Episodes

  • Les jours ont passĂ©. La dĂ©esse est repartie chez elle et les O’guf’n sont retournĂ©s dans leur village, avec la satisfaction d’avoir trouvĂ© une fois encore la solution Ă  un problĂšme inextricable.

    Fermat, accompagnĂ© de Randt et Axelle, visitent une derniĂšre fois la salle des stĂšles, avant de la sceller dĂ©finitivement. Ils parcourent la grande salle et constatent que l’image s’est transformĂ©e. DĂ©sormais, elle reprĂ©sente Hel Talek, vaincu, agenouillĂ© et en larmes devant ses vainqueurs et sous un ciel de fleurs blanches.

    Vraiment, vraiment, c’était un moment trĂšs Ă©mouvant et trĂšs Ă©pique, je dois dire ! Et trĂšs beau ! Affirme le collectionneur derriĂšre eux en tapant dans ses mains.Vous ĂȘtes le fameux collectionneur. Je dois dire que j’étais curieux de vous connaitre ! Lance Randt.Avouez que vous l’aviez prĂ©vu, n’est-ce pas ? demande Fermat, suspicieux.PrĂ©vu
non, il y a toujours des alĂ©as, le libre-arbitre
mais j’ai bien aimĂ© cette version, cela change un peu !D’oĂč ces petits coups de pouce, hein ? interroge Axelle.Je ne
un coup de pouce ? Je ne vois pas
non, vous avez agi comme il fallait, voilĂ  tout ! Il ricane doucement.MĂȘme pas une petite prophĂ©tie ou un miracle ? insiste Randt.D’accord, d’accord, reconnaĂźt le petit homme en souriant. J’ai bien mis quelques indices par-ci par-lĂ , mais je ne savais pas si vous pourriez les trouver, ce n’était pas une quĂȘte facile vous savez ! Vous avez du mĂ©rite ! DĂ©jĂ , pour dĂ©livrer la dĂ©esse, quel parcours ! Et puis, c’était moins une ! Non, franchement vous avez Ă©tĂ© grandiose
grandiose ! Bon, vous, Fermat, au dĂ©but, j’ai eu des doutes. Mais aprĂšs
grandiose aussi ! Toutes ces armĂ©es, cette furie, la tension dramatique, le suspens ! C’est un Ă©pisode qui marquera l’humanitĂ© !

    L’enthousiasme du collectionneur est à son comble.

    Et maintenant que vous avez eu ce que vous vouliez, ça s’arrĂȘte lĂ  ? Demande Fermat.Qui sait ? Vous savez, l’Histoire est un mouvement sans fin

  • Elderoden, mon ami ! dit Randt.Vous avez mis le temps, Randt
je n’en peux plus. L’épĂ©e de terre
DĂ©esse, prenez l’épĂ©e, je vous prie !Mais
dit la dĂ©esse, je ne sais pas combattre, je


    Au mĂȘme moment, les immenses vaisseaux de guerre de Talek apparaissent Ă  l’horizon. Hel se retourne et constate avec satisfaction que son plan a fonctionnĂ©. Les gĂ©nĂ©raux, devant la crainte que leur inspire leur souverain, emportĂ©s par une dynamique guerriĂšre, sont rentrĂ©s dans le rang quand ils ont compris son plan. Le commandant du Koltrex lance aux autres gĂ©nĂ©raux : « DĂ©barquez vos soldats et attendez les ordres ». A prĂ©sent, toutes ses forces sont rĂ©unies. Hel est certain que le combat va prendre fin avec une belle victoire.

    Sans attendre, Axelle est descendue Ă  toutes jambes de la colline en direction du gĂ©ant. Elle prend son Ă©lan, saute sur une machine cassĂ©e et fond sur Talek, qui, surpris par l’agilitĂ© et la rapiditĂ© de la jeune femme, ne trouve pas la parade appropriĂ©e. Il donne un coup d’épĂ©e dans le vide mais la fille est dĂ©jĂ  posĂ©e derriĂšre lui. Elle lui assĂšne un coup de lance dans la jambe qui met Talek Ă  terre. Elle se prĂ©pare Ă  lu iassĂšner le coup fatal. DerriĂšre elle, un soldat lui tire dans la hanche. Elle s’effondre de douleur.

    Talek utilise l’épĂ©e de feu comme d’une canne, pour se redresser. Il se prĂ©pare Ă  frapper de nouveau le sol, mais l’épĂ©e semble vidĂ©e de tout pouvoir. Il envoie l’armĂ©e au corps-Ă -corps et avance en boitant vers la dĂ©esse.

    Randt, dit Elderoden, nous avons fait ce que nous pouvions, mais notre l’épĂ©e de terre protĂšge, elle ne peut tuer. Leur armĂ©e est plus forte et mieux outillĂ©e. Que pouvons-nous faire ?Les Ă©pĂ©es ont des pouvoirs spĂ©cifiques, lui rĂ©pond Kak. Vous devez l’utiliser Ă  bon escient !

    Randt s’adresse à La Mapurna :

    Déesse, je vous en conjure, utilisez vos pouvoirs pour créer la vie, non pour la détruire !Mais
ils sont trop puissants, comment lutter contre cette armée ?Déesse, que les cendres redeviennent des fleurs, des arbres. La vie reprendra ses droits face à ceux qui veulent la détruire !

    Une pensĂ©e envahit Elderoden. Il imagine SafinĂ©ia adulte, qui se lĂšve pour l’accueillir les bras ouverts. Cela lui donne la volontĂ© de se redresser et de rassembler ses derniĂšres forces.

    Talek et ses soldats sont presque sur eux. Le guerrier massacre d’un coup bref les derniers hommes qui tentent de le freiner. La dĂ©esse tend les bras et commence Ă  faire tourner ses mains dans une sorte de danse lente.

    Je ne peux pas, ce n’est pas mon monde, je ne suis pas la dĂ©esse de ce monde, je ne suis qu’une femme ici, rien de plus, s’attriste La MapurnaVous avez l’épĂ©e
plantez-lĂ . Elle est la terre, vous ĂȘtes la mĂšre de toute vie.

