément considéré comme un être inférieur. C'est un fait incontestable. Le collectif de musiciens « Black lives » et le mouvement « Black Lives Matter » ont eu raison d’alerter l’opinion en disant : « Nous existons ! Nous ne sommes pas des citoyens de seconde classe ! ». (Raul Midon sur RFI)
Assister à un concert de Raul Midon est toujours un moment de plaisir intense, mais peut également susciter la réflexion. Écouter les paroles de ses chansons invite, parfois, à un examen de conscience utile. Raul Midon est, certes, un artiste exceptionnel mais aussi un homme simple qui, comme nous tous, s’interroge sur sa destinée et ses choix personnels. Sa cécité l’a poussé à se dépasser. Pour autant, il ne veut pas être perçu comme un être plus sensible que le commun des mortels. Avoir un grand cœur est une qualité humaine qui ne dépend pas d’un statut social ou d’une condition physique. « La seule différence pour un aveugle, c’est l’obligation d’être le meilleur dans sa discipline car son handicap est son premier obstacle. Au-delà de ça, que l’on soit voyant ou non voyant ne change rien à votre sensibilité. Je ne pense pas qu’un aveugle perçoive différemment les vibrations d’une musique. Les musiciens aveugles ressentent, commentent et s’expriment, sur la réalité du monde avec la même acuité que n’importe quel être humain sur cette planète ». (Raul Midon, décembre 2024)
Nul doute que les vibrations et émotions que vous ressentirez à l’écoute de Lost and Found légitimeront le discours toujours pertinent de ce multi-instrumentiste attachant.
⇒ Le site de Raul Midon.
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Depuis sa disparition en août 2018, la chanteuse Aretha Franklin n’a jamais réellement cessé d’occuper nos esprits. Films biographiques, documentaires, rééditions, l’industrie de la musique ne manque pas une occasion de commémorer cette artiste unique. Un nouveau livre vient parfaire notre connaissance de son épopée tumultueuse. Frédéric Adrian, déjà auteur d’ouvrages consacrés à Otis Redding, Marvin Gaye, Ray Charles, Stevie Wonder et Nina Simone, se penche sur les gloires et les déboires d’une icône incontestable.
Fort documenté, ce nouveau récit ne prend pas position. L’auteur se contente de suivre pas à pas les différentes étapes d’une destinée unique en veillant à restituer avec le plus d‘authenticité possible les faits tels qu’ils se sont déroulés. C’est ainsi que l’on assiste à l’évolution progressive d’une gamine déjà très douée, chaperonnée par la flamboyance d’un père pasteur dont le mode de vie libertarien contraste avec ses obligations cléricales. Au fil des pages, la volonté d’indépendance de la jeune Aretha Franklin s’affirme. Certes, les premières années sont davantage tournées vers un jazz soyeux que sa voix magnifie avec grâce et affirmation mais bientôt sa réelle identité, pétrie de Soul et de Gospel, jaillit dans les enregistrements pour le label Atlantic.
Après avoir révélé une tessiture élastique dans les studios Columbia au début des années 60, c’est bien à la fin de cette même décennie que son ascension se confirme. Aretha Franklin devient une reine de l’art vocal et multiplie les succès grâce à ses prouesses mélodiques et une ribambelle de classiques parfaitement adaptés à son immense talent. « Respect », « Chain of Fools », « Natural Woman », « Say a Little Prayer », entreront dans le patrimoine populaire américaine. Aretha Franklin inscrira alors son nom dans « L’épopée des Musiques Noires ». Ses prestations scéniques seront tout aussi percutantes, notamment au Fillmore West de San Francisco en 1971 ou dans la Missionary Baptist Church de Los Angeles en 1972, lors d’une célébration pleine de ferveur du répertoire sacré.
