Episódios
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David Jacob révèle sa vraie nature. Le bassiste du groupe de rock Trust dissimulait-il son goût pour le métissage musical jazz ? N’avait-il jamais osé explorer cette part de son héritage patrimonial ? L’album Ouida Road est-il le premier pas vers une quête existentielle, culturelle et identitaire ? Qu’importent les motivations, le résultat est somptueux et mérite nos deux oreilles.
C’est en se rendant sur le continent africain en compagnie du regretté chanteur et guitariste ougandais Geoffrey Oryema que David Jacob eut subitement le sentiment d’être chez lui. Un test ADN consécutif lui révélera ses racines partiellement béninoises. Cette découverte confirmera son sentiment d’appartenance à une terre lointaine, mais finalement si proche de son cœur. Déjà nourrie par ses origines martiniquaises et normandes, sa créativité s’en trouvera décuplée. L’album Ouida Road est donc le fruit de ce cheminement progressif qui le confronte à la diversité des musiques afro-planétaires. Quelle autre forme d’expression que le jazz pouvait traduire cette multiplicité de sources sonores ?
En créant le Yacouba Trio, David Jacob se lance plusieurs défis. Il quitte un temps l’univers très exposé du rock pour l’intimité musicale jouissive d’une formation acoustique. Il s’essaye brillamment à la contrebasse et emprunte avec audace la voie des grands anciens, Ron Carter, Ray Brown, Charles Mingus… Il narre enfin sa vérité et nous interroge sur le destin tragique de ses ancêtres, victimes d’un commerce triangulaire indigne. Ouida Road n’est pourtant pas un album sombre. Il célèbre le swing né de la rencontre, certes douloureuse, entre colons européens et esclaves africains sur les sols américain et caribéen. De ce terrible choc primal, un nouveau mode de communication se développa. La créolisation des mots et des notes accéléra l’apparition d’un idiome pétri d’accents mélodieux, de richesses rythmiques et harmoniques uniques.
David Jacob et ses acolytes (Hakim Molina et Nicolas Noël) ont su restituer cette aventure humaine sans s’éloigner de la valeur fondamentale du jazz, la danse. L’élitisme des musiciens-savants fiers de leur connaissance encyclopédique est un écueil que ces trois virtuoses parviennent magistralement à éviter. La fluidité de leurs interprétations, sans doute soigneusement travaillée, martèle l’intention des auteurs : rendre le jazz accessible ! Sans ambage, la musicalité du Yacouba Trio épouse le récit du multiculturalisme actuel et nous invite à savourer le plaisir simple de claquer des doigts.
⇒ Le site de Yacouba Trio.
Titres diffusés cette semaine :
- « Yacouba’s Bounce », le Yacouba Trio - (Déviation Records)
- « Ouida Road », le Yacouba Trio - (Déviation Records)
- « L.H », le Yacouba Trio - (Déviation Records)
- « Hell Heaven Blues », le Yacouba Trio - (Déviation Records).
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Le « Roi du Blues » nous quittait, il y a 10 ans. Son épopée fut maintes fois contée par les historiens et spécialistes du patrimoine afro-américain mais ce récit épique élude parfois la personnalité intime de cet homme de cœur. À Indianola, où le regretté patriarche avait grandi et où il repose désormais, un musée a été élevé à sa gloire car, dans cette petite ville du Mississippi, saluer la mémoire du grand homme est un devoir patrimonial. Retour sur les terres d’une icône disparue.
Adulé par les amateurs de blues authentique, B.B. King était un homme très sollicité qui, autant qu’il le pouvait, tentait de répondre aux demandes pressantes du public et des médias. Cette vie dans le feu des projecteurs ne lui laissait que peu de temps libre pour jouir de moments privés à l’abri des flashes et des applaudissements. Il fut, certes, le premier à se féliciter de donner 300 concerts par an mais, au crépuscule d’une destinée trépidante, reconnaissait volontiers que cette course folle à travers la planète l’avait éloigné de sa région natale et de ses proches. Alors, de temps à autre, il revenait humer l’air du sud rural de son enfance sans attirer l’attention des photographes.
Trish Berry eut le privilège d’être dans le cercle intime du « Roi du Blues ». Chaque fois que le virtuose posait ses valises et sa guitare Lucille dans le Mississippi, elle était là pour l’accueillir. Son restaurant, le « Blues Biscuit », était leur point de rendez-vous. « C’était un homme généreux qui n’a jamais oublié d’où il venait. D’ailleurs, à l’époque où j’ai ouvert ce restaurant, il avait fait don de nombreux effets personnels à la Chambre de commerce locale et j’étais en charge de l’emmener là où il le souhaitait. J’ai donc passé beaucoup de temps avec lui et j’ai découvert combien il était chaleureux et bienveillant. Il avait toujours un petit geste pour mon fils ou pour moi. Il était attentif à son entourage. Il ne conduisait pas sa voiture mais, parfois, il s’autorisait une virée incognito dans la région. Je me souviens d’ailleurs d’une anecdote précise. Il avait emmené mon fils avec lui en promenade pendant plusieurs heures sans m’en avertir. À l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable, et je me suis fait un sang d’encre pour mon fils et pour B.B. King. Finalement, ils sont tous les deux revenus à la maison, en toute décontraction, pour m’informer qu’ils étaient partis regarder les maisons en vente dans la région car B.B. King souhaitait acheter une nouvelle demeure. Quand il revenait ici, c’était un peu chez lui. Disons qu’il faisait des apparitions ponctuelles quand il devait participer à des réceptions en son honneur, et j’étais, en quelque sorte, son chaperon pendant quelques heures, quand il ne décidait pas de s’échapper avec mon fils, en me disant : « On revient ! ». Et moi, je rétorquais : « D’accord, mais quand ? ». (Trish Berry au micro de Joe Farmer)
Dans le Mississippi, tout amateur de blues se doit de vanter les mérites du plus célèbre ambassadeur de la région. Que l’on soit collectionneur, archiviste, vendeur de disques ou documentariste, défendre l’image du héros est un sacerdoce. William Ferris est né en 1942 à Vicksburg. Il a eu le privilège de lier amitié avec le « King of the Blues ». Dans les années 70, il l’interrogea, le filma, le photographia, pour son documentaire « Give my poor heart ease ». Il eut ainsi la possibilité de toucher du doigt la vraie personnalité de son prestigieux interlocuteur. « B.B. King est le musicien le plus important dans l’histoire du blues. Très jeune, il conduisait des tracteurs dans le delta du Mississippi. Il n’a jamais vraiment eu de famille. Il a été élevé par sa grand-mère maternelle. Sa seule famille, c’était le blues et ce fut aussi, pour lui, une éducation. Il militait d’ailleurs pour que l’on enseigne le blues à l’école, du collège à l’université. Il m’a même offert une collection de disques et de photos pour que j’éduque mes étudiants et que ses œuvres soient archivées. B.B. King est la pierre angulaire de la préservation du patrimoine blues dans le Mississippi ». (William Ferris sur RFI)
Connaître B.B. King à travers ses disques est utile mais questionner ses amis, son entourage, sa garde rapprochée, est essentiel pour déceler sa vérité. 10 ans après sa disparition, son grand cœur n’a pas cessé de battre puisqu’il inspire, encore et toujours, les âmes sensibles.
⇒ Le site de B.B. King.
Titres diffusés cette semaine :
« When love comes to town » par B.B King (Universal) « Fine looking woman » par B.B King (Universal) « Waiting for your call » par B.B King (Universal) « Sitting on top of the world » par B.B King (Universal) « Lucille » par B.B King (Universal) « Why I sing the blues » par B.B King (Universal) « The thrill is gone » par B.B King (Universal) « Everybody’s had the blues » par B.B King (Universal) « Guess who » par B.B King (Universal) -
Estão a faltar episódios?
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La destinée du chanteur et pianiste Stevie Wonder est aujourd’hui connue de tous. Ses nombreux succès discographiques et ses engagements personnels ont fait sa légende. Que sait-on cependant de ses premiers pas dans l’art de nous émouvoir ? L’album Stevie Wonder – 1962 remonte le temps quand un gamin de 12 ans suscitait déjà l’attention des oreilles les plus affûtées. Patrick Frémeaux, éditeur de cette anthologie, nous conte une épopée vertigineuse.
Les balbutiements en studio du jeune Stevland Hardaway Judkins ne sont pas si anodins qu’on pourrait le penser. Ils révèlent, certes, un indéniable talent mais illustrent aussi l’évolution progressive de la musicalité africaine-américaine à l’aube d’une décennie bouillonnante. La Soul-Music, inventée quelques années plus tôt par Ray Charles, flirte encore avec le jazz des aînés. Little Stevie Wonder a cette tonalité hybride dans l’oreille et s’en empare inconsciemment. Il se laisse certainement guider par les conseils adultes de ses contemporains mais parvient à restituer une humeur sonore authentique dont la candeur le pousse rapidement dans le feu des projecteurs.
1962 est une année charnière. Le mouvement des droits civiques est sur le point de bousculer le conservatisme américain blanc et la communauté noire s’organise autour du pasteur Martin Luther King. Cet environnement social effervescent agite les esprits. Le sursaut est proche et va redessiner l’avenir d’une population trop longtemps meurtrie. C’est dans cet univers incandescent que le jeune Stevie Wonder se fraiera un chemin. Comme son aîné, Ray Charles, il comprendra très vite l’importance de prendre son destin en main. En 1962, Stevie Wonder est encore un enfant mais sa vigueur est un signal fort et laisse poindre une envie de se distinguer.
Ses tout premiers enregistrements sont les indices d’une future brillante épopée. Tout est là, l’enthousiasme, la maîtrise vocale et l’intention artistique. Il rend d’ailleurs hommage, sur son deuxième album, à son mentor Ray Charles dont il perçoit peut-être déjà l’investissement professionnel et les convictions personnelles. Cette volonté d’exister dans une Amérique ségrégationniste fut le lot de millions de citoyens afro-américains. Stevie Wonder ressentira violemment, dès sa prime jeunesse, l’injustice d’un système régi par des préjugés insensés. Alors, tout au long de sa vie, il veillera à prêcher la bonne parole à travers ses mots et ses notes. « Tout ne devrait être qu’amour », continue-t-il de clamer aujourd’hui. À 75 ans, son discours humaniste, égalitaire et empathique, n’a pas changé. Son premier 45T s’intitulait « I Call It Pretty Music But The Old People Call It Blues ». (J’appelle cela de la belle musique mais les vieilles personnes le nomment blues). Sa quête de beauté universelle avait déjà commencé…
Stevie Wonder se produira en juillet 2025 au Royaume-Uni. Rendez-vous à Manchester, Birmingham, Cardiff et Londres.