    Elle plante l’épĂ©e dans le sol et sent le contact de la planĂšte Ă  travers elle. La vie renaĂźt lĂ  oĂč elle avait Ă©tĂ© effacĂ©e. La dĂ©esse se sent immĂ©diatement en harmonie, comme sur sa propre planĂšte. Elle oublie la guerre en cours, les destructions, la menace. Dans un fracas, la citadelle se redresse, pierre par pierre. Talek arrive devant la dĂ©esse. Il regarde derriĂšre lui ce prodige. Devant les murs qui se reconstituent, au loin, un homme seul marche, comme Ă©garĂ©. C’est Fermat, dont il a pourtant tranchĂ© la tĂȘte quelques heures plus tĂŽt. Ce dernier tient dans sa main un pĂ©tale blanc unique, lĂ©ger, fragile. Il le dĂ©pose dĂ©licatement Ă  ses pieds. Par la volontĂ© de la dĂ©esse, le pĂ©tale devient tige, puis arbuste. Elle fait pousser l’arbuste qui se change en arbre d’oĂč grandissent de nombreuses branches qui s’étendent dans le ciel. Des fleurs blanches poussent sur cet arbre et constituent une canopĂ©e qui recouvre la plaine, la ville et les collines.

    Les soldats sont fascinĂ©s par le spectacle de cet arbre gĂ©ant. ils sont submergĂ©s par un sentiment d’insignifiance. Ils laissent tomber leurs armes. Les dragons s’enfuient Ă  tire d’aile retrouver le secret des fonds marins. Fou de rage, Hel se prĂ©cipite vers la dĂ©esse pour la transpercer. Elderoden se place devant elle et reçoit l’épĂ©e dans l’abdomen. Talek retire son Ă©pĂ©e puis s’apprĂȘte Ă  renouveler le coup. Il regarde alors la dĂ©esse, sa peau blanche, sa chevelure flamboyante, ses yeux clairs, la finesse de ses mains et la grĂące de leurs mouvements. Il sait qu’il ne pourra jamais lutter contre sa puretĂ©, sa beautĂ©, la source de toute vie. Il Ă©prouve un amour Ă©perdu. Un amour impossible. Il est paralyzĂ© par son incapacitĂ© Ă  l’aimer comme il le devrait et son insignifiance. Il laisse tomber son Ă©pĂ©e, puis s’agenouille, le visage baissĂ©, les yeux en pleurs. Sa douleur n’aura jamais d’issue.

    Les soldats rejoignent leurs vaisseaux. Puis les Talek viennent chercher leur souverain pour le ramener Ă  bord, avant de repartir vers leurs terres.

    La Mapurna conduit jusqu’au bout la rĂ©surrection des soldats, des villes et des habitants. La reine Fathrage se retrouve face Ă  Fermat, sous l’arbre gĂ©ant, sans comprendre ce qui s’est rĂ©ellement passĂ©. Elderoden est toujours Ă©tendu, mais sa blessure ne saigne plus.

    Lorsque sa tĂąche est terminĂ©e, la dĂ©esse tend Ă  Randt l’épĂ©e de terre. Axelle parvient au sommet de la colline, l’épĂ©e de feu Ă  la main.

    C’est peut-ĂȘtre ça que vous chercher ? Ca trainait dans le coin
Nous voici avec les deux Ă©pĂ©es rĂ©unies, dit Randt. Cela ne s’est pas produit depuis des millĂ©naires. Tant de pouvoir, que nous ne pouvons pas conserver.Ou bien qu’on garde bien au chaud pour pouvoir les rĂ©utiliser. Ca pourrait servir ! rĂ©pond la jeune femme. Qu’en dites-vous, les marins ? Demande-t-elle aux O’guf’n.C’est une bonne question, rĂ©pond Kak. Gardez-les pour le moment, nous vous donnerons une rĂ©ponse trĂšs bientĂŽt.
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  • Le dragon dĂ©colle et rejoint l’armĂ©e volante. Ils se dirigent vers la citadelle et commencent l’attaque. C’est un cataclysme. Les Kartaks propulsent des flammes sur les bĂątiments. Ils entourent la citĂ© et se dispersent dans chaque quartier. Les habitants sortent en hurlant. La chaleur est plus intense que dans un volcan, le feu dĂ©vore tout. Les survivants courent en panique pour fuir le danger mais ils sont rattrapĂ©s par les monstres volants. Les soldats sont rĂ©duits en cendre avant de pouvoir armer leurs engins. La reine apparaĂźt en tenue militaire : « CrĂ©tin de Fermat, il a Ă©chouĂ© ! Soldats, soyez fiers de votre rĂ©putation, luttez avec moi ! ». Mais la reine n’a pas le temps d’agir. Talek se jette de son dragon devant elle et lui assĂšne un coup au ventre. Elle ne tombe pas immĂ©diatement. Elle le regarde, comme interloquĂ©e par sa fin proche. Il fait jaillir la puissance de l’épĂ©e en frappant lourdement sur le sol. Comme embrasĂ©e par un soleil, la ville s’enflamme. La reine tombe carbonisĂ©e Ă  ses pieds.

    A ce moment, Talek reçoit un coup dans le dos, qui le fait trĂ©bucher. Il se redresse, furieux. C’est un rocher, envoyĂ© par un homme encapuchonnĂ© qui se tient au loin sur une des collines qui surplombent la ville. Des projectiles commencent Ă  tomber autour de lui. Des rochers, des morceaux de terre, des racines d’arbre, de la boue. Talek reçoit un nouveau coup en plein visage, qui arrache un large lambeau et fait couler son sang. Il remonte sur sa monture et ordonne Ă  tous de se diriger vers cet ennemi.

    Debout, sur la colline, se tient Elderoden. Il manie l’épĂ©e de terre que lui avait confiĂ© Randt. Talek comprend que la partie sera plus rude que prĂ©vu. En contrebas, toutes les armĂ©es rĂ©unies s’animent pour livrer le combat contre les dragons. Des projectiles sont lancĂ©s contre eux. Certains Kartaks s’effondrent dans un cri rauque sur le sol qui tremble sous le poids des monstres. L’armĂ©e volante arrive au-dessus des soldats et crachent des flammes, mais sans les atteindre. Les soldats semblent abritĂ©s derriĂšre un bouclier infranchissable.

    Hel Talek se pose devant l’armĂ©e gĂ©ante. D’un coup sec il abat son Ă©pĂ©e de feu. Les flammes surgissent au point de le rendre aveugle provisoirement. Quand les flammes et la fumĂ©e disparaissent il constate qu’elles n’ont pas eu l’effet dĂ©sirĂ©. Les soldats sont toujours debout. Cependant, au loin, le sorcier montre quelques signes de fatigue. Il a un genoux Ă  terre, Ă©puisĂ© par la lutte. L’épĂ©e de Terre exige une Ă©nergie Ă©puisante. Autour de lui, de petits ĂȘtres s’agitent pour le remettre sur pied. Il reconnaĂźt les conseillers O’guf’n qui semblent bien impuissants dans cette situation, loin de leur base.