Ce désir d’abandon spirituel a peut-être été l’exutoire dont son âme sensible avait indubitablement besoin pour échapper au poids de la notoriété. Aretha Franklin n’était pas facile à vivre. Ses frasques, exigences et caprices révélaient certainement un mal-être que Frédéric Adrian tente de circonscrire dans son ouvrage. Lorsqu’elle quitte Atlantic Records pour Arista Records, elle est une personnalité majeure de l’Amérique noire, citoyenne engagée, artiste respectée, mais une femme tourmentée par les soubresauts de sa vie personnelle. Elle veut impérativement rester dans l’air du temps. Alors, avec plus ou moins de maîtrise ou de clairvoyance, elle s’acoquine avec les interprètes en vogue. Ici avec Annie Lennox, là avec George Michael. Séduire un nouveau public devient son obsession mais Aretha Franklin se perdra, parfois, dans des productions clinquantes que sa voix seule ne permettra pas toujours d’illuminer. Au crépuscule d’une aventure humaine trépidante, elle se plaisait à affirmer avec un brin d’insolence que sa seule héritière serait : « Aretha » elle-même !
« Aretha Franklin », la biographie de Frédéric Adrian est disponible aux éditions Le Mot et Le Reste.
- Éditions Le Mot et le Reste : le livre «Aretha Franklin» de Frédéric Adrian
- Le site Aretha Franklin.
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Aux côtés de Louis Armstrong, Count Basie ou Ella Fitzgerald, Eddie « Lockjaw » Davis a été un accompagnateur fougueux dont la sensibilité jazz au saxophone continue d’être étudiée au XXIè siècle. Son homologue, James Carter, se plaît à interpréter ses œuvres depuis quelques mois sur les scènes internationales. Le 23 octobre 2024, il rendait hommage à son aîné lors du festival « Jazz en Tête » à Clermont-Ferrand.
James Carter accorde beaucoup d’importance à la préservation du patrimoine. Dans le passé, il s’était déjà intéressé aux répertoires de ses aînés. Ses hommages à Django Reinhardt et à Billie Holiday avaient fait sensation et l’avaient hissé au rang des grands instrumentistes de notre temps. Depuis qu’il a accepté le rôle informel de conseiller culturel du « Minton’s Playhouse », un historique club de New York où se produisirent les plus grands noms du jazz, il s’est mis en tête de célébrer l’un de ses mentors, le regretté Eddie Lockjaw Davis, qu’il croisa furtivement en 1985. Il a, depuis cette date, conservé dans l’oreille l’âpreté délicieuse de ce swinguant virtuose qu’il veut honorer en lui dédiant un album. Faire vivre, au XXIè siècle, les œuvres d’autrefois en les actualisant est une manière de transmettre un savoir aux générations futures. James Carter en est convaincu !
« Je pense que le fait de m’appliquer à jouer ces répertoires m’impose de raconter une épopée et, d’une certaine manière, de m’improviser « historien ». Il faut sans cesse rappeler que nos aînés nous ont transmis un héritage toujours vivace aujourd’hui. Il est très important, à mes yeux, de répéter cela indéfiniment. Il faut leur rendre justice. Trop souvent, leurs noms disparaissent dans les oubliettes de l’histoire. On ne peut pas se contenter de quelques traces discographiques succinctes alors que le patrimoine de nos aînés est si imposant. Si les jeunes aujourd’hui n’ont pas la possibilité de découvrir par eux-mêmes le jazz d’hier, il faut que nous les incitions à s’y intéresser. Quand nous parlons de nos souvenirs de l’histoire du jazz, les jeunes ont le réflexe quasi-instantané d’aller sur Internet et de regarder sur YouTube les vidéos des artistes que nous évoquons. De mon temps, il fallait qu’une opportunité se présente pour que nous puissions assister à la projection d’archives sur grand écran. Nous n’avions pas immédiatement accès aux archives des grands noms du jazz. Il fallait attendre que le cinéma du quartier propose une projection spécifiquement consacrée à nos héros d’antan. Quand j’étais gamin, il fallait espérer tomber au hasard sur un programme jazz à la télévision. Et c’était très rare ! Aujourd'hui, il suffit de faire une requête sur Internet et vous pouvez voir tout ce que vous voulez ! Je pense que la jeune génération n'a pas conscience du privilège qui est le sien. Pour nous, regarder une vidéo d’un jazzman historique était unique. Il faut s'assurer que ce moment de la découverte reste un événement et ne soit pas banal aux yeux des jeunes spectateurs. (James Carter au micro de Joe Farmer)
James Carter a 55 ans. Il sait qu’il est au milieu du chemin qui le mènera à la respectabilité. Ses modèles ont suivi le même parcours, ont tâtonné, ont hésité, se sont interrogés et ont finalement brillé. Ses homologues saxophonistes lui ont donné des clés de compréhension qu’il doit choyer et perpétuer.