► Titres diffusés cette semaine :
« Sir Duke » par Stevie Wonder (Motown Records)
« Hallelujah I Love Her So » par Stevie Wonder (Talma Motown/Fremeaux & Associés)
« Fingertips » par Stevie Wonder (Talma Motown/Fremeaux & Associés)
« I Call It Pretty Music But The Old People Call It Blues » par Stevie Wonder (Talma Motown/Fremeaux & Associés)
« Happy Birthday » par Stevie Wonder (Motown Records)
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Le bassiste et compositeur sénégalais, Alune Wade, veut relier les deux rives de l’Atlantique dans un élan de célébration musicale. New African Orleans fait le pont entre la source africaine du jazz et son développement américain indiscutable. Cette intention artistique fait le vœu de réunir deux continents que l’histoire a voulu séparer mais que la culture a scellé.
La Nouvelle Orléans est certainement le berceau du jazz mais se contenter de ce simple constat ne permet pas d’en définir précisément les contours. Au fil de ses nombreux voyages à travers la planète et au contact de dizaines d’instrumentistes, Alune Wade a perçu les différentes cadences rythmiques et intonations harmoniques de ses interlocuteurs. Si le dénominateur commun reste une forme de swing universel, l’addition progressive de cultures transatlantiques a nourri sa riche créolité. L’histoire tragique de la traite négrière a longtemps privé les afro-descendants américains d’une véritable lecture de leur destinée. Alune Wade a donc la volonté de réunir les pièces du puzzle.
Pour mener à bien cette indispensable mission de réhabilitation métisse, il a parcouru le monde et a enregistré son nouvel album à Lagos, Dakar et New Orleans. Confronté aux humeurs sonores inspirantes de ses homologues et à l’effervescence de ces villes trépidantes, il a su en restituer la vigueur indéniable et l’héritage ancestral. Il n’est donc pas anodin de l’entendre revitaliser les œuvres de Fela Kuti ou Dr John, deux icônes disparues animées jadis par un même désir de magnifier leurs traditions. En s’appropriant ces répertoires, Alune Wade rappelle insidieusement que l’empreinte mémorielle a résisté à l’érosion du temps.
Ce disque, qui fera date, s’accompagne d’un film intitulé « Tukki, des racines au bayou ». Ce documentaire ne relate pas seulement le périple d’un virtuose en quête de vérité, il témoigne des rites et codes culturels transnationaux dont les musiciens sont les garants. Femi Kuti, Somi, Kirk Joseph ou Weedie Braimah, expliquent et démontrent dans ce court-métrage passionnant que leurs mélodies, leurs phrasés et leurs idiomes respectifs ajoutent à la préservation d’un lien spirituel intangible.
Alune Wade a beaucoup appris de ses aînés. Ses échanges fructueux, depuis 20 ans, avec Salif Keita, Oumou Sangaré, Marcus Miller, Joe Zawinul, Ismaël Lô, Youssou Ndour, Cheick Tidiane Seck, Bobby McFerrin, et tant d’autres, lui ont apporté la maturité nécessaire pour entreprendre ce projet d’unité afro-planétaire. Il reprendra bientôt son bâton de pèlerin en se rendant à Trondheim (Norvège), Malmö (Suède), Dakar et Saint-Louis (Sénégal), puis Paris, Angoulême et Marseille. (France), etc…
⇒ Le site d'Alune Wade
Titres diffusés cette semaine :
Watermelon Man, Alune Wade (Yellowbird Records) From Congo to Square, Alune Wade (Yellowbird Records) Night Tripper, Alune Wade (Yellowbird Records) Taxi Driver, Alune Wade (Yellowbird Records). -
Depuis plus de 40 ans, un petit village suisse résiste à l’uniformisation des couleurs sonores. À contre-courant des programmations consensuelles, le Cully Jazz Festival provoque les rencontres, malaxe les styles et renouvelle notre écoute. De Chucho Valdès à Aja Monet, d’Eric Bibb à Ashley Henry, les audaces de ce rendez-vous printanier au bord du lac Leman documentent l’air du temps et nous invitent à la curiosité.
Au fil des décennies, nous avons vu les grandes figures vieillir, parfois disparaître, et les jeunes talents surgir et nous épater. Du 4 au 12 avril 2025, nous avons perçu cette transmission patrimoniale lors d’un festival éclectique qui réunissait, sans distinction, des artistes de tous âges et de toutes cultures. Ce chassé-croisé entre jeunes loups et vieux briscards a rythmé la 42è édition du Cully Jazz. Chucho Valdès (83 ans) et Ashley Henry (33 ans) symbolisent ce renouvellement progressif des générations. Ils sont tous deux d’origine caribéenne, ils sont tous deux pianistes, 50 ans les séparent et, même si leur approche du jazz est évidemment différente, elle repose sur un respect total de l’histoire et des cultures ancestrales. « Je lis actuellement la biographie de Thelonious Monk par Robin Kelley et j’ai découvert que Monk passait tout son temps dans un quartier de New York où la communauté antillaise résidait. D’ailleurs, deux de ses compositions de l’époque, «Bye ya» et «Bemsha Swing», flirtent avec les racines caribéennes qu’il avait certainement entendues sur place. On y perçoit clairement l’influence de la Barbade. Je pense que son batteur, Denzil Best, y est pour quelque chose car il était lui-même caribéen. C’est amusant de se dire que les influences culturelles parviennent toujours à s’immiscer dans la musique et l’art en général. Et je veux, à mon tour, m’en faire l’écho avec la touche de modernité de ma génération. » (Ashley Henry sur RFI)
L’album du pianiste Ashley Henry s’intitule Who We Are (Qui nous sommes). Cette quête d’identité passe nécessairement par une lecture révérencieuse de l’engagement citoyen inspiré des aînés. Les ornementations très modernes du swing actuel n’interdisent pas l’hommage. Ashley Henry en a pleinement conscience et s’est autorisé à adapter un classique de Nina Simone, « Mississippi Goddam », véritable brûlot contre la ségrégation raciale au cœur des années 60. « Je voulais d’abord transmettre le message initial de Nina Simone à ma génération. Quand je l’ai découverte, j’ai trouvé que ses mots étaient très puissants et tellement d’actualité ! Le combat pour la liberté à l’échelle internationale est toujours très vivace. Les injustices se poursuivent et cette chanson a même dépassé son intention première. Elle aborde finalement de nombreux sujets et je voulais perpétuer cet engagement en la réinterprétant à ma manière. Je voulais rester en phase avec mon époque et ma vision de la musique. Il me paraissait illusoire de la chanter comme l’aurait fait Nina Simone. Certes, sa version est très vibrante, mais elle s’inscrit dans une époque qui n’est plus la mienne. Je voulais actualiser son message. » (Ashley Henry à Cully en avril 2025)
À écouter aussiLe Cully Jazz, un festival intergénérationnel (1ère partie)
Les artistes des années 2020 ont le devoir de maintenir cet esprit frondeur qui anime les grands créateurs. Ashley Henry y veille et le revendique. Son implication épouse finalement celle de ses prédécesseurs. Chaque instant d’une vie est un enjeu. L’illustre pianiste cubain Chucho Valdès incarne cette volonté farouche de célébrer la force expressive des musiques afro-planétaires. Sa destinée est le récit d’un peuple dont les tribulations séculaires ont nourri la grandeur. Ses racines culturelles sont multiples et plus vaillantes que jamais. « Je pense que la musique est un langage universel que nous pouvons tous comprendre. Nous pouvons aisément jouer tous ensemble sans même avoir répété. Les racines cubaines ont toujours été un mélange de cultures diverses. Il y a les musiques afro-cubaines, mais aussi les musiques euro-cubaines, car il y a chez nous des descendants africains et européens. Mon dernier album, Cuba & Beyond, est un condensé de plusieurs époques. Du Danson jusqu’à la Habanera, en passant par la Conga, le Bolero, le Sòn cubain. Tous ces rythmes sont parvenus jusqu’au XXIè siècle avec l’apport de nouveaux éléments comme le jazz et surtout l’improvisation. N’oublions pas, non plus, la culture yoruba qui est partie intégrante des traditions cubaines. » (Chucho Valdès au micro de Joe Farmer)
Chucho Valdès est un éternel étudiant. Ce fringant octogénaire a conservé cet engouement curieux et juvénile qui l’a hissé au rang des maestros de notre temps. Finalement, que l’on ait 33 ans ou 83 ans, c’est l’enthousiasme et la candeur qui permettent de surmonter les obstacles et de rester pertinent. « Qu’ai-je donc appris ? J’ai appris beaucoup de choses. J’ai passé ma vie à chercher en quelque sorte. Je suis allé en Afrique et, bien évidemment, aux États-Unis et à Cuba, dans les recoins les plus reculés où l’on percevait encore les racines africaines de notre musique qui ne sont pas bien étudiées d’ailleurs. J’ai beaucoup appris d’autres musiciens : Herbie Hancock, Chick Corea, Keith Jarrett et même Cecil Taylor. Ce que j’ai développé repose sur leur patrimoine musical. Je pense également aux prestations de Quincy Jones ou au groupe de Miles Davis. Et j’ai toujours dans l’oreille les œuvres de Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Debussy, Franz Liszt, Ravel, Mendelssohn, tous ces grands compositeurs sont à mes côtés. » (Chucho Valdès à Cully, le 04 avril 2025)
Ashley Henry et Chucho Valdès appartiennent à une lignée d’artistes attachés à la préservation d’un idiome culturel intangible. Leur implication sincère transcende les générations et leur musicalité respective révèle cette aspiration à chérir cette flamme vitale au-delà du temps qui passe.
► Site internet Ashley Henry
► Site internet Chucho Valdès
► Cully Jazz Festival.