    Il profite de l’occasion pour provoquer une nouvelle explosion de flammes. Cette fois-ci, l’armĂ©e est frappĂ©e de plein fouet et rĂ©duite en poussiĂšre. Il jubile intĂ©rieurement. La victoire est proche. Il se prĂ©cipite vers la colline. Alors qu’il est sur le point d’y arriver, il voit apparaitre trois nouveaux personnages aux cĂŽtĂ©s du sorcier. Il ignore qu’il s’agit de Randt et Axelle, accompagnĂ©s de La Mapurna.


  • Plusieurs semaines ont passĂ© depuis le voyage d’Hervel. Il est rentrĂ© chez lui et a repris ses activitĂ©s normalement. Mais une nouvelle s’est rĂ©pandue dans tous les royaumes. La guerre fait rage dans les rĂ©gions du sud. Un ennemi inconnu dĂ©truit tout sur son passage. AccompagnĂ© d’une armĂ©e de Kartaks, il ne montre aucune pitiĂ©. Ni la magie des vieux sorciers, ni les armes sophistiquĂ©es sortant des manufactures d’Eliade, ni les montagnes escarpĂ©es des Valteurs n’ont pu freiner sa progression.

    Fermat, qui rĂ©side toujours dans les Conquars, apprend la nouvelle sans surprise et avec dĂ©pit. Il sait ce que l’avenir lui rĂ©serve et il ignore toujours comment Ă©viter l’inĂ©luctable. Il pense au collectionneur qui doit attendre avec impatience cet Ă©pisode historique. Celui oĂč, malgrĂ© une lutte acharnĂ©e, les rois et reines sont balayĂ©s d’un souffle. La reine Fathrage entre Ă  ce moment dans ses appartements :

    Sir Fermat, nous devons agir, rĂ©unir nos troupes et nous prĂ©parer pour la bataille. Ce diable de Talek approche par ici. Dans moins d’une semaine il sera Ă  nos portes. Nous saurons le recevoir !Reine Fathrage, j’estime votre courage et votre bravoure, mais il n’est pas d’issue favorable dans ce scĂ©nario. Comme je vous l’ai dit, la suite de l’histoire est dĂ©jĂ  Ă©crite. Nous serons rĂ©duits en cendres en quelques instants. Il nous faut agir diffĂ©remment de ce que la stĂšle nous montre. Sinon nous serons Ă©liminĂ©s.Voulez-vous ne rien faire ? Dans ce cas, ce sera peut-ĂȘtre une autre histoire mais le rĂ©sultat sera identique ! dit la reine dans un hurlement qui raisonne dans les couloirs du chĂąteau.Ce n’est pas ce que je dis. Vous m’avez fait venir ici. J’ai dĂ©laissĂ© mes terres pour vous aider, alors ne prenez pas ce ton avec moi. Nous devons raisonner et Ă©viter de nous trouver dans la configuration attendue.Comment faire ? Comment combattre et en mĂȘme temps ne pas combattre pour ne pas craindre d’ĂȘtre battus ?Le collectionneur m’a laissĂ© penser qu’il pouvait exister une version de l’histoire qui l’intĂ©resse moins. C’est peut-ĂȘtre une version oĂč le combat n’est pas menĂ©, car si nous sommes victorieux, cela restera aussi intĂ©ressant pour lui que si nous perdons. Tant que c’est spectaculaire. Il nous faut trouver une issue pacifique et, disons-le, sans aucun intĂ©rĂȘt pour lui.J’espĂšre que vous avez une idĂ©e plus prĂ©cise. Je serai en ce qui me concerne, sur le pied de guerre.

    Talek arrive devant les grandes falaises des Conquars, qui a si souvent mis en Ă©chec plus d’un ennemi. Il sait qu’il conduira ici l’ultime bataille de sa conquĂȘte. DĂ©jĂ , le royaume de la reine a Ă©tĂ© coupĂ© de ses sources d’approvisionnement. Elle est isolĂ©e. Il chevauche un Kartak, l’épĂ©e Ă  la main, accompagnĂ© de son armĂ©e ailĂ©e qui vole au-dessus de lui.

    Fermat, sur la falaise, se prĂ©sente seul devant lui, sans la reine ni aucune armĂ©e. Bien qu’il soupçonne un piĂšge, le guerrier atterrit face Ă  lui, sans descendre de sa monture.

    Tu es donc Fermat, le sorcier ! Et tu dĂ©fends la reine Fathrage ?Je protĂšge mes royaumes, qui sont nombreux.Acceptes-tu de devenir mon vassal, ou prĂ©fĂšres-tu pĂ©rir comme tous ceux qui ont essayĂ© de me rĂ©sister ? Est-ce une reddition ? OĂč sont tes armĂ©es ? Parle donc !Talek, c’est beaucoup plus simple. J’aimerais que nous soyons amis.

    Fermat souffle dans ses mains un pĂ©tale de fleur blanc qui monte et se dirige vers Talek. C’est un reste de Gorf, la plante psychotrope surpuissante, qu’il cultive en secret. Talek reste prudent et, regardant la scĂšne lui demande :

    Qu’est-ce que c’est ? Oublie ta magie, Fermat, tes pouvoirs de sorcier ne m’atteignent pas !

    Il descend lourdement du Kartak, avance vers lui et d’un coup d’épĂ©e lui tranche la tĂȘte, qui roule sur la roche. Le pĂ©tale retombe sur le sol. Talek l’écrase de sa botte.

    Adieu
mon nouvel ami ! Dit-il avec sarcasme.

    Devant le spectacle de l’homme dĂ©capitĂ©, Talek sent soudain sa gorge se nouer. Il ressent un profond regret, comme s’il avait tuĂ© un frĂšre. Les yeux embuĂ©s, il fait demi-tour et remonte sur le Kartak. Le Kartak crache un feu qui rĂ©duit le pĂ©tale en cendres.

  • Les conseillers se tiennent sur l’un des pontons, face Ă  l’embarcation dans laquelle Hel Talek s’apprĂȘte Ă  monter.

    Hel, nous vous sommes reconnaissants de prendre en charge cette dangereuse mission. Tous les conseillers vous ont choisi, compte tenu de vos talents et de votre rĂ©sistance physique. Nous savons que vous la mĂšnerez Ă  bien. Cette Ă©pĂ©e ne doit pas ĂȘtre dĂ©couverte, ni tomber dans de mauvaises mains. Votre navire lui servira de cachette le temps du voyage, mais l’onguent protecteur que nous avons disposĂ© autour de cet Ă©tui, qui la rend indĂ©celable, ne durera pas longtemps.J’irai la placer au plus profond d’un volcan, au milieu de l’ocĂ©an, ainsi elle se perdra Ă  jamais dans la mĂ©moire des hommes.Il est heureux que vous ayez eu cette initiative, Hel. Prenez bien soin de cacher l’épĂ©e avec son Ă©tui fermĂ©. Il y a beaucoup de mystĂšres actuellement, ne prenons pas de risque.