« Pour que les jeunes s’intéressent au patrimoine et se mettent autour d’une table pour en discuter, il faut donner de sa personne. C’est un enjeu essentiel. Il faut, au moins, leur dire que certaines personnalités ont existé. Libres à eux de relier les différents épisodes de ma narration en allant chercher, par eux-mêmes, d’autres documents. C’est ainsi que naît la curiosité. En les plongeant progressivement dans une quête personnelle, leur individualité se développera plus vite. Si certains d’entre eux envisagent de devenir musiciens, ils auront une identité artistique plus forte et solide. Ils comprendront ce que signifie : « se transcender ». Ils pourront plus facilement s’adresser au plus grand nombre. Ce n’est pas qu’une question de style musical. C’est un mode de vie, une attitude, l’expression d’un sentiment profond. Parfois, vous avez le blues, à un autre moment, vous êtes enthousiaste. Il faut savoir interpréter ces émotions et c’est ce que nous ont transmis nos aînés. Il ne faut pas hésiter à être soi-même et à inciter la jeune génération à s’exprimer librement. La musique est justement un très bon vecteur d’affirmation personnelle ». (James Carter sur RFI)
Le prochain album de James Carter sera enregistré au « Minton’s Playhouse » où, nous l’a-t-il assuré, il compte raviver l’esprit de son héros, Eddie « Lockjaw » Davis. Il nous donne rendez-vous en 2025 pour découvrir cette prestation nécessairement révérencieuse.
► Le site de James Carter.
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Le XXIè siècle voit le jaillissement créatif de nouveaux musiciens et interprètes dont la hardiesse n’émousse pas un profond respect pour la tradition. Lors du 37è festival « Jazz en Tête » à Clermont-Ferrand, le jeune pianiste américain Sean Mason a démontré que la vigueur de son jeu pouvait aisément épouser celle de ses aînés.
Originaire du sud des États-Unis, Sean Mason parvient à restituer l’humeur ancestrale de sa terre natale en jouant avec les tonalités de son temps. Il n’a pas 30 ans mais, déjà, s’affirme comme un virtuose. Ses différents projets discographiques illustrent son désir farouche de conjuguer inventivité joviale et interprétation patrimoniale. Son dernier album en date, « The Southern Suite », est une ode à la Caroline du Nord qui l’a vu naître. « À travers cet album, j’essaie de restituer les émotions que j’éprouvais, gamin, dans le sud des États-Unis. Il s’agissait de sentiments positifs à l’époque. Je veux que ma musique soit également positive. Ce furent des moments heureux même si l’image que l’on a du Sud est plutôt rude. En tout cas, le souvenir que j’ai de mon enfance dans cette région ne correspond pas aux stéréotypes colportés depuis des décennies. Honnêtement, il s’agit certainement de l’endroit le plus authentique que je connaisse aux États-Unis. Je voulais, précisément, refléter cet aspect des choses dans mon album. Il est évident qu’il y eut des moments difficiles dans le sud des États-Unis autrefois, il y avait beaucoup de racisme, et à certains endroits bien spécifiques, la ségrégation existe toujours mais il y a un esprit communautaire qui subsiste, une forme de solidarité que je trouve rassurante et authentique ». (Sean Mason au micro de Joe Farmer)
Sean Mason a, ces derniers mois, multiplié les expériences artistiques. Avec la poétesse Mahogany L. Brown, il a attesté qu’un message social mis en musique pouvait susciter une réflexion positive. Avec la chanteuse Catherine Russell, il a insisté sur l’intemporalité d’un répertoire historique. Une fois de plus, son esprit vif a éclairé les contrastes. Lors de sa prestation, le 22 octobre 2024, en ouverture du 37è festival « Jazz en Tête », Sean Mason a fait l’unanimité. Ses prouesses techniques, sa science harmonique et mélodique, son toupet d’improvisateur inné, sont des signes audibles d’une maestria en pleine évolution. Ce jeune homme s’épanouit avec grâce dans un univers sonore qui, pour lui, n’a