Titres diffusés cette semaine :
- Tin Girl, Ashley Henry (Naïve Records)
- Mississippi Goddam, Ashley Henry (Naïve Records)
- Take it higher, Ashley Henry (Naïve Records)
- Punto Cubano, Chucho Valdès (Inner Jazz Records)
- Armando’s Rhumba, Chucho Valdès (Inner Jazz Records)
- Mozart a la Cubana, Chucho Valdès (Inner Jazz Records)
- Tatomania, Chucho Valdès (Inner Jazz Records).
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Depuis plus de 40 ans, un petit village suisse résiste à l’uniformisation des couleurs sonores. À contre-courant des programmations consensuelles, le Cully Jazz Festival provoque les rencontres, malaxe les styles et renouvelle notre écoute. De Chucho Valdès à Aja Monet, d’Eric Bibb à Ashley Henry, les audaces de ce rendez-vous printanier au bord du Lac Leman documentent l’air du temps et nous invitent à la curiosité.
Le bluesman afro-américain Eric Bibb est un conteur né qui, depuis plus de 50 ans, narre son quotidien avec charme et sensibilité. Ce fringant septuagénaire n’a jamais lâché son bâton de pèlerin et veille à transmettre une parole positive pour éloigner les nuages noirs de notre temps. Le 6 avril 2025 à Cully en Suisse, il se produisait, seul à la guitare, dans un temple protestant du XVIe siècle. Sans aucune amplification, ses mots et ses notes résonnaient comme autant de bienveillantes injonctions à célébrer la vie face à des ouailles et spectateurs conquis par tant de délicates attentions musicales. Eric Bibb est un homme de paix dont l’histoire personnelle épouse celle des combattants de la liberté.
« Il est clair que je suis un enfant des années 60. J’ai grandi à une époque où le mouvement "peace and love" était à son apogée. Nous pensions pouvoir changer le monde. Nous étions bien naïfs, mais cela a fait germer en moi un sentiment d’espoir indéfectible. J’ai toujours pensé, depuis cette époque, que les gens bien intentionnés cherchent toujours à faire avancer la société. Nous vivons à une époque où le passé semble vouloir nous rattraper d’une manière assez dramatique. Ce à quoi nous assistons actuellement est le résultat de ce que j’appelle la politique de l’autruche. Notre histoire a été distordue au fil des décennies. Nous l’avons ignorée, nous nous en sommes échappés, nous l’avons effacée de nos livres d’histoire. Ce fut une sacrée erreur. Et cette erreur nous saute aux yeux aujourd’hui. Ce que nous voyons aux États-Unis est le résultat de cet aveuglement. Je dis toujours : "Les choses s’aggravent avant qu’elles ne s’améliorent". Peut-être notre avenir sera-t-il encore plus éprouvant ? Mais je suis convaincu, qu’un jour ou l’autre, nous retrouverons une sagesse collective ».(Eric Bibb au micro de Joe Farmer)
Sur son dernier album, In the real world, Eric Bibb continue de défendre une vision idéaliste d’un monde débarrassé de tous les préjugés. Sans être un ingénu, il veut croire en la bonté universelle et martèle inlassablement son discours en se référant aux grands anciens, à ses aînés, dont il tire chaque jour les enseignements. La chanson Dear Mavis est un hommage vibrant à l’une des étoiles scintillantes de la lutte du peuple noir, l’illustre Mavis Staples. « Elle tient une place énorme dans mon cœur ! Mavis Staples est une grande chanteuse, une prêtresse, le cœur battant de l’humanité, elle est une artiste dans le sens le plus honorable du terme. Elle incarne tout ce qu’une reine de l’art vocal doit être, tant dans sa vie que sur scène. Elle est issue d’une famille qui n’a cessé de défendre une culture, mais, aussi et surtout, un mode d’expression revendicateur et positif. Ce mélange d’activisme, de prières et de musique, est un exemple que je n’ai jamais cessé de suivre. Je me sens totalement lié au discours de Mavis Staples. Cette femme est en mission pour le bien de l’humanité. Son histoire en est une preuve formelle. Elle a toujours cherché à ce que ses contemporains expriment leur vraie identité. Les gens qui sont dignes de confiance, comme Mavis Staples, connaissent aussi des moments de doute, des moments de peur terrible, mais ils résistent grâce à une foi indéfectible en l’homme. Ils croient profondément à la vie sur terre et aux bienfaits de cette existence. Je partage totalement la mission que s’est assignée Mavis Staples. Musicalement, cette femme est un génie, elle est une grande chanteuse, elle sait vous dire avec sincérité tout ce qu’elle a sur le cœur. Elle est véritablement mon mentor ».(Eric Bibb à Cully, le 06 avril 2025)
La mélodieuse poésie d’Éric Bibb épouse son engagement citoyen. Chacune de ses déclarations, de ses compositions, de ses apparitions en public, est méticuleusement travaillée. Il ne laisse rien au hasard pour que l’émotion l’emporte. Les quelques dizaines de privilégiés ayant assisté à son prêche musical au temple de Cully ont certainement ressenti la profonde spiritualité de ce troubadour attachant.
La force expressive de la poétesse new-yorkaise Aja Monet est tout autant frissonnante. Elle aussi milite pour une prise de conscience collective de nos comportements, réflexes et jugements erronés. À 37 ans, elle symbolise cette génération de jeunes adultes pétris de convictions souvent malmenées par la violence du réel qu’elle ne nie pas, mais dont elle cherche à se soustraire pour vivre pleinement ses aspirations. Elle n’est évidemment pas la première à lire à haute voix les tourments de son existence, mais sa verve doit impérativement épouser l’air du temps.
« Je ne sais pas si je reprends le flambeau des grandes figures d’antan, mais je suis honorée lorsque l’on me compare à elles. Cela indique qu’un lien certain a traversé le temps, mais il y a de nouveaux combats à mener, de nouveaux défis à relever, nous devons apprendre à affronter le monde cruel dans lequel nous vivons, il faut que nous trouvions notre chemin au milieu des orties. Nous devons apprendre qui nous sommes réellement, à qui nous voulons parler et quel est notre but. Regarder dans le passé est utile, car il nous apprend sur notre présent et peut-être sur les erreurs à ne pas commettre dans l’avenir, mais nous vivons à une autre époque et les conditions sociales ne sont pas vraiment les mêmes. Nous devons donc essayer de faire évoluer encore plus les mentalités, car nous faisons partie d’un processus évolutif. Le temps est linéaire. Le passé, le présent et l’avenir sont indissociables. Il se trouve que les musiciens et les artistes ont une sensibilité particulière qui leur permet de ressentir plus intensément le trouble qui gagne nos sociétés. Les artistes perçoivent l’instant présent comme l’un des maillons d’une épopée qui nous dépasse ».(Aja Monet au micro de Joe Farmer)
Aja Monet ne chante pas. Elle déclame des vers avec ferveur et détermination. Sa prestation au Next Step de Cully a surpris les festivaliers qui ne s’attendaient peut-être pas à vivre une expérience sensorielle si fascinante. Soutenues par un trio jazz irréprochable, les incantations cinglantes de cette brillante oratrice ont marqué les esprits sans qu’aucune impression de monotonie ne décourage l’écoute attentive. Le tempo des mots parvint à séduire sans effort les oreilles curieuses du public suisse. « La poésie, comme beaucoup d’autres formes d’expression, repose sur une technique d’interprétation. Les allitérations, les syllabes, les rimes, le rythme, tout cela est musical et vous apprend à faire chanter les mots. Cela permet aussi d’élever le niveau de langage. La plupart des poèmes, s’ils sont bien écrits, ont une indéniable dimension musicale et, vous le savez mieux que personne, car la langue française est très musicale. Vous attachez d’ailleurs beaucoup d’importance aux intonations en France. La musicalité du Français est incroyablement expressive. Quand je m’y essaye devant un public français, il y a toujours un spectateur prêt à me reprendre sur mes intonations. Cela prouve que chaque langue est une musique que votre oreille capte instantanément. Les Français y sont très sensibles. Cela est d’ailleurs valable pour d’autres langages. L’arabe ou l’hindi sont également des langues très musicales. Même si vous ne comprenez pas le vocabulaire d’un interlocuteur étranger, vous pouvez percevoir l’intention d’un propos à travers la musicalité de son langage. Un accent plus prononcé ou le rythme des mots créent cette énergie qui traduit une émotion immédiatement perceptible. Les plus grands poètes pourraient indubitablement vous le confirmer ».(Aja Monet à Cully, le 05 avril 2025)
Plusieurs générations d’artistes inspirés se sont croisées au Cully Jazz Festival. Si leur perception du monde diffère parfois, leur volonté farouche de frapper les esprits est indéniable. Qu’ils aient 35 ou 75 ans, le propos est le même : un sentiment d’amour unitaire doit prévaloir !
Titres diffusés cette semaine :
► This River par Eric Bibb (Stony Plain Records)
► Dear Mavis par Eric Bibb (Stony Plain Records)
► I shall not be moved par Eric Bibb (DixieFrog Records)
► I am par Aja Monet (Metaphor Mermaid)
► Why my love par Aja Monet (Metaphor Mermaid)
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Chef d’orchestre de renom, le pianiste Richard Payne, originaire de l’île de Sainte-Lucie, veut donner de l’éclat à toutes les couleurs culturelles des Caraïbes. Pour cela, il a convié des instrumentistes chevronnés dont les racines haïtiennes, cubaines, guadeloupéennes et martiniquaises ont magnifié son répertoire. L’album Introspection, fruit de cet élan fédérateur, a été conçu en novembre 2024 à Meudon en région parisienne. Nous étions sur place pour assister à sa genèse en studio.
Si chaque territoire caribéen conserve une identité spécifique, l’essence créole a résisté à l’érosion du temps. Cette réalité incontestable est le postulat sur lequel repose Introspection. Pour parvenir à symboliser cette unité réelle des populations antillaises, Richard Payne a choisi de jouer avec les idiomes sonores de ce gigantesque espace géographique. Les rythmes, les harmonies, les voix, les notes, servent un projet ambitieux d’universalisme caribéen assumé. En accueillant à ses côtés quelques virtuoses reconnus pour leur indéniable expressivité, il éclaire un patrimoine dont on ne cesse de redécouvrir la richesse originelle.