    Hel Talek monte dans le navire spĂ©cialement prĂ©parĂ© pour cette mission. Kak ressent que l’ancien guerrier souhaite dĂ©montrer au conseil son implication dans la vie des O’guf’n et son dĂ©sintĂ©rĂȘt. L’étui, une sorte de boĂźte noire, lui est confiĂ©e. Il la range Ă  l’abri, dans l’habitacle et met en marche le bateau qui file droit devant. Il parviendra Ă  destination dans deux ou trois jours.

    Au mĂȘme moment, Hervel grimpe dans un vĂ©hicule prĂȘtĂ© par les O’guf’n, accompagnĂ© par quelques savants dĂ©sireux de se rendre chez les Hallouis pour se procurer de la Rosat pour leurs prĂ©parations.

    Le lendemain, alors qu’il est dĂ©jĂ  trĂšs loin du continent, Talek peut commencer Ă  relĂącher sa concentration. Quelques jours plus tĂŽt, il a pris connaissance de l’arrivĂ©e des Hallouis et de cette Ă©pĂ©e surpuissante. Il a compris tout le bĂ©nĂ©fice qu’il pouvait en tirer. Sa prise de distance avec le village attĂ©nue la connexion aux autres conseillers et Ă  la source du savoir commun. « Il s’agit donc bien d’un savoir liĂ© Ă  la proximitĂ© avec une sorte de bibliothĂšque marine et non quelque chose que l’on garde en soi », se dit-il. Mais peu importe puisque son plan s’est dĂ©roulĂ© comme prĂ©vu. Il se retrouve dĂ©tenteur d’une arme fantastique. Ses idĂ©es de conquĂȘte pacifique ont dĂ©sormais disparu. Avec cette arme, il fera couler le sang.

    Il pose l’étui sur le pont, fait sauter le verrou et sort l’épĂ©e. Il la manie quelques instants, ivre du pouvoir qu’elle dĂ©gage et dont lui, souverain de Talek, est dĂ©sormais le possesseur.

    Ce jeune Hervel en avait usĂ© de façon bien sommaire, ignorant les secrets qu’elle renferme. Dans une main experte, elle me rendra invincible.

    Il s’approche du bord du bateau et ferme les yeux. Les vagues commencent Ă  se faire plus agitĂ©es et plus hautes. Des formes sombres tournent autour de lui dans les profondeurs. Le bateau est secouĂ© par les mouvements de l’eau. Talek sourit Ă  l’idĂ©e de ce qu’il verra bientĂŽt devant lui. Soudain, des Kartaks aquatiques gĂ©ants surgissent des flots, s’envolent en battant leurs larges ailes. Ces dragons, cachĂ©s depuis toujours dans les entrailles de l’ocĂ©an, rĂ©pondent Ă  l’invitation de l’épĂ©e en crachant des gerbes de flammes en signe de soumission. Ils sont dix, puis vingt, puis cent Ă  faire allĂ©geance Ă  leur nouveau maĂźtre. Hel Talek se retrouve entourĂ© d’une armĂ©e de dragons.

    Pendant, ce temps, dans la salle du conseil :

    Conseiller Kak, notre plan se dĂ©roule comme prĂ©vu, mais je m’interroge toujours. Etait-il sage d’agir de la sorte ?Un ennemi plus fort augmente le nombre de ses ennemis, voyez-vous. Les piĂšces se mettent en place. DĂšs l’origine, c’est un pari risquĂ© mais avions-nous le choix ? Notre meilleure arme est l’imprĂ©vu.
  • Il ralentit, rendu prudent par les rĂ©cents Ă©vĂ©nements. Il observe les O’guf’n de loin, puis il reprend sa marche. ArrivĂ© Ă  leur niveau, les autochtones entament la conversation :

    Soit le bienvenu Hervel. Nous sommes heureux que tu aies rĂ©ussi Ă  nous rejoindre malgrĂ© les embĂ»ches que tu as rencontrĂ©es. Nous pleurons la perte de Hartel, le sage. Nous le regretterons longtemps.Merci
vous ĂȘtes au courant de ce qui s’est passĂ© et de la raison de ce voyage ?Oui, Hartel nous en a informĂ©s, Ă  notre grand Ă©tonnement. Nous avons su que le sorcier Elderoden avait voulu s’emparer de l’épĂ©e. Ces Ă©vĂ©nements sont trĂšs mystĂ©rieux. Ici, tu seras Ă  l’abri et nous allons prendre soin de cette arme.

    L’ O’guf’n tend alors la main vers Hervel. Celui-ci hĂ©site un instant. Il ignore pourquoi, mais ses pensĂ©es sont dans un brouillard. A qui faire confiance dĂ©sormais ? Il commence Ă  envisager l’éventualitĂ© de garder l’épĂ©e avec lui, jusqu’à ce qu’il y voit plus clair.

    Et pourquoi serait-ce Ă  moi de prendre cette dĂ©cision aprĂšs tout ? pense-t-il. Ce n’est ni mon fardeau, ni ma mission, et j’ai dĂ©jĂ  beaucoup donné 

    Se rappelant les souhaits d’Hartel, il dĂ©cide de se dĂ©barrasser de l’épĂ©e et la donne au conseiller. Chose faite, il se sent plus lĂ©ger et n’aspire qu’à repartir pour reprendre une vie normale.

    Merci, nous allons la mettre Ă  l’abri immĂ©diatement et te fournir un logement. Tu peux rester ici aussi longtemps que tu le souhaites.

    Plus tard, le conseil se rĂ©unit. L’épĂ©e a Ă©tĂ© posĂ©e au centre de la salle. Les O’guf’n ont les yeux fixĂ©s sur elle, mĂȘlant admiration et crainte. Le conseiller Kak prend la parole en premier.