pas de limites. « Honnêtement, un prélude de Bach et une œuvre de Louis Armstrong sont, à mes yeux, aussi importants l’un que l’autre. Pour moi, ils atteignent des niveaux d’excellence que je ne veux pas comparer. Je suis d’ailleurs enchanté d’avoir la possibilité de comprendre ces vocabulaires musicaux différents et de prendre autant de plaisir en les écoutant qu’en les interprétant. Je comprends parfaitement ce que voulait dire Ahmad Jamal lorsqu’il parlait de « musique classique américaine ». Le jazz est la musique classique américaine. Je partage ce besoin d’élever l’art à un niveau d’excellence que les musiciens classiques parviennent à atteindre. Ce qui m’importe le plus, c’est que nous soyons tous d’accord sur la définition que nous donnons aux musiques que nous écoutons ». (Sean Mason, 22 octobre 2024)
Sean Mason devrait très rapidement briller dans la lumière des projecteurs car son nom vient d’être retenu pour figurer dans le palmarès des Grammy Awards 2025. Suspense…
► Le site de Sean Mason.
Les programmateurs du festival « Jazz en Tête » ont d’ailleurs le nez creux puisqu’une autre étoile à l’affiche de l’édition 2024 se voit également nominée pour la prochaine cérémonie des Grammys. Elle s’appelle Christie Dashiell. Cette jeune chanteuse africaine-américaine s’est illustrée dans le collectif « Black Lives – From Generation to Generation » dont elle partage avec sincérité l’intention et le vœu de concorde universelle. Elle aussi est une artiste respectueuse du patrimoine légué par ses aïeux qu’elle salue à sa façon en développant une tessiture vocale pétrie de références musicales échappées de « L’épopée des Musiques Noires ».
À Clermont-Ferrand, le 24 octobre 2024, elle présentait pour la première fois en France son nouvel album Journey in Black. Ce disque palpitant révèle un engagement artistique et citoyen certain. Christie Dashiell vit au XXIè siècle et a conscience que les enjeux de sa génération méritent d’être exposés. Pour cela, il faut dialoguer, communiquer, confronter les idées. Un vrai défi quand le repli sur soi est devenu la norme. « Il est très aisé aujourd'hui de s’isoler, notamment, quand les réseaux sociaux occupent tout notre temps et notre esprit. Nous avons tendance à ne plus chercher le contact avec nos contemporains même si nous sommes surinformés. Cela peut créer de la discorde car nous interprétons souvent maladroitement ce que nous lisons de manière partielle. Par conséquent, je fais l’effort d’aller à la rencontre du public pour constater qu’il est toujours composé d’êtres humains et, parfois, il arrive même que nous ayons les mêmes convictions, les mêmes espoirs. Rien que cela peut changer l’atmosphère qui règne autour de vous. Le simple fait de regarder les yeux de votre interlocuteur, d’entendre le son de sa voix, peut susciter la conversation ». (Christie Dashiell sur RFI)
Le cheminement artistique de Christie Dashiell lui permet de virevolter entre les différents accents de « L’épopée des Musiques Noires ». Jazz, Soul, Gospel, elle ne veut pas choisir car elle est tout cela à la fois. Sa force expressive seule déjoue les catégories. Elle est une interprète inspirée qui a charmé les spectateurs du festival « Jazz en Tête ». Son ouverture d’esprit et sa générosité naturelle nourrissent son indéniable talent. À nous de savoir le saisir à chacune de ses prestations. « Chanter et composer le répertoire de cet album m’a permis de voir le monde différemment. Cela m’a permis de voyager et c’est un excellent moyen de se confronter aux réalités de cette planète. Je pense donc que le second volet de cet album « Journey in Black » me permettra d’avoir une acuité encore plus fine du monde qui m’entoure ». (Christie Dashiell, le 24 octobre 2024)
Christie Dashiell se produira avec le collectif « Black Lives - From Generation to Generation », le 22 novembre à Gand en Belgique, le 23 novembre à Cenon en France et le 24 novembre 2024 à Limoges en France.