« Ce nouveau disque est un cri du cœur. J’ai eu la chance de pouvoir voyager à travers les Caraïbes ces 20 dernières années et de collaborer avec de merveilleux musiciens. Et plus je discutais et jouais avec ces formidables instrumentistes, plus je prenais conscience de notre langue commune, de nos cultures communes, de nos expériences communes. Nous sommes tous attachés à notre histoire caribéenne. Nous avons conservé cette résilience, ce désir d’excellence, cette volonté farouche de présenter notre région au monde entier. Nous avons aussi une vraie passion pour le jazz créole. Chaque fois que je rencontre un musicien caribéen, j’ai le sentiment de le connaître. Cela est certainement dû aux racines ancestrales qui nous lient. » (Richard Payne au micro de Joe Farmer)
Façonner un répertoire moderne inspiré du vocabulaire musical caribéen est un véritable enjeu, car il faut éviter l’écueil d’une relecture trop révérencieuse pour ne pas figer la source de la créativité dans le passé. Richard Payne a su constituer une équipe de musiciens et interprètes de talent capables de donner du relief à des compositions originales enracinées dans le terreau caribéen. Michel Alibo, Arnaud Dolmen, Tilo Bertholo, James Germain, Miki Telephe, Ralph Lavital, Grégory Louis, Ricardo Izquierdo, Claude Saturné, entre autres, ont une sensibilité autochtone qui redessine les contours de traditions séculaires sans en compromettre la vigueur.
« La musique doit, de toute façon, refléter qui nous sommes. Elle conte notre histoire. Je ne la définis pas, je ne l’analyse pas. Je veux juste transcrire la beauté qu’elle suscite en moi et, en toute honnêteté, c’est un exercice assez aisé, car la composition n’est finalement que le support qui me permet de m’évader au moment de l’interprétation et d’emmener encore plus loin ce sentiment d’émerveillement perpétuel. Je ne conçois pas la musique de manière classique. J’apporte ma touche personnelle au melting pot caribéen. J’essaye donc de m’échapper de l’interprétation traditionnelle pour trouver les éléments que nous avons en commun et créer quelque chose de neuf. C’est ainsi que l’on parvient à symboliser l’unité des cultures caribéennes. Quand j’écris ma musique, je pense à toutes les composantes des Caraïbes, le Rara, le Bèlè, le Gwoka, le Reggae, mais je n’oublie pas pour autant les disques que j’écoutais durant ma jeunesse, le jazz de Miles Davis et Chick Corea, la musique classique de Bela Bartok et Claude Debussy. Tout cela fait partie de moi et je l’exprime avec mon âme caribéenne. » (Richard Payne sur RFI)
Cette aventure ne sera pas que discographique, elle se prolongera sur scène tout au long des prochains mois. Le premier rendez-vous majeur aura lieu à Sainte-Lucie le 11 mai, lors du Jazz & Arts Festival 2025. Richard Payne partagera l’affiche avec John Legend et Earth Wind & Fire. L’Atrium de Fort-de-France en Martinique invitera également cet orchestre fameux en fin d’année et il se dit qu’une date parisienne est en préparation. Il ne reste plus qu’à patienter…
► Saint Lucia Jazz & Arts Festival du 30 avril au 11 mai 2025
► Site internet Richard Payne
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Le 4 mars 2025, le vibraphoniste et compositeur américain Roy Ayers disparaissait à l’âge de 84 ans. S’il rencontra la notoriété grâce à l’album Everybody loves the sunshine en 1976, il serait injuste de réduire sa scintillante épopée à ce marqueur discographique historique. Ce brillant instrumentiste a su jouer avec les ornementations stylistiques de son temps. Du Jazz au Hip Hop, rien de l’intimidait ! Son cheminement artistique a accompagné les soubresauts musicaux de nos XXè et XXIè siècles.
Au fil de nos conversations avec cet homme affable, nous avions perçu son attachement à la source africaine de son univers sonore. Il le reconnaissait humblement, son aventure musicale sur les terres de son frère nigérian Fela Anikulapo Kuti fut, pour lui, un véritable choc culturel et un pèlerinage gravé dans sa mémoire. Chaque fois que l’occasion se présentait, il narrait avec force détails cette immersion afrobeat historique qui donna lieu à un album Music of Many Colors paru en 1980. « Ce disque est important pour moi car il m'a donné l'opportunité de me confronter à un musicien africain. C'était une première pour moi. De plus, côtoyer Fela a été l'occasion de découvrir un créateur unique et un penseur libre. J'ai adoré collaborer avec lui. Je me souviendrai longtemps du jour où il m'a présenté sur scène en déclarant : « Roy Ayers est l'un de nos frères aux États-Unis mais il sait reconnaître les peuples d'Afrique ». Sur le coup, cela m'a fait énormément plaisir ». (Roy Ayers au micro de Joe Farmer - Marseille, 29 juillet 2017)
Si cet enregistrement et ce périple africain ont longtemps occupé l’esprit du regretté Roy Ayers, sachons apprécier les autres épisodes marquants de sa destinée. Il y a 50 ans, ce virtuose flamboyant commençait à sérieusement gagner en notoriété grâce à une tonalité afro-funk qui convenait parfaitement à cette époque d’abandon psychédélico-positive et revendicatrice. Après les années de lutte pour les droits civiques, après le mouvement « Peace & Love », l’humeur devait être citoyenne, engagée et pleine d’espoir, pour perpétuer l’intention rebelle des aînés qui, petit à petit, s’évanouissait dans une désillusion fort compréhensible. Roy Ayers était alors l’un des artisans de cette musicalité portée par un message d’universalité retrouvée et ses œuvres reflétaient cette aspiration à la tolérance et à l’entente cordiale.
Les expérimentations groove post-hippies agitaient la créativité de nombreux instrumentistes. Roy Ayers traficotait avec les synthétiseurs et autres outils technologiques dernier cri pour concevoir un nouveau paysage sonore. C’est donc dans cet univers à la lisière du disco balbutiant et du jazz renaissant qu’il exprimera tout son génie. Il faut dire que ce maestro du vibraphone n’était pas un novice en la matière puisque, dès 1963, il faisait déjà paraître un premier album enraciné dans le swing des pionniers. C’est en écoutant son mentor, le légendaire Lionel Hampton que Roy Ayers eut l’envie irrépressible de jouer de cet instrument hérité du balafon ouest-africain. Son talent indéniable lui ouvrira rapidement les portes de la gloire. On le verra aux côtés du flûtiste, Herbie Mann, on l’appréciera sur la bande originale du film « Coffy », l’un des classiques de la Blaxploitation, mais on le célébrera surtout avec son groupe « Ubiquity » qui inscrira quelques albums essentiels dans le patrimoine africain-américain. C’est principalement dans les années 70 que Roy Ayers séduira un public friand de jazz-funk fondeur. À cette époque, la communauté noire se cherchait et tentait de trouver dans la musique une part de son histoire ancestrale.
L’un des derniers enregistrements de Roy Ayers remonte à 2020. Il avait accepté, à 80 ans, de se confronter aux élucubrations mélodieusement cadencées de deux trublions, le producteur Adrian Younge et le DJ, rappeur, bassiste, Ali Shaheed, Muhammad, également pilier du groupe « A Tribe Called Quest ». Cette association hétéroclite n’était finalement pas si surprenante car, de longue date, Roy Ayers se plaisait à jouer avec les évolutions et révolutions stylistiques. Il fut, notamment, l’invité du rappeur Guru en 1993 sur l’album Jazzmatazz Vol 1. Roy Ayers a eu une vie pleine de réjouissances et de rebondissements inattendus. Nous l’avions vu vieillir, se perdre dans ses souvenirs, mais il avait gardé son œil rieur au fil des décennies.
« J'ai connu tous les géants du jazz, Max Roach, Charles Mingus, Miles Davis. Ces gens-là réfléchissaient véritablement à leur statut d'artiste. Fela Kuti fait partie de cette trempe de musiciens. J'allais oublier Lionel Hampton. Lui aussi était un grand personnage. C'est d'ailleurs lui qui m'a donné mon tout premier vibraphone alors que je n'avais que cinq ans. Mon Dieu ! J'ai croisé tellement de belles personnes durant mon existence. Malheureusement, je commence à avoir des trous de mémoire. Je commence à avoir des absences. Mais, que voulez-vous, c'est le lot de toutes les personnes qui prennent de l'âge. J'essaye seulement de poursuivre ma vie et de transmettre de l'amour aux gens ». (Roy Ayers en juillet 2017 sur RFI)
⇒ Le site de Roy Ayers.
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Jupiter Bokondji, pilier d’une fameuse formation congolaise multicolore depuis 20 ans, a toujours martelé que sa vision éclectique du monde était le reflet de la diversité culturelle de sa terre natale. Le Congo est, en effet, un vivier de traditions héritées de 450 ethnies différentes. Cette richesse patrimoniale, étouffée par le succès de l’omniprésente rumba congolaise, méritait de scintiller à travers la planète. Jupiter y travaille ardemment et enfonce le clou avec Ekoya, un album trépidant, turbulent, bouillonnant, à l’image de notre XXIè siècle.
La vigueur de Jupiter & Okwess sur scène est l’écho de choix stylistiques audacieux qui déjouent constamment les clichés et stéréotypes éculés. Chercher à définir une source commune à toutes les formes d’expression que promeut ce groupe est un non-sens. Jupiter & Okwess se plaît à brouiller les pistes et à nous faire tendre l’oreille. Si les racines proviennent indubitablement de la terre d’Afrique, les nuances de couleurs sonores démontrent que dessiner les contours d’une œuvre suppose un minimum d’écoute, d’éclectisme et d’ouverture d’esprit. Les différentes tonalités qui nourrissent aujourd’hui le répertoire de Jupiter & Okwess nous convainquent que la fusion est une richesse et que le mélange des genres peut être harmonieusement détonant.
Lorsque que l’on suit attentivement le cheminement de Jupiter Bokondji, on réalise que ses voyages, ses rencontres, ses enthousiasmes, ont donné du crédit à ses productions. Avec le chanteur et guitariste de pop britannique Damon Albarn, il a partagé bien plus que des moments de collaboration intense, il a instauré un dialogue et permis une compréhension mutuelle de l’héritage afro-européen. Avec le Preservation Hall Jazz Band de la Nouvelle-Orleans, il s’est plongé dans le melting-pot ancestral louisianais. Avec Abderrahmane Sissako, il est devenu le narrateur d’une épopée séculaire. Avec ses consœurs, Soyi, Mare Advertencia et Flavia Coelho, il joue aujourd’hui avec les origines afro-latines de son univers artistique.