    Conseillers, cet Ă©vĂ©nement imprĂ©vu me laisse perplexe. Hartel devait garder l’épĂ©e, protĂ©gĂ©e de tout sortilĂšge, hors de la portĂ©e de ceux qui veulent s’en emparer. La cachette Ă©tait parfaite et hors d’atteinte. S’il a choisi de l’extraire, c’est que quelque chose a changĂ©. Il y a beaucoup de mouvements actuellement, je crains que l’essentiel nous Ă©chappe.Et pourquoi nous l’apporter ? Nous pouvons la dissimuler un moment, mais nous prenons un risque Ă©norme de cacher un artefact si recherchĂ© parmi nous. Il pourrait ĂȘtre dĂ©couvert et nous porter prĂ©judice. Ce n’est pas notre rĂŽle de la possĂ©der !Nous avons fait prendre le mĂȘme risque aux Hallouis depuis fort longtemps ! s’exclame un jeune conseiller.Non, c’est trĂšs diffĂ©rent. Nous avons donnĂ© une rĂ©ponse Ă  leur question. C’était en effet la meilleure option possible. Rappelez-vous que cette Ă©pĂ©e ne peut ĂȘtre dĂ©truite, mais Ă  proximitĂ© d’une source incandescente elle n’est pas facile Ă  dĂ©celer. C’est pourquoi Hartel l’avait cachĂ©e Ă  cet endroit.

    Hel Talek observe sans prononcer un mot. Le conseiller Vak, qui n’était pas intervenu, commence Ă  parler lentement en regardant chacun.

    Il y a de nombreux mystĂšres en effet. Le comportement d’Hartel est difficile Ă  comprendre, sauf s’il avait compris que cette dĂ©couverte fortuite par le jeune Hervel changeait la donne. Il a anticipĂ© la rĂ©action des siens et les effets prĂ©visibles si des Ă©trangers venaient Ă  l’apprendre. C’est sans doute pourquoi il a emmenĂ© Hervel avec lui avant qu’il ne divulgue ce qu’il avait trouvĂ©.Il aurait pu simplement l’abattre, cela aurait rĂ©solu le problĂšme


    Hel Talek, vient de parler. Les conseillers se regardent, surpris de la rĂ©action de l’ancien guerrier. En gĂ©nĂ©ral, l’adoption d’un nouveau membre dans la communautĂ© de savoir permet d’augmenter le niveau de sagesse, mais cette rĂ©action du nouveau venu est inhabituelle. NĂ©anmoins, Kak rĂ©pond posĂ©ment Ă  la remarque.

    C’était en effet une option, Hel. Hartel a certainement pensĂ© que le meurtre du jeune Hervel, s’il se justifiait thĂ©oriquement, Ă©tait contre ses principes moraux et n’aurait pas manquĂ© de susciter l’interrogation parmi son peuple. Sans compter qu’un funambulle est un personnage essentiel et trĂšs prĂ©cieux chez les Hallouis.Je comprends, chers conseillers, rĂ©pond Talek. Cette option n’était pas parfaite. Cependant, nous devons nous interroger sur ce que nous allons faire de lui Ă  prĂ©sent. S’il repart et qu’il raconte son histoire, nous aurons bientĂŽt beaucoup de visites inamicales !Je crains que ce soit dĂ©jĂ  trop tard, intervient Lezorte. La façon dont il a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© lors du dernier combat ne provient pas de l’épĂ©e, ni de sa volontĂ©. Il n’avait pas le pouvoir de le faire. Je suspecte une intervention extĂ©rieure, dont je n’arrive pas Ă  dĂ©celer l’origine. Quelqu’un voulait que l’épĂ©e nous revienne. Je crois qu’un grand danger nous guette.

    Le conseiller Kak, reprend la parole :

    Nous devons agir sur le psychisme du jeune homme pour lui faire oublier cet Ă©pisode et dissimuler l’arme de nouveau. Si nous y parvenons, Hartel aura eu raison d’entreprendre ce voyage.

    Kak partage avec ses condisciples le plan échafaudé. Il reçoit leur approbation immédiate. Ils se lÚvent et ressortent de la grande salle pour se diriger vers leurs habitations.

  • Hervel et le maĂźtre Hartel sont partis du village aux premiĂšres heures de la matinĂ©e. Quelques armes, des provisions, un vĂ©hicule lĂ©ger et une rĂ©serve de Rosat. Hartel a prĂ©venu leur dirigeant qu’ils partaient pour une mission de la plus haute importance. Ce dernier leur a souhaitĂ© bonne route, sans demander plus d’explication.

    Ils ont pris la direction du village des O’guf’n, une route assez longue mais qui ne prĂ©sente pas de danger particulier. Cette partie du continent est peu habitĂ©e et peu empruntĂ©e en cette pĂ©riode de l’annĂ©e. Il en va diffĂ©remment quand arrive la pĂ©riode des RĂ©ponses, car tous les peuples se rendent chez les O’guf’n pour obtenir leurs lumiĂšres sur de nombreux sujets.

    Leur vĂ©hicule, mĂ» de façon autonome par l’énergie du Rosat, avance maintenant depuis 3 jours Ă  grande vitesse Ă  travers la prairie. La jambe d’Hervel ne le fait plus souffrir, c’était en dĂ©finitive une blessure anodine qui cicatrise rapidement.

    Le véhicule franchit les herbes hautes sans montrer le moindre effort, glissant au-dessus du sol irrégulier. Le voyage est peu éprouvant pour les passagers, mais ils doivent rester attentifs, pour ne pas heurter un troupeau de balancelles effrayées ou une motte saillante.

    Hartel est perdu dans ses pensĂ©es. Depuis le dĂ©but du voyage, il n’a pas beaucoup parlĂ©. Hervel ne lui a pas posĂ© de questions sur les raisons de ce voyage, ni sur les demandes qu’il compte faire auprĂšs des O’guf’n, ni sur les raisons qui l’ont amenĂ© Ă  l’inviter Ă  ce voyage. Il le sent prĂ©occupĂ© et peu enclin aux discussions futiles.