► Le site de Christie Dashiell.
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Disparu le 3 novembre 2024 à l’âge de 91 ans, Quincy Jones sera, à tout jamais, associé à son travail d’orfèvre aux côtés de Michael Jackson. Mais que retiendra-t-on de ses autres faits d’armes ? Connaissons-nous vraiment son travail d’arrangeur, de compositeur et de chef d’orchestre ?
Son statut de jeune soliste à la trompette dans l’orchestre du vibraphoniste Lionel Hampton, au début des années 1950, lui a ouvert l’esprit et a nourri son goût pour l’improvisation car, pour être un musicien de jazz éclairé, il ne faut pas hésiter à jouer avec les différents accents des musiques populaires. Quincy Jones le comprit très vite et s’amusa toute sa vie à tordre les conventions pour inventer son propre univers sonore, exigeant et éclectique. « Tout n'est qu'une question de liberté. Le jazz c'est la liberté. Quand j'étais jeune, des gens comme Clark Terry, Benny Carter ou Ray Charles, m'ont véritablement épaulé, et il est de mon devoir aujourd'hui de faire de même avec la jeune génération. Elle représente l'avenir. Avec délicatesse et sensibilité, tous ces jeunes transmettront à leur tour le message du jazz. Ray Charles a été le premier à me donner un petit coup de pouce. Il m'a même appris à lire la musique en braille. N'oubliez pas qu'il n'est devenu aveugle qu'à l'âge de six ans. Il savait donc à quoi ressemblait une partition. Quand j'évoluais dans l'orchestre de Lionel Hampton, je côtoyais là aussi d'excellents musiciens, je pense à Clifford Brown, Art Farmer, Benny Bailey, Jimmy Cleveland. C'était un orchestre qui faisait danser les gens. Lionel Hampton et Louis Jordan ont créé ce que l'on appelait le rhythm and blues dont la communauté blanche s'est emparée pour créer le rock'n'roll ». (Quincy Jones au micro de Joe Farmer)
De ses premiers pas d’interprète dans les grandes formations swing d’antan à ses exploits de producteur inspiré aux côtés des principales figures de la pop, du funk, de la soul-music ou du rap, Quincy Jones a vécu intensément sa passion artistique avec ce regard et ce sourire malicieux qui semblaient défier ses détracteurs. L’Amérique raciste lui avait appris la défiance et la méfiance. Pour se faire respecter, il devait devenir incontournable. L’avait-il voulu ? Sa force de caractère a-t-elle accéléré son ascension ? Son flair fut-il son meilleur atout ? Difficile de définir précisément le moteur de son hyperactivité créative. Il faut croire que son application à réaliser avec soin les meilleurs enregistrements porta ses fruits et contribua à écrire sa glorieuse histoire. Dans sa mémoire vive, s’entrechoquaient des images, des sons, des rencontres, des conversations, des anecdotes et des dates plus marquantes les unes que les autres, comme ce 8 juillet 1991 lorsqu’il invita son ami Miles Davis à réinterpréter ses œuvres d’antan sur la scène du Montreux Jazz Festival en Suisse. « C'était quelque chose de voir Miles Davis à 65 ans se débattre avec une musique qu'il n'avait pas jouée depuis l'âge de 25 ans. J'avais assisté à la session d'enregistrement originel. Il avait enregistré coup sur coup « Kind of Blue » et « Miles Ahead » avec Gil Evans dans les studios Columbia de la 30ème rue à New York. Je revois encore John Coltrane et Cannonball Adderley découvrant les partitions de « Kind of Blue ». Quelque 60 ans plus tard, ces albums sont devenus des classiques et, honnêtement, on n'a pas fait mieux depuis. Lors du concert à Montreux, c'est la première fois que je voyais Miles Davis sourire au public. Habituellement, il tournait le dos aux spectateurs mais cette fois-là il était heureux et j'étais enchanté de lui avoir apporté cette joie ». (Quincy Jones sur RFI – Juillet 2017)
Cette générosité de cœur, ce besoin viscéral de porter des projets ambitieux, parfois périlleux, cette écoute attentive pour le talent de ses contemporains, qu’ils soient aguerris ou balbutiants, cette attitude finalement altruiste, toutes ces valeurs humaines l’ont hissé au firmament des personnalités universelles. Quincy Jones fut tout simplement unique !