Jupiter Bokondji est un citoyen du monde. Son discours n’est pas anodin. Il nous alerte sur les dérives progressives de sociétés aveugles et orgueilleuses. Il en appelle à la vigilance et au sursaut quand l’indifférence l’emporte sur la solidarité et l’unité. Il n’est pas étonnant que Bob Marley soit son référent. Jupiter Bokondji épouse avec force les valeurs de son illustre et regretté cousin jamaïcain. Ekoya pourrait signifier « Ça finira par arriver ». Cette mise en garde est tristement d’actualité et l’on se dit que nous aurions dû être beaucoup plus attentifs aux paroles de ce vaillant pourfendeur des inégalités et des injustices provoquées par les temps modernes.
Actuellement en tournée en Europe, il est probable que vous deviendrez à votre tour des disciples de Jupiter tant son énergie communicative vous impose de prendre part à sa croisade humaniste. Faites, par exemple, l’expérience le 6 avril 2025 à Épinay-sur-Seine en région parisienne. Le festival Banlieues Bleues accueillera Jupiter & Okwess avec jubilation et conviction !
⇒ Le site de Jupiter & Okwess
⇒ Le programme du Festival Banlieues Bleues
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David Linx fête son 60ème anniversaire en grandes pompes ! Ce chanteur belge, né à Bruxelles le 22 mars 1965, s’est offert le luxe d’accueillir en studio quelques éminents musiciens afro-américano-caribéens. Aurait-il pu imaginer une telle aventure musicale lorsqu’en 1986, il convia le légendaire poète et romancier James Baldwin à accompagner une part de sa destinée ?
Entouré de Grégory Privat (piano), Arnaud Dolmen (batterie), Hermon Mehari (trompette) et Chris Jennings (contrebasse), David Linx vient de faire paraître Real Men Cry, un album sensible et délicat, qui épouse avec grâce son cheminement artistique irréprochable. De longue date, les mélodieuses acrobaties vocales de cet interprète inspiré ont suscité curiosité et admiration. Esprit vif, homme intègre, il est un citoyen du monde attentif et bienveillant. Les injustices sociales d’un XXIè siècle bousculé par des enjeux géopolitiques terrifiants le poussent à promouvoir, sans naïveté, la bonté, l’écoute et le partage.
S’il devait déjà avoir en lui cette humanité naturelle, sa relation privilégiée avec James Baldwin, il y a 40 ans, a certainement affirmé son engagement personnel et affiné ses convictions. Il fut, certes, plongé au cœur des préoccupations africaines-américaines mais ne s’est jamais approprié un combat identitaire qui n’est pas le sien. Il a seulement défendu l’idéal de ses contemporains. C’est la raison pour laquelle son épopée se fond dans le concert des musiques mondiales. La liste des personnalités avec lesquelles il a collaboré est impressionnante. Oumou Sangaré, Mino Cinelu, Claude Nougaro, Roy Ayers, Nathalie Dessay, Caetano Veloso, Ray Lema, Gonzalo Rubalcaba, Rhoda Scott, et beaucoup d’autres, ont su apprécier son ouverture d’esprit, son indéniable talent et son inventivité débridée.
À quoi doit-il cette camaraderie avec des artistes de tous horizons ? Pour quelle raison sa compréhension semble si évidente et intuitive ? Outre ses qualités éprouvées de fascinant chanteur, ses prouesses jadis à la batterie ont certainement insufflé un rythme particulier à son être tout entier. Il suffit d’écouter son phrasé cadencé pour déceler la vigueur de sa créativité. David Linx a 60 ans mais son enthousiasme et sa candeur restent intacts. Le 27 mars 2025, au studio de l’ermitage à Paris, sa prestation sera, n’en doutons pas, émouvante, frissonnante, ensorcelante, étincelante.
Le site de David Linx.
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Né à Accra au Ghana en 1980, le chanteur Myles Sanko a une obsession : faire paraître 15 albums avant son 60è anniversaire. Let It Unfold est son cinquième disque. Parviendra-t-il à atteindre son but ? Sa ténacité et son talent en décideront certainement, car ce maestro de l’art vocal est un artiste intrépide qui s’épanouit dans plusieurs univers musicaux. Sa tonalité pop-soul a progressivement mûri et flirte avec le jazz de tradition américaine cadencé par les effluves rythmiques du « highlife » ancestral.
Myles Sanko est le fruit d’une union franco-ghanéenne. Bringuebalé, depuis sa plus tendre enfance, entre plusieurs cultures, il a appris à s’adapter aux accents, aux environnements, aux modes de vie, aux rites et codes de sociétés et de populations rencontrées en chemin. Il n’est donc pas étonnant que son éclectisme jaillisse sans effort dans chacune de ses productions. Auditeur assidu de James Brown, il n’a pourtant pas singé son héros. Il s’en est inspiré pour développer sa propre identité artistique. L’ancienne partenaire du « Parrain de la Soul », Martha High, reconnut d’ailleurs la valeur de ce brillant interprète.
Myles Sanko a donc en lui cette énergie positive qui le pousse à susciter les échanges sans altérer la source africaine de sa créativité. Ses oreilles, constamment à l’affût de nouveautés, ont capté avec la même acuité les échos sonores de sa terre natale, les enregistrements de ses prestigieux aînés, Ebo Taylor, Pat Thomas, E.T Mensah, mais aussi les classiques afro-américains, les disques d’Al Green ou d’Otis Redding. Ce ruissellement musical multicolore surgit parfois dans ses intonations et il n’est pas rare de déceler, ici ou là, une allusion à l’un de ses héros. Il suffit d’écouter « I Feel The Same » pour noter le clin d’œil à « Inner City Blues » immortalisé par Marvin Gaye en 1971. L’univers discographique de Myles Sanko est pétri de références qu’il faut savoir dénicher. Le chanteur Gregory Porter en fut convaincu puisqu’il le convia à assurer un temps ses premières parties.
Positif, enjoué, dynamique, Myles Sanko n’est cependant pas un ingénu. Sa destinée afro-européenne lui a appris à se défendre contre les injustices et les discriminations. Les mots sont sa meilleure protection contre le racisme ordinaire. Sa peau métisse lui a valu jadis les railleries de ses petits camarades de classe tant au Ghana qu’en Angleterre. Trop blanc, trop noir, il dut apprendre à composer avec son statut mulâtre. Son premier album, Born in Black and White, évoquait avec sensibilité l’impérieuse nécessité de s’approprier cette double richesse culturelle. Aujourd’hui, Myles Sanko la revendique et transmet une part de sa vérité. Il n’est plus question de se plaindre ou de s’apitoyer. Il faut être vaillant et déterminé.
« Stronger » est peut-être la chanson la plus significative de son nouvel album Let It Unfold. Sa poésie de rappeur inspiré rappelle que les épreuves vous rendent plus fort et façonnent votre avenir. Elles accompagnent votre développement personnel et équilibrent vos décisions au quotidien. Certainement affecté par les tourments de sa jeunesse, Myles Sanko veut à présent vivre pleinement sa maturité spirituelle et nous y encourage également. Il nous convie le 21 mars 2025 au New Morning à Paris pour partager des moments d’exaltation sincères et authentiques.
Site internet de Myles Sanko.
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Il semble que Jerron Paxton soit né avec un siècle de retard… Ce brillant guitariste, harmoniciste, pianiste et banjoïste américain a vu le jour en 1989 et se passionne pour le patrimoine de ses ancêtres. Son goût pour les artisans de la culture afro-américaine d’antan transpire dans chacune de ses interprétations. Brillant narrateur, il aime évoquer l’histoire de ses aïeux, la légende des pionniers, l’épopée des musiques noires… Son dernier album, Things done changed, nous plonge dans les années 20… les années 1920 !
Il y a 100 ans, exprimer ouvertement ses sentiments dans une Amérique ségrégationniste était plutôt périlleux lorsque la couleur de votre peau ne convenait pas à vos contemporains. Le blues était alors un mode de communication salvateur qui permettait de transmettre des messages à sa communauté sans que vos ennemis, opposants ou bourreaux ne s’en aperçoivent. La langue vernaculaire des Africains-Américains s’est donc développée à travers la musique et les chants dans le sud des États-Unis. Cette aventure humaine, désormais bien connue, passionne Jerron Paxton. Ses origines ancestrales louisianaises l’ont poussé à explorer cette culture rurale qui, autrefois, narrait le quotidien des populations locales. « Les instruments que j’utilise proviennent d’une terre dont sont originaires mes ancêtres et mes contemporains. Il y a une part de continentalité africaine dans l’histoire de mon peuple. Je trouve cela merveilleux mais je regrette que la nation américaine ne soit pas capable d’identifier les différentes sources africaines de son existence. Dès que les esclaves africains sont arrivés sur le continent américain, ils ont progressivement perdu l’essence de leurs racines ancestrales car le métissage avec les colons européens a, lentement, effacé la matrice de leur culture originelle. Nous sommes donc en quête perpétuelle de nos arrière-arrière-grands-parents ». (Jerron Paxton au micro de Joe Farmer)
Bien qu’il soit d’un naturel positif et optimiste, l’humour avec lequel Jerron Paxton délivre son discours sur scène ne cache pas son amertume quand, en 2025, les réflexes racistes continuent de polluer les relations humaines. Cette réalité sociale est manifeste outre-Atlantique et réduit les espoirs d’une prise de conscience collective. L’inculture historique nourrit la méfiance et les contrevérités. Alors, inlassablement, Jerron Paxton reprend son bâton de pèlerin et rappelle quelques faits incontestables dans le but d’éclairer la lanterne d’auditeurs attentifs. « Le banjo est, originellement, un instrument traditionnel ouest-africain, créé au Sénégal et en Gambie. Il s’agissait de l’ekonting. Mes ancêtres africains jouaient sur cet instrument. La légende veut que « Sambo », triste surnom que l’on donnait aux musiciens sur les bateaux négriers, jouait du banjo. Cette appellation est restée quand les esclaves en fuite étaient rattrapés par leurs geôliers. « Sambo » était devenu un nom aussi courant que « Smith ». Finalement « Sambo » fut associé au banjo et à la douloureuse période de l’esclavage. En jouant ce répertoire à mon tour sur cet instrument, je ne cherche pas à être un professeur en musicologie, j’essaye juste de donner des clés à tous ceux qui ignorent ce patrimoine. Je ne suis pas un enseignant mais si je croise un novice en la matière, autant lui donner envie d’en savoir plus ». (Jerron Paxton sur RFI)
Jerron Paxton est un être profondément altruiste mais n’hésite pas à rectifier les erreurs de ses interlocuteurs quand il perçoit un narratif imprécis ou incomplet. Son enthousiasme et son énergie vous imposent de l’écouter avec attention pour que la vérité jaillisse enfin !