    Soudain, le vĂ©hicule est soulevĂ© et se retourne en pleine vitesse. Les deux Hallouis sont projetĂ©s hors de celui-ci. Ils retombent lourdement sur le sol, dans un cri de douleur. Hervel ne parvient pas Ă  reprendre ses esprits immĂ©diatement. Un voile noir l’empĂȘche de voir et de comprendre ce qui vient d’arriver. AprĂšs un moment d’attente, il se redresse et commence Ă  entrevoir le vĂ©hicule au loin, totalement dĂ©truit. Il en dĂ©duit qu’ils ont fait une erreur de pilotage. Il cherche du regard son maĂźtre, en espĂ©rant qu’il en soit sorti sain et sauf. Il tourne sur lui-mĂȘme, regarde autour de lui pour le trouver. « Il doit ĂȘtre allongĂ© au-milieu des herbes », se dit-il. Il faut Ă  tout prix qu’il le retrouve. Il commence Ă  courir, puis Ă  l’appeler « MaĂźtre, oĂč ĂȘtes-vous ? ». Dans sa course, il butte sur un paquet qu’Hartel avait soigneusement rangĂ© parmi ses affaires. ÉventrĂ©, il laisse apparaĂźtre le pommeau d’une Ă©pĂ©e. Il n’y a aucun doute : il s’agit de l’épĂ©e qu’il avait trouvĂ©e enfouie dans la terre. Il devine que ce voyage est liĂ© Ă  sa dĂ©couverte. Il la ramasse, conscient de l’importance qu’elle doit avoir pour lui. En se redressant, il entend une voix au loin « Donne-la-moi immĂ©diatement ! Elle doit y rester ! ». De l’autre cĂŽtĂ©, derriĂšre la carcasse du vĂ©hicule, un homme vĂȘtu de noir et mesurant prĂšs de deux mĂštres soulĂšve Hartel par le cou en l’étranglant.

    Machinalement, Hervel pousse un cri et brandit son Ă©pĂ©e d’un air menaçant « LĂąche-le ! ». L’homme se retourne brusquement et lĂąche Hartel. « La voici donc ! Merci, jeune homme ! ». Hartel, dĂ©couvrant son apprenti muni de l’épĂ©e comprend le danger qu’il encourt « Non, Elderoden, laisse-le ! »

    Sans rĂ©pondre, le sorcier se dirige rapidement vers l’apprenti, qui prend conscience du danger auquel il s’expose. Ne sachant quelle attitude adopter, il fait d’abord un pas en arriĂšre puis se prĂ©pare au combat. Il brandit l’épĂ©e au-dessus de sa tĂȘte, alors que le sorcier est Ă  sa portĂ©e, puis tente de lui donner un coup. HĂ©las, au moment oĂč l’épĂ©e doit entrer en contact avec Elderoden, celui-ci disparaĂźt et se retrouve derriĂšre lui. Il reçoit alors un violent coup dans le dos qui le projette en avant. PropulsĂ© par cet Ă©lan, il reprend l’équilibre et court aux cĂŽtĂ©s de son maĂźtre. Hartel est allongĂ© et semble blessĂ©.

    Je vais vous sortir de lĂ , maĂźtreNon, rĂ©pond Hartel dans un souffle. Hervel
l’épĂ©e
frappe
le sol
 »

    Le sorcier se tient debout, au loin, mais ne semble pas vouloir s’approcher. Autour de lui le rejoignent deux ĂȘtres ailĂ©s, mi-humains mi-chauve-souris aux crocs aiguisĂ©s, qui s’envolent en direction des deux Hallouis.

    Hervel saisit la lourde Ă©pĂ©e Ă  deux mains, la soulĂšve puis l’abat violemment sur le sol, comme s’il voulait dĂ©chiqueter le ventre d’un ennemi Ă  terre. Au mĂȘme instant, Elderoden lĂšve un bras comme pour tenter de dissuader le jeune homme, sans qu’aucun mot ne puisse sortir de sa bouche. Une gerbe de flammes jaillit autour du jeune homme et se rĂ©pand en cercles successifs. Elle brĂ»le les herbes, atteint le vĂ©hicule et fait exploser le Rosat Ă©ventrĂ© sur le sol dans des gerbes violacĂ©es.

    Hervel aperçoit les deux crĂ©atures au-dessus d’eux partir en fumĂ©e. Avant que les flammes ne l’atteignent, le sorcier disparaĂźt, ne laissant derriĂšre lui qu’un nuage de fumĂ©e opaque. La destruction est totale et les flammes se propagent sans obstacle. Les deux hallouis demeurent saufs, comme protĂ©gĂ©s dans un cocon au milieu du feu. Hervel soulĂšve l’épĂ©e et les flammes disparaissent instantanĂ©ment. Il se retourne vers Hartel. Il ne respire plus. Hervel est effondrĂ©. Il met un genou Ă  terre et laisser couler ses larmes.

    Il reste longtemps Ă  veiller sur la dĂ©pouille de son maĂźtre, Ă  tenter de comprendre la succession des Ă©vĂ©nements, mais sans y parvenir. Il hĂ©site sur la marche Ă  suivre, puis dĂ©cide d’aller au bout de la mission. Visiblement, l’objectif pour Hartel Ă©tait de confier cette arme puissante au seul peuple qui saurait l’utiliser Ă  bon escient : les O’guf’n. Ils ne sont qu’à deux jours de marche. Bien sĂ»r, il y a toujours le danger de voir Elderoden revenir, mais avec cette Ă©pĂ©e, il ne craint pas son retour.

  • Les tribus du nord de la rĂ©gion de l’Hallouis ne connaissent ni l’élevage, ni la pĂȘche. Ils se procurent l’essentiel de leur nourriture dans les Bulles de NaĂŻcho. Les bĂ©nĂ©fices de ces bulles expliquent pourquoi, depuis la nuit des temps, ils n’ont jamais eu besoin de dĂ©velopper un autre savoir-faire que leur capture.

    DĂšs leur plus jeune Ăąge, les enfants s’entraĂźnent Ă  les saisir, lors de leur mouvement ascensionnel, sans les toucher. Mais rares sont ceux qui dĂ©veloppent une maĂźtrise telle qu’elle leur permettra d’en faire leur mĂ©tier. Les Bulles proviennent de failles gigantesques situĂ©es dans les collines des Espartes. Des trous bĂ©ants sur un vide sans fond, d’oĂč montent lentement les bulles qui contiennent une matiĂšre rose odorante, la Rosat, qui fournit Ă  celui qui la mange une Ă©nergie durable.

    Pour s’en saisir, les rĂ©colteurs, appelĂ©s les « funambulles », se dĂ©placent au centre de la faille, sur une corde mince (pour ne pas prendre le risque d’abĂźmer les bulles ascendantes) fixĂ©e Ă  deux poteaux. Une sorte de filet Ă  papillon gĂ©ant, au bout d’une tige, permet de les attraper. AprĂšs quoi, le funambulle doit dĂ©licatement l’ouvrir et dĂ©verser son contenu dans un panier.