► Quincy Jones sur Qwest TV.
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Christophe Ylla-Somers s’est plongé dans l’histoire tortueuse de la communauté africaine-américaine de 1619 à nos jours. Il constate dans son livre, « Le Son de la Révolte », que le nouveau monde ne fut jamais la terre d’égalité, de justice et de démocratie, prônée par les premiers colons européens. Les États-Unis se sont construits sur un déséquilibre social patent que les arts ont souvent dénoncé. Alors que l’élection du 5 novembre 2024 attise les tensions outre-Atlantique, nous explorons en musique quatre siècles de rébellion et de contestation.
Dès l’instauration du commerce triangulaire, la vie des Africains expatriés contre leur gré vers des territoires inconnus devint un calvaire innommable. Les traditions et coutumes ancestrales résistèrent cependant à l’oppression, aux brimades et humiliations de toutes sortes. Cette empreinte identitaire s’exprima dans des chants de complainte émouvants dont la teneur de plus en plus protestataire traversa les siècles. Le poète et dramaturge Amiri Baraka répétait sans cesse ce simple constat : « À partir du moment où nous avons embarqué sur ces bateaux, nous avons commencé à chanter ! Quelle que soit la forme d’expression, le message a toujours été le même : « Laissez-moi sortir ! Laissez-moi tranquille ! Cessez de vouloir transformer ma vie ! ». Avant même que nous ne soyons en contact avec les Américains, nous chantions déjà le désespoir, dans le dialecte local, puis dans un langage afro-américain. Depuis toujours, nous chantons la contestation. Comment voulez-vous que nous ayons des paroles positives ? Quand on vous pourrit la vie depuis des lustres, comment être optimiste et voir les choses du bon côté ? On ne sait pas ce qu’est le bonheur ! Quand votre existence, c’est l’esclavage, vous ne décidez pas de protester, vous protestez instinctivement ». (Amiri Baraka au micro de Joe Farmer – RFI - Février 2004)
Dans les spirituals ou dans le blues, dans le répertoire sacré ou dans les mélodies profanes, le besoin de trouver le réconfort est omniprésent. Cette aspiration à une liberté pleine et entière se fracasse pourtant souvent sur une réalité plus âpre et violente qui conduit irrémédiablement les victimes d’injustices à se rebeller. Si l’appel à une résistance passive du pasteur Martin Luther King reste dans les mémoires, ce sont davantage les œuvres militantes qui résonnent aujourd’hui avec force dans « L’épopée des Musiques Noires ». Le manifeste du batteur Max Roach, « We Insist ! Freedom Now Suite », est devenu un marqueur de la fronde artistique des jazzmen en 1960. Le pamphlet du bluesman J.B Lenoir, « Alabama Blues », en 1963 est lui aussi redoutablement efficace. Le brûlot de Nina Simone, « Mississippi Goddam », en 1964 s’inscrit également dans le tumulte des années de lutte. Décennies après décennies, l’activisme musical s’est transformé et les prises de positions tranchées ont accompagné les évolutions stylistiques des instrumentistes africains-américains.