Il n’est d’ailleurs pas le seul à vouloir préserver l’héritage culturel de sa région. En Géorgie, dans le Sud rural américain, le bluesman Jontavious Willis ravive la musicalité de ses aïeux à travers des albums enracinés dans l’âme noire. Son dernier disque, West Georgia Blues, a été salué par l’Académie Charles Cros en France qui lui a décerné le Grand Prix Blues pour l’année 2024. L’ambassade des États-Unis à Paris a aussitôt voulu lui signifier sa fierté et sa reconnaissance en l’invitant dans les salons de l’Hôtel de Talleyrand où une informelle cérémonie lui était dédiée en présence de ses parents.
Grâce à ces deux artistes révérencieux, « L’épopée des Musiques Noires » est magistralement contée, restaurée et revitalisée.
⇒ Le site de Jerron Paxton
⇒ Le site de Jontavious Willis.
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On dit souvent que New Orleans est la capitale du jazz. Il est indéniable que son histoire multiculturelle a permis à de très nombreux artistes de défendre une vision universaliste de la musique. Louis Armstrong en fut certainement le meilleur exemple mais cette tradition doit résister à l’érosion du temps. Le pianiste Sullivan Fortner, récemment primé aux Grammy Awards, fait paraître l’album Southern Nights qui honore le patrimoine musical de sa terre natale, la Louisiane.
L’histoire de La Nouvelle-Orléans est singulière car elle épouse celle des esclaves africains parvenus, contre leur gré, sur le continent nord-américain. Lentement, une créolité s’est imposée. Le développement d’une culture métisse a irrigué le reste des États-Unis et, finalement, le monde entier. Sullivan Fortner a parfaitement conscience de la lourde responsabilité qui lui incombe. Comme ses contemporains et ses aînés, il porte une part de l’identité mulâtre de la population néo-orléanaise. Son rôle d’artiste ne doit cependant pas se résumer à une relecture révérencieuse d’un patrimoine ancestral. À bientôt 40 ans, il a déjà prouvé que son audace et sa quête de nouvelles tonalités peuvent épouser l’air du temps sans se soustraire à l’héritage multicolore de ses aïeux.
Son nouvel album, Southern Nights, rend hommage aux grandes figures de « L’épopée des Musiques Noires » sans les plagier, ni les trahir. Sullivan Fortner a su réinventer les mélodies de ses mentors avec goût et sensibilité. Soutenu par Peter Washington (contrebasse) et Marcus Gilmore (batterie), il s’amuse à revitaliser les œuvres d’Allen Toussaint, de Clifford Brown, de Woody Shaw ou de Bill Lee. Ces choix ne sont pas anodins. Ils traduisent une volonté manifeste de perpétuer une tradition jazz mais aussi, en filigrane, de porter un message. S’il n’avait pas pris conscience initialement de l’acuité sociale de certaines compositions, il réalise aujourd’hui que l’accélération des événements géopolitiques percute son engagement citoyen. Qu’il est savoureux d’entendre un musicien américain interpréter un standard mexicain, « Tres Palabras », écrit par un auteur cubain, Osvaldo Farrés. Cela démontre que l’ouverture d’esprit est une vertu et peut, le cas échéant, susciter un peu de tempérance dans le tourbillon des diatribes racistes exacerbées.
Il faut dire que Sullivan Fortner est un créateur inspiré qui, de longue date, prend plaisir à confronter son imagination débordante aux cultures du monde. Avec son regretté camarade trompettiste Roy Hargrove, il apprivoisait les mélopées afro-cubaines. En solo, il aime se défier lui-même en triturant de grands classiques, la « valse minute » de Frédéric Chopin, « Don’t you worry bout a thing » de Stevie Wonder ou « Congolese Children » de Randy Weston. Cette témérité lui vaut les louanges de ses homologues, les applaudissements du public et les honneurs des grandes institutions musicales mondiales. Il est très probable que Southern Nights recevra d’autres lauriers tout au long de l’année.
Rendez-vous le 8 mars 2025 à l’espace Sorano à Vincennes, près de Paris, pour vous en convaincre !
⇒ Le site de Sullivan Fortner.
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Pour nombre d’Afro-Américains, le gospel ne doit pas se détourner de ses valeurs sacrées. L’église doit rester au centre des préoccupations quotidiennes et la foi doit s’exprimer dans les cantiques religieux. Quand Annie Caldwell Brown s’est aperçue que sa fille aînée chantait le blues, elle a immédiatement réagi en fustigeant cette « musique du diable » et en incitant ses enfants à se tourner vers le seigneur.
Avec son mari, Willie Joe Caldwell, elle a créé un orchestre familial et peut ainsi veiller sur l’éducation musicale de sa progéniture. L’album Can’t lose my soul est le fruit de cette exigence parentale que la « Caldwell’s Family » revendiquait sur scène, le 7 février 2025, au festival « Sons d’hiver ».
Aux États-Unis, les spirituals sont indissociables du culte. Annie Caldwell Brown est d’ailleurs une femme pieuse qui défend une vision rigoriste de la célébration musicale. Livrer une prestation en public est un sacerdoce pour cette digne interprète du patrimoine noir. Depuis sa prime jeunesse, elle loue le Seigneur dans les églises locales du Mississippi. Originaire de West Point, elle a connu la ségrégation dans le Sud rural. Elle a vu sa maison brûler sous ses yeux. Elle a travaillé dur dans les champs de coton pour subvenir aux besoins de sa famille. Comment a-t-elle résisté à cette vie douloureuse ? En priant le bon Dieu !
Lorsqu’elle débuta sa carrière de chanteuse de gospel au début des années 70, sa ferveur narrait les affres d’une destinée percutée par les inégalités sociales. Avec ses frères, elle créa les Staples Jr Singers, un groupe vocal inspiré par la fougue des Staples Singers originels. Le premier et seul disque de cette formation de jeunes ouailles attachées à la tradition séculaire religieuse ne connut qu’un succès d’estime. When do we get paid, paru en 1975, fut toutefois redécouvert en 2022 et permit à la petite famille de porter la bonne parole sur les scènes internationales. La disparition en novembre 2024 d’Arceola Brown, le frère aîné d’Annie, mit fin à cette aventure unique.
Annie et son époux, Willie Joe Caldwell, ont donc décidé de reprendre la route avec leurs propres enfants pour poursuivre cette mission divine. L’album Can’t lose my soul est le fruit de cette insatiable quête spirituelle. Si la société a évolué, les convictions personnelles de la cheffe de famille sont toujours les mêmes. Elle a, certes, pris conscience des lentes améliorations de ses conditions de vie, mais reste perplexe face aux revendications de la jeune génération. Elle met d’ailleurs en garde ses filles dont elle perçoit la volonté d’émancipation : « Sans vouloir minimiser la place des femmes au XXIè siècle, je dirais que ce que nous avons vécu autrefois était beaucoup plus rude. Nos enfants n’ont pas connu les heures sombres de la ségrégation raciale de manière aussi intense et violente. Ils ne savent pas ce que la foi représentait pour nous. C’était la seule échappatoire à une vie terriblement difficile et pesante. Quand les brimades et les humiliations se répètent chaque jour, vous n’avez qu’une solution : survivre ! Aujourd’hui, et tant mieux pour elles, certaines jeunes femmes africaines-américaines peuvent devenir millionnaires. Je dirais donc humblement que les conditions de vie sont plus faciles aujourd’hui. J’espère juste que les femmes du XXIè siècle n’oublieront pas ce que nous avons traversé pour qu’elles parviennent à vivre pleinement leur citoyenneté américaine. J’espère également qu’elles n’oublieront pas ce que le Seigneur a pu leur apporter et qu’elles continueront à le célébrer. Aujourd’hui, nos enfants ont accès à l’éducation. Cela explique leur force de caractère. Les jeunes n’ont plus besoin de regarder en arrière. Ils peuvent pleinement embrasser l’avenir et revendiquer leurs droits civiques. Ils n’ont heureusement plus besoin de courber l’échine ». (Annie Caldwell Brown au micro de Joe Farmer)
Que l’on soit croyant ou non, ces propos fort respectables nous éclairent sur le drame de la discrimination et du racisme institutionnalisé. Écouter les mots de cette femme courageuse est une leçon d’humanisme que l’on se doit de chérir et de méditer. Si vous passez par West Point (Mississippi), allez rendre visite à Annie Caldwell Brown. Elle tient un magasin de vêtements dont elle assure, grâce à Dieu (dit-elle), la bonne tenue depuis 40 ans…
⇒ Le site d'Annie & The Caldwells.
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Lorsque l’on flâne dans une ville chargée d’histoire, certains édifices ravivent la mémoire, narrent des destinées, nourrissent notre savoir. Après New York et Los Angeles, Philippe Brossat nous présente les hauts lieux de Chicago. Ses déambulations au cœur du pôle économique et culturel de l’Illinois revitalisent un passé glorieux, celui des pionniers du jazz, du blues, du gospel, de la soul-music et même… de la house-music !
Paru aux éditions « Le Mot et Le Reste », son livre « Streets of Chicago » illumine des bâtisses, des rues et avenues, arpentées pendant des décennies par des hommes et des femmes, témoins et acteurs de « L’épopée des Musiques Noires ».
Il y a, certes, les natifs de Chicago, Quincy Jones ou Herbie Hancock, mais aussi tous ceux qui firent de Chicago La Mecque des musiques afro-américaines. Alors que le Sud ségrégationniste n’offrait aucun avenir aux artistes noirs considérés comme citoyens de seconde classe, les États du Nord proposaient une alternative à une vie de misère et d’humiliations quotidiennes. C’est ainsi que nombre d’instrumentistes originaires du Mississippi, du Tennessee ou de Louisiane trouvèrent à Chicago l’eldorado qu’ils espéraient. Le jeune Louis Armstrong se rendit, dès 1922, dans cette ville bouillonnante pour tenter d’entrer dans le grand orchestre de King Oliver. Il enregistrera quelques années plus tard plusieurs classiques historiques dans les studios du label Okeh Records à Chicago dont le fameux « Chicago breakdown ».