    Les funambulles constituent une caste Ă  part dans la sociĂ©tĂ© des Hallouis. Ils ne participent Ă  aucune autre tĂąche, ni ne font la guerre. La survie du peuple, pour l’alimentation ou le commerce, repose entiĂšrement sur leur savoir-faire. Ils vivent dans un confort particulier puisque, chaque mois, tous les habitants doivent leur faire honneur par des offrandes, pour mĂ©riter de recevoir la Rosat. Par ailleurs, si certains Hallouis ont tentĂ© de dĂ©velopper l’agriculture, la chasse ou la pĂȘche, ceci reste encore marginal dans leur Ă©conomie. Dans certains cas, on combine la Rosat avec certaines plantes aromatiques pour crĂ©er des plats qui ont fait la rĂ©putation des Hallouis. L’accoutumance de la population est telle que ceux qui ont tentĂ© de s’en passer devinrent si faibles qu’ils finirent par en mourir. D’un autre cĂŽtĂ©, un humain qui n’en aurait jamais absorbĂ© prendrait un grand risque Ă  en consommer en quantitĂ© sans prĂ©paration.

    Parmi ce peuple sans histoire, Hartel, le grand maĂźtre des funambulles transmet son savoir aux apprentis depuis des gĂ©nĂ©rations. C’est un personnage mystĂ©rieux qui conserve jalousement l’histoire des origines des Hallouis et du Rosat. C’est comme s’il avait toujours Ă©tĂ© vivant, d’aussi loin que remonte la mĂ©moire des plus anciens. Parfois, il part des semaines entiĂšres pour revenir sans un mot et sans explications. Il ne dĂ©tient aucun pouvoir formel, aucune fonction politique. Mais on lui reconnaĂźt un autoritĂ© naturelle confĂ©rĂ©e par son importance dans la vie de la sociĂ©tĂ©.

    Hervel, un jeune funambulle, se trouve au-dessus d’une faille d’oĂč montent lentement les Bulles de NaĂŻcho. MalgrĂ© son jeune Ăąge, il maĂźtrise parfaitement la technique de la capture. Il Ɠuvre dĂ©jĂ  depuis plusieurs heures, d’un pas assurĂ©, et n’en laisse Ă©chapper aucun. Ses assistants, de chaque cĂŽtĂ© de la corde, l’observent respectueusement et rĂ©cupĂšrent les bulles qu’il a dĂ©jĂ  attrapĂ©es. C’est un travail qui exige concentration et dĂ©licatesse. Hervel ne s’applique pas chaque jour Ă  cette tĂąche, car le risque d’un faux pas est omniprĂ©sent. Un repos rĂ©gulier est nĂ©cessaire pour ĂȘtre pleinement opĂ©rationnel.

    Alors qu’il vient de faire quelques sauts en direction d’une bulle particuliĂšrement volumineuse, un vent fort surgit et le dĂ©stabilise pendant la capture. Il glisse, manque de tomber, mais il se rattrape immĂ©diatement au filin qui se brise sous le poids du jeune homme. Il le prend solidement en main pendant la chute vers les profondeurs de la faille, ce qui lui permet de basculer contre la paroi dans l’ouverture bĂ©ante. De sa main libre, il cherche une prise dans la terre, pour s’assurer. Il agrippe ce qu’il croit ĂȘtre une racine et prend le temps de visualiser sa position. Il se trouve plusieurs dizaines de mĂštres en contrebas, mais assez en amont de la lave d’oĂč continuent de monter le Rosat dans une lenteur indiffĂ©rente. Ses esprits retrouvĂ©s, il Ă©value la difficultĂ© pour remonter Ă  la surface. Dans sa chute, il a heurtĂ© une pierre qui l’a blessĂ© Ă  la jambe. Il se rend compte que sans une aide rapide il ne pourra pas tenir longtemps dans cette position. Une telle situation s’est dĂ©jĂ  produite pour d’autres Hallouis. Il vĂ©rifie que la racine qui lui sert d’appui est solidement ancrĂ©e dans la terre. Ce n’est pas une racine ; c’est la poignĂ©e d’une Ă©pĂ©e.

    Ses assistants ont couru dans le village pour appeler de l’aide. Hartel est sorti de sa demeure et les a accompagnĂ©s aussitĂŽt. Il a fait tendre d’autres cordes autour de la faille, attachĂ©s aux pylĂŽnes, et a fait descendre des compagnons le long du prĂ©cipice. ArrivĂ©s Ă  la hauteur de Hervel, ils lui ont attachĂ© un harnais et l’ont fait remonter lentement jusqu’à la surface.

    Plus tard, Hervel se repose chez lui, un pansement sur la jambe. Hartel, le maĂźtre des funambulles, est venu le voir personnellement pour prendre de ses nouvelles.

    Je me remets, je suis tombĂ© Ă  cause d’un coup de vent violent. Mon fil s’est rompu
pas de chance aujourd’hui !C’est notre devoir de nourrir notre peuple. Cela prĂ©sente des risques. Tu t’en es bien sorti et tu t’en remettras rapidement. Ton parcours ne fait que commencer.Oui maĂźtre, j’ai quand mĂȘme eu de la chance qu’il y ait eu cette Ă©pĂ©e sortant de la terre, sinon je n’aurais pas su Ă  quoi me raccrocher sur cette paroi !Une Ă©pĂ©e, dis-tu ? Il hĂ©site quelques instants et ajoute : As-tu vu comment elle Ă©tait, s’il y avait des marques particuliĂšres ?Non, elle Ă©tait pleine de terre
mais la poignĂ©e Ă©tait richement dĂ©corĂ©e, je l’ai senti en la serrant pour ne pas tomber ! Croyez-vous qu’elle puisse avoir Ă©tĂ© posĂ©e lĂ  avant l’arrivĂ©e des fondateurs Hallouis ? C’est Ă©trange que personne ne l’ai dĂ©couverte avant !

    Le maĂźtre semble gĂȘnĂ© de la question, qu’il Ă©lude rapidement

    Je ne crois pas, dit-il, quelqu’un l’a certainement perdue sur un champ de bataille il y a fort longtemps, voilĂ  tout ! Mieux vaut l’oublier. Et puis, il faut Ă©viter qu’un fou ne se tue Ă  essayer de la rĂ©cupĂ©rer !

    Hervel a appris Ă  ne pas le contredire et il approuve ses propos. Le soir venu, un homme recouvert d’une cape se tient au-dessus de la fosse. Il s’agit de Hartel, qui s’est glissĂ© discrĂštement Ă  l’extĂ©rieur Ă  la faveur de la nuit. Il Ă©value la meilleure façon de descendre chercher cette arme, sans prendre trop de risques. Il doit agir seul. Il s’attache au filin, restĂ© provisoirement en place Ă  la suite de l’incident, et commence Ă  descendre doucement le long de la paroi. Sa dextĂ©ritĂ©, malgrĂ© son grand Ăąge, lui permet de trouver une prise Ă  chaque mouvement. AprĂšs dix minutes de descente dans l’obscuritĂ©, il parvient Ă  l’endroit oĂč l’épĂ©e est enterrĂ©e. Il saisit le couteau Ă  sa ceinture et entaille la terre pour libĂ©rer l’arme. Il tire la poignĂ©e et, aprĂšs quelques efforts, sent le mĂ©tal glisser vers lui. Il l’extrait entiĂšrement et l’observe. En dehors des traces de terre, elle ne semble pas abĂźmĂ©e. Une flamme gĂ©ante est dessinĂ©e sur la lame.