« Le Son de la Révolte » constate avec acuité l’impossibilité de faire valoir son statut de citoyen américain quand la couleur de peau interdit l’égalité des chances. Il subsiste alors la revendication permanente que les arts peuvent porter. Les prêches harmonieux des cantiques religieux, comme la poésie cadencée de rappeurs déterminés, traduisent la même frustration et le même désir d’être respecté. Lorsque Sam Cooke chantait « A change is gonna come », quel avenir envisageait-il ? Les tourments de son époque ont-ils changé la donne ? La politique américaine a-t-elle tiré les leçons du mouvement des droits civiques, de la poussée de fièvre « Black Lives Matter » ? L’examen de conscience est-il possible outre-Atlantique ? Les musiciens ont-ils la clé de cette énigme ? Ces interrogations légitimes rythment notre lecture avide de cet ouvrage riche et fort documenté paru aux éditions « Le Mot et Le Reste ».
► «Le Son de la Révolte», éditions Le Mot et le Reste.
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De longue date, les échanges transatlantiques entre musiciens africains et américains ont nourri l’histoire du blues. Dans le passé, Ry Cooder et Ali Farka Touré, Eric Bibb et Habib Koité, Taj Mahal et Bassekou Kouyaté, Mighty Mo Rodgers et Baba Sissoko, ont appris à dialoguer et ont suscité un esprit de partage et de tolérance. Le Trio Soba épouse, à son tour, cet élan de générosité collégiale à travers un album vibrant intitulé Fiman.
Moussa Koita (guitare), Vincent Bucher (harmonica) et Émile Biayenda (percussions) ont, tous trois, une identité culturelle spécifique mais ils partagent une vision commune du blues. Ils savent que cette forme d’expression née aux États-Unis prend sa source sur le continent africain. La traite négrière a projeté, au fil des siècles, des coutumes, des rythmes, des traditions, des danses jusqu’aux Amériques. Ce pont transatlantique invisible a permis, souvent dans la douleur, de maintenir un lien intercontinental que le blues préserve et perpétue. L’histoire de Soba s’inscrit dans cette longue évolution stylistique mais se distingue par ses protagonistes. Si ces trois brillants instrumentistes jouent le blues avec ferveur, ce n’est pas seulement la légende américaine qui les anime mais leurs échanges complices sur scène et hors de scène.
Que l’on soit Burkinabè, Français ou Congolais, le partage et l’enthousiasme permettent toutes les audaces. C’est ce qu’ont rapidement compris nos trois virtuoses qui ne relisent pas l’épopée américaine du blues mais inventent un autre récit proche de leur quotidien, de leur réalité, de leur présent. Chaque titre de l’album Fiman évoque les enjeux de notre XXIè siècle. Il peut arriver que certains sujets évoqués rejoignent les préoccupations des anciens bluesmen africains-américains mais, au-delà de l’humeur musicale, l’intention narrative est tout autre. Le trio Soba parle des défis d’aujourd’hui : la solidarité, la voix du peuple, les inégalités sociales, l’exil, l’espoir d’une maison commune.
Le parcours artistique et très éclectique de ces trois compagnons de route n’interdit pas une écoute sincère et un respect mutuel. Leurs chemins ont fini par se croiser et leur entente cordiale a suscité un projet lumineux nourri par une camaraderie indiscutable. La tradition orale des griots africains résiste ainsi à l’érosion du temps. Qu’ils se racontent à Paris, Memphis, Ouagadougou ou Brazzaville, nos trois compères portent une parole utile en ces temps de confrontation stérile, de défiance systémique et d’invectives absurdes. Ne soyons pas sourds à ce message unitaire si mélodieusement servi par les mots et les notes du blues africain ancestral.
Rendez-vous le 13 novembre au Studio de l’Ermitage à Paris et le 17 novembre 2024 au festival « Blues Maron » sur l’île de La Réunion pour acclamer le pertinent répertoire du trio Soba.
► SOBA - Tounga (official video).
- Se mer