L’une des firmes discographiques légendaires de Chicago fut Chess Records. C’est dans les studios du 2120 Michigan Avenue que Willie Dixon, Chuck Berry, Little Walter, Muddy Waters ou Bo Diddley gravèrent leurs plus grands standards. Aucun d’eux n’était originaire de la « Windy City » mais ils contribuèrent largement à hisser Chicago au rang des capitales mondiales du blues. Le style « Chicago Blues » fut d’ailleurs insufflé par ces musiciens sudistes venus électrifier les cités industrielles du Nord. Cette migration sociale et musicale concerna des milliers d’artistes dont l’expressivité trouvait alors un écho plus retentissant.
La reine du gospel, Mahalia Jackson, née à la Nouvelle-Orléans en 1911, séjourna de longues années à Chicago. C’est dans cette ville qu’un hommage émouvant lui sera rendu en 1972, après sa disparition, en présence de Sammy Davis Jr et d’Aretha Franklin. Partenaire du pasteur Martin Luther King et femme de cœur, Mahalia Jackson a vécu les soubresauts parfois violents de la lutte pour les droits civiques au cœur des années 60. Chicago fut certainement l’un des pôles de friction entre communautés noires et blanches à cette époque. La tragique destinée du jeune Emmett Till fut le point de départ de la fronde contestataire du peuple noir américain. Le corps meurtri et méconnaissable de ce gamin de 14 ans, froidement assassiné dans une bourgade du Mississippi, fut exposé au « Roberts Temple » de Chicago, à la demande de sa propre mère, pour que l’opinion publique prenne conscience des horreurs du racisme institutionnalisé. La ville de Chicago, ce 3 septembre 1955, devint l’épicentre de la rébellion africaine-américaine.
Si les murs pouvaient parler, Chicago serait intarissable. Les cimetières sont des « panthéons du blues » dans cette ville du nord-est des États-Unis, comme aime à le répéter Philippe Brossat dans « Streets of Chicago ». Cheminer sur place, c’est se plonger dans l’Amérique noire. Chaque coin de rue narre une aventure humaine que le temps ne doit pas effacer.
► «Streets of Chicago», éditions Le Mot et Le Reste.
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Le 6 février 2025, l’illustre Bob Marley aurait célébré son 80ème anniversaire ! Si l’on connaît désormais par cœur ses nombreux succès, la préhistoire de sa légende musicale est toujours assez peu documentée et certaines zones d’ombre subsistent. Quels enregistrements, annonciateurs de sa flamboyante destinée, méritent d’être connus et réédités ? Quelles traces sonores identifient ses années de jeunesse ?
Bruno Blum, parfait connaisseur de l’œuvre complète du chanteur jamaïcain, a fait paraître, en coordination avec Roger Steffens et Leroy Jodie Pierson, une biographie discographique imposante intitulée Soul Revolution.
Lorsqu’il rencontre le producteur Chris Blackwell à l’aube des années 70, Bob Marley a déjà bâti un répertoire qui n’attend plus que l’exposition médiatique pour être reconnu à sa juste valeur. Des dizaines de compositions réalisées avec les Wailers depuis 1967 témoignent de l’émergence progressive d’un genre musical qui s’apprête à envahir la planète toute entière. Les tâtonnements des premières sessions d’enregistrement révèlent la lente transformation des idiomes locaux vers une universalité stylistique indéniable. Le Ska et le Rocksteady jamaïcains se développent. L’influence de la Soul-Music américaine est incontournable. Les ingrédients sont déjà là pour donner naissance à une nouvelle forme d’expression, le reggae.
Réunies à la fin des années 90 dans l’anthologie « The Complete Bob Marley & The Wailers – 1967/1972 », ces archives sonores, désormais commentées par Bruno Blum, Roger Steffens et Leroy Jodie Pierson aux éditions Frémeaux & Associés, nous donnent une lecture sociale et musicale de « L’épopée Bob Marley ». Si certaines chansons sont devenues, par la suite, des classiques comme « Kaya », « Concrete Jungle », « Natural Mystic » ou « Satisfy My Soul », il est plaisant d’entendre la rébellion naissante d’un jeune effronté qui défie déjà dans « Hypocrites » ou « Soul Rebel » les dérives institutionnelles de son époque. Bob Marley n’a pas 30 ans mais son engagement citoyen est réel et ses prises de position nourriront sa légende.
Dans une interview de décembre 1973, Bob Marley laisse parler son âme. Son éveil à la spiritualité semble dicter ses choix alors que sa notoriété grandissante percute ses convictions. Affronter le succès devient un défi. Il doit composer avec le monde réel, celui des compromis et des obligations mercantiles. Une transcription partielle de cet échange avec le journaliste de radio et de télévision jamaïcain, Neville Willoughby, est présentée dans le livre « Soul Revolution » de Messieurs Blum, Steffens et Pierson. Ce témoignage est certainement le marqueur d’une réflexion devenue adulte, celle d’un artiste confronté à son futur destin d’icône planétaire.
⇒ Bob Marley and The Wailers 1967-1972 - Soul Revolution chez Frémeaux Associés.
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La chanteuse américaine Madeleine Peyroux n’a jamais hésité à exprimer ses convictions, quitte à froisser les susceptibilités de ses interlocuteurs. Son dernier album Let’s Walk n’élude pas les enjeux sociaux de notre temps mais souligne notre capacité à résister et à avancer dans un quotidien semé d’embûches. À quelques jours d’une courte tournée française qui passera par Paris le 6 février 2025, la francophile Madeleine Peyroux nous fait part de ses états d’âme et nous invite à positiver.
Les épreuves de la vie nous poussent parfois à baisser les bras. À 50 ans, Madeleine Peyroux affiche la volonté farouche de célébrer la beauté que nous avons tous en nous. Il suffit juste de la déceler et de la nourrir d’intentions enthousiastes et sincères. En écoutant les histoires contées dans son nouveau disque, Let’s Walk, nous sommes subitement happés par cette humeur sereine qui nous enjoint à apprendre de nos doutes, renoncements et insatisfactions. Il est plus aisé de se plaindre que de se battre contre ses démons. Alors, « marchons », semble nous dire cette admirable interprète qui défie les soubresauts de notre XXIè siècle en rappelant insidieusement que la bonté et la solidarité ont plus de puissance fédératrice que la haine et la division.
Imaginé durant le confinement planétaire lié à la pandémie de Covid-19, le nouveau répertoire de Madeleine Peyroux fut aussi un écho poétique et musical à l’élan populaire contre le racisme et les discriminations devenu en 2020 le mouvement « Black Lives Matter ». Curieusement, cet appel à l’égalité et à la dignité humaine épousait les aspirations d’une autre âme sensible, la chanteuse afro-américaine Bessie Smith qui, 100 ans plus tôt, cherchait déjà la respectabilité dans une société ségrégationniste. Il n’est pas étonnant que Madeleine Peyroux, incontestable femme de convictions, continue de frissonner en entendant la voix redoutablement expressive de sa consœur. Certains décrèteront injustement que la peau blanche de Madeleine Peyroux lui a épargné les vicissitudes d’une existence tourmentée. Laissons ces commentateurs peu éclairés à leurs certitudes et à leurs élucubrations. La douleur d’une injustice n’a pas de couleur. Elle frappe indistinctement les hommes et femmes en souffrance.
Dans ces moments de déséquilibre existentiel, il faut qu’une main tendue vous redonne espoir. Madeleine Peyroux n’a pas oublié celui qui fut à ses côtés quand l’avenir s’assombrissait. Il s’appelait « Showman Dan », de son vrai nom, Daniel William Fitzgerald, un troubadour afro-américain né en 1933 dont le charisme et la joie de vivre furent le réconfort dont elle avait désespérément besoin. Elle lui rend d’ailleurs un vibrant hommage sur l’album Let’s Walk et à travers un clip vidéo très touchant. Madeleine Peyroux est aujourd’hui en paix avec elle-même et aborde son cinquantenaire avec quiétude et confiance. Elle nous le prouvera sur scène lors d’une majestueuse tournée européenne qui ne pourra qu’enchanter ses nombreux admirateurs et admiratrices.
⇒ Le site consacré à Madeleine Peyroux
⇒ Madeleine Peyroux au Casino de Paris en concert le 6 février 2025.
Vidéo
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La célèbre organiste américaine Rhoda Scott continue d’écumer les scènes internationales avec son « Lady Quartet » fondé il y a 20 ans au festival « Jazz à Vienne » en France. Un nouvel album, intitulé Ladies & Gentlemen, célèbre cet anniversaire en réunissant des complices masculins et féminins dont les indéniables talents d’interprètes vont certainement illuminer le concert du 7 février 2025 au Théâtre du Châtelet à Paris.
Tout au long de sa vie, Rhoda Scott a conservé cette intégrité artistique qui la hisse au rang des grandes figures de notre temps. Son répertoire, en quête perpétuelle de perfection et de diversité, n’a jamais répondu aux sirènes du mercantilisme exacerbé. C’est dans les « spirituals » que cette incroyable instrumentiste a d’abord inscrit son identité musicale mais ses oreilles ont su capter l’air du temps et donner de la profondeur à ses valeureuses interprétations. Ladies & Gentlemen est le fruit de cet éclectisme maîtrisé qui revitalise, avec la même pertinence, un standard jazz des années 1920 comme « Stardust » ou un classique afrobeat comme « Lady ». De Nat King Cole à Fela Anikulapo Kuti, le paysage sonore dans lequel évolue aujourd’hui Rhoda Scott est multicolore.