  • L’attaque a Ă©tĂ© foudroyante. Comme apparus de nulle part, les aĂ©ronefs se sont positionnĂ©s au-dessus de la ville et ont abattu les rares navires ennemis en quelques minutes. Les soldats ont rapidement dĂ©posĂ© les armes, suivant les ordres du conseil. Un bain de sang a Ă©tĂ© Ă©vitĂ©. Le peuple O’guf’n, aprĂšs des siĂšcles de paix et de libertĂ©, s’est retrouvĂ© envahi par une puissance Ă©trangĂšre, les Talek. La ville est Ă  prĂ©sent sous contrĂŽle de l’armĂ©e. Le couvre-feu a Ă©tĂ© instaurĂ©.

    EscortĂ© par sa garde rapprochĂ©e, Hel Talek, souverain des Taleks, se dresse en conquĂ©rant devant les membres du conseil. HumiliĂ©s, ils ont Ă©tĂ© placĂ©s Ă  mĂȘme le sol d’une grande bĂątisse, entourĂ©s de gardes armĂ©s. Leur dĂ©faite fut instantanĂ©e, surpassĂ©s par la puissance militaire et technologique de l’ennemi. Leurs pouvoirs tĂ©lĂ©pathiques n’ont eu aucun effet sur eux, ni la peur des reprĂ©sailles d’une autre armĂ©e alliĂ©e. La victoire est foudroyante et totale. Hel Talek n’en tire aucune satisfaction particuliĂšre. C’est la premiĂšre Ă©tape dans son plan, qu’il mĂšnera patiemment Ă  son terme. AprĂšs un moment de silence, il s’adresse aux conseillers :

    Ainsi, les voilĂ  les fameux conseillers. Les pĂȘcheurs-savants », dit-il avec une pointe d’ironie. On m’a parlĂ© de votre savoir, enfermĂ© quelque part, accessible par tĂ©lĂ©pathie uniquement, et dont vous refusez le partage depuis toujours. Cette Ă©poque a cessĂ©, j’en serai dĂ©sormais l’unique bĂ©nĂ©ficiaire. Il se trouve que nous avons dans notre lignĂ©e quelques facultĂ©s dans ce domaine, qui nous a en particulier protĂ©gĂ© de votre Ă©missaire ridicule, qui pourrit au fond de la mer Ă  l’heure qu’il est. Votre secret doit ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ© immĂ©diatement. Sinon, Ă  chaque minute qui s’écoule, nous tuerons dix O’guf’n. C’est aussi simple que cela. Je vous Ă©coute.

    L’un des conseillers se lùve et prend la parole.

    Je parlerai au nom de tous. Vous ĂȘtes victorieux, en effet. Nos faibles armes ne pouvaient rien contre votre puissance de feu. Nous sommes un peuple pacifique, qui n’a jamais souhaitĂ© que partager son savoir avec le plus grand nombre. Notre rĂŽle de conseiller est aussi de protĂ©ger notre peuple. Ce que vous appelez un secret n’en est pas un. Nous pouvons vous en faire profiter immĂ©diatement. Il n’est pas accessible au reste du monde, d’un cĂŽtĂ© pour le protĂ©ger, et de l’autre car il faut des capacitĂ©s cĂ©rĂ©brales particuliĂšres. C’est manifestement votre cas. Si vous le souhaitez, vous pouvez bien volontiers entrer dans notre communautĂ© de savoirs.

    Hel Talek se mĂ©fie d’un piĂšge tendu par le conseil, mais il ne distingue aucune tromperie dans le psychisme de son interlocuteur. Il souhaite sincĂšrement ce qu’il a exprimĂ©, ou bien ses facultĂ©s de dissimulation sont au-delĂ  de ce qu’il a pu anticiper.

    Parfait, je vois que vous ĂȘtes sages. Je vous prĂ©viens que s’il m’arrive quoi que ce soit, mes gĂ©nĂ©raux ont l’ordre de raser la ville. Conduisez-moi Ă  votre sanctuaire !

    Les conseillers se lĂšvent et passent devant le souverain, qui leur cĂšde le passage. Everin, son second, qui s’est fait discret jusqu’à prĂ©sent, le prĂ©vient :

    Il se trame quelque chose, majestĂ©. Il n’y a aucun doute qu’ils partageront leur savoir avec vous, sans risque pour votre santĂ©, mais ils ne nous disent pas tout.

    Hel Talek prend note sans rĂ©pondre et emboĂźte le pas des conseillers. AprĂšs quelques minutes, ils ouvrent la lourde porte d’une bĂątisse situĂ©e au ras de l’eau, certainement l’une des plus anciennes. Le bois au sol est encore humide d’inondations passĂ©es dues Ă  la montĂ©e des eaux en hiver. Ils se placent contre le mur et demandent Ă  Hel de se positionner face Ă  eux. AussitĂŽt fait, ils se retrouvent transportĂ©s dans une sorte de conduit caverneux, dont les murs sont parcourus des minces filets rouge-sang. Il emprunte ce chemin et arrive dans une grande salle, au croisement de plusieurs de ces tunnels. Les filets montent jusqu’au plafond et s’y regroupent au centre. De cet endroit tombe, goutte Ă  goutte, un liquide vermeil qui disparaĂźt dans une cavitĂ© rocheuse.

    Le savoir s’écoule ici, prĂ©cise un conseiller. Chaque goutte contient notre savoir universel. Vous devez verser votre sang pour vous unir aux savoirs ancestraux et entrer dans la communautĂ© des conseillers.

    ExcitĂ© par la perspective de voler les informations qui dorment ici, il prend un couteau et s’ouvre la main. Il laisse couler une goutte de sang, qui vient rejoindre les autres dans la cavitĂ©. Il ne ressent aucun effet particulier et sent sa colĂšre monter. Il est sur le point de lancer un ordre pour les abattre, mais il remarque que sa rĂ©flexion est soudain plus profonde, plus rapide. Il n’est pas plus intelligent, mais il Ă©value d’autres options, anticipe les