Trois maestros de l’art vocal ont été conviés en studio pour, tour à tour, magnifier cette audace stylistique et insuffler une part de leur sensibilité artistique. Hugh Coltman, David Linx et Emmanuel Pi Djob, ont certes des origines différentes mais la source de leur créativité invite à la communion. L’un est Britannique, l’autre est Belge, le troisième est Camerounais mais qu’importe les racines géographiques, la musique les rapproche et nous offre une lecture éclectique du patrimoine afro-planétaire. Soutenus par le swing de trois ladies, Sophie Alour (saxophone ténor), Lisa Cat-Berro (saxophone alto) et Julie Saury (batterie), les trois stentors n’ont plus qu’à se laisser porter par la délicatesse des arrangements et les harmonies organistiques de leur hôte, l’illustre Rhoda Scott.
La France peut se féliciter d’avoir accueilli, dès 1968, la virtuosité de cette artiste fidèle à ses convictions, ses valeurs, ses choix artistiques. Elle recevra d’ailleurs, le 2 février 2025 à Meudon, près de Paris, un prix « In Honorem » pour l’ensemble de sa carrière, décerné par la prestigieuse Académie Charles Cros qui, depuis 1947, fait scintiller la vivacité de la production discographique en France.
Le 7 février 2025, la ministre de la Culture Rachida Dati lui remettra la Légion d’honneur, une très haute distinction de l’État français pour services éminents rendus à la nation.
⇒ Académie Charles Cros
⇒ Rhoda Scott
⇒ Rhoda Scott au Théâtre du Châtelet à Paris (programmation).
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Le chanteur américain de Soul-Music, Sam Moore, nous a quittés le 10 janvier 2025 à l’âge de 89 ans. Outre ses prouesses vocales fort expressives, cette grande figure de « L’épopée des Musiques Noires » tint sa notoriété d’un duo historique qu’il forma avec un autre formidable interprète, Dave Prater, avec lequel il brilla sur les scènes internationales, dès les années 60. « Sam & Dave » devinrent les icônes du label Stax Records et propulsèrent des classiques comme « Soul Man », « Hold on I’m coming » ou « I thank you » au sommet des hit-parades.
La ferveur populaire qui accompagnera le succès de ces jeunes gens pleins de talent épousera le contexte social d’une Amérique alors embourbée dans ses contradictions. Nous sommes au beau milieu du mouvement des droits civiques emmené par le pasteur Martin Luther King. La fronde de la communauté noire trouve un écho dans le répertoire des artistes en vogue. Sam Moore n’a qu’une petite trentaine d’années et prend progressivement conscience que le divertissement peut aussi avoir une dimension politique et citoyenne. Il comprend qu’une chanson peut avoir un impact sur la conscience collective. D’abord considérées comme des bluettes inoffensives, les œuvres de « Sam & Dave » traduiront un élan d’espérance et un indéniable désir d’unité. « Lorsque vous écoutez notre titre « Soul Man », vous entendez du jazz, du gospel, du blues, de la country, et surtout, vous entendez ces mots : « I’m a soul man ». Immédiatement, vous vous rassemblez, vous dansez tous ensemble, vous vous donnez la main, que vous soyez noirs ou blancs, cela importe peu. Côte à côte, vous pouvez chanter : « I’m a soul man ». Donc oui, il y a un message, et nous le chantions : « I’m a soul man, you’re a soul man, they’re soul men » - « Je suis, tu es, ils sont des soul men ». Je ne le chantais pas pour une partie de la population mais pour tous, et regardez, des décennies plus tard, cette chanson a toujours du sens, chacun de nous se reconnaît dans « Soul Man », n’est-ce pas merveilleux ? ». (Sam Moore au micro de Joe Farmer)
L’exaltation née d’un espoir de fraternité universelle se fracassera malheureusement sur la violence endémique d’une nation profondément raciste. L’assassinat du Pasteur King, le 4 avril 1968, fut un choc pour nombre de progressistes américains effarés par tant d’injustice et d’impunité. Sam Moore commença alors à douter du bien fondé de la posture non-violente prônée par son héros. « Vous devez comprendre qu’à cette époque, Stokely Carmichael, H. Rap Brown, Malcolm X, laissaient entendre que Martin Luther King était un lâche, qu’il faisait des courbettes pour obtenir des droits, qu’il suppliait le Blanc de nous octroyer l’égalité raciale. Ce furent des propos très violents au point qu’à l’époque, je me disais : « C’est vrai, je ne veux plus tendre l’autre joue, je ne veux plus subir les canons à eau, les assauts des chiens policiers ! Désormais, si on me frappe la joue droite, je répondrai en frappant la joue gauche ! » Je devenais plus radical, j’écoutais les thèses d’Elijah Muhammad, j’allais à ses conférences, c’était un peu la confusion dans ma tête… Je ne savais plus qui croire ou qui écouter. Mais quand Martin Luther King a été assassiné, soudain j’ai réalisé que son message n’avait pas été aussi médiocre qu’on avait pu le dire. Ce que j’essaye de vous dire, c’est que le « Sam Moore » de l’époque était un peu perdu… ». (Sam Moore sur RFI en 2004)
À l’aube des années 70, Sam Moore peine à trouver un sens à son engagement artistique. Les années passent et les relations conflictuelles avec son entourage entament son enthousiasme et sa clairvoyance. La tension monte avec son alter ego, Dave Prater, et la cohésion du duo se craquelle. En 1981, « Sam & Dave » se séparent dans la douleur et ne se produiront plus jamais sur scène ensemble. Sam Moore doit, de surcroît, faire face à un autre obstacle de taille, son addiction à l’héroïne. Ce n’est qu’en 1986 que son nom rejaillit. Il enregistre avec le rockeur new-yorkais Lou Reed une nouvelle version de « Soul Man ». Le public a changé. La jeune génération découvre cette voix échappée des sixties et se laisse griser par sa musicalité surannée. Petit à petit, Sam Moore retrouve la foi, l’envie de chanter, d’enregistrer et de côtoyer ses contemporains. La disparition brutale de son ancien partenaire, Dave Prater, le 9 avril 1988, enterre définitivement les intentions mercantiles de voir le duo se reformer. Sam Moore doit à présent exister par lui-même. Il multiplie alors les prestations et se retrouve invité à participer au film « Blues Brothers 2000 ». Cette apparition à l’écran le hisse subitement au rang d’icône de la Soul originelle.
Au XXIè siècle, Sam Moore devient le patriarche que l’on célèbre. Bruce Springsteen ne manquera d’ailleurs pas de lui rendre un vibrant hommage en le conviant sur la scène du Madison Square Garden de New York en 2009 pour interpréter à ses côtés ses imparables ritournelles d’antan. Cette amicale complicité artistique tranchera singulièrement avec une prise de position inattendue du vieillissant chanteur afro-américain. En 2017, Sam Moore décide, en effet, de soutenir la candidature de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Avait-il été déçu par les deux mandats de Barack Obama ? Considérait-il que l’évolution de la société américaine ne nourrissait plus ses espoirs ? Ce choix politique fort commenté à l’époque trahissait peut-être les doutes et tergiversations d’un homme tourmenté, bousculé par les soubresauts d’une vie tumultueuse et incertaine. Quelles que furent ses réelles convictions, son statut de pionnier résistera à l’érosion du temps car il s’inscrit dans l’histoire indélébile des musiques noires américaines.
⇒ Facebook de Sam Moore.
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Dans le récit épique des musiques populaires afro-planétaires, les guitaristes tiennent une place de choix. Souvent au-devant de la scène, ils sont les virtuoses que l’on acclame et que l’on vénère. Ils développent tous un style propre qui les distingue de leurs homologues. Outre le talent, le choix de l’instrument est primordial. Une guitare « Dobro » n’a certainement pas le même son qu’une « Gibson Flying V ». Elle ne raconte pas non plus la même histoire. Elle identifie une époque, un genre musical, une personnalité. Dans son dernier ouvrage, Guitares d’exception (Gründ Editions), Julien Bitoun s’est penché sur ces différences notables qui narrent une épopée centenaire.
Le guitariste universel dont on ne cesse d’analyser le jeu flamboyant depuis des décennies n’est autre que Jimi Hendrix. La hardiesse avec laquelle il bouscula la sonorité de sa « Fender Stratocaster » restera longtemps dans les mémoires. Cette tonalité révolutionnaire fut, certes, popularisée par un virtuose absolu, mais n’oublions pas l’outil, le vecteur de transmission de cette folie créative. Il faut alors se poser la question essentielle : est-ce la guitare qui identifie un artiste ou est-ce l’instrumentiste qui fait scintiller une guitare ? Il faut croire que la réponse à cette légitime interrogation conservera longtemps sa part d’ambiguïté car, dès le début du XXe siècle, les premiers bluesmen adoptaient une posture qui les distinguait de leurs contemporains. Se servaient-ils de leur guitare pour se faire entendre ? Pour se faire respecter ? Pour avoir un statut social dans une Amérique ségrégationniste ? La guitare n’était peut-être pas qu’un passe-temps ludique. Elle offrait à ces valeureux compositeurs afro-américains un moyen d’exprimer leur frustration, leur quotidien miséreux, leur aspiration à la liberté et à l’égalité.
Progressivement, les techniques, les formes, les musicalités des guitares, donneront du crédit et une visibilité à leurs utilisateurs. Chet Atkins ou Sister Rosetta Tharpe, par exemple, deux artistes très distincts, ont marqué leur époque, leur style et leur patrimoine grâce à l’emploi inventif qu’ils faisaient respectivement de leur guitare, « Gretsch » et « Les Paul ». L’intention artistique était radicalement différente. Le choix de l’électrique ou de l’acoustique, les évolutions drastiques des goûts du public, l’apparition de nouveaux courants musicaux, l’exigence de la perfection, tous ces éléments accéléreront la mise sur le marché de nouveaux modèles toujours plus sophistiqués.
Et pourtant, la passion pour l’authenticité artisanale l’emportera parfois sur l’innovation et la performance. Nombre de « guitar heroes » préfèreront s’emparer d’une vieille « Martin D-28 » de 1938 pour retrouver l’humeur originelle de la country music. Bob Dylan fut, par exemple, très friand de ces antiquités devenues, aujourd’hui, très onéreuses. Il y a donc mille raisons de posséder une guitare : le désir de jouer avec l’histoire, de s’affirmer en tant qu’artiste, de parader, de faire sensation ou de séduire son entourage… En parcourant le livre de Julien Bitoun, Guitares d’exception (Gründ Editions), les guitaristes en herbe, comme les plus aguerris, pourront user jusqu’à la corde leurs connaissances encyclopédiques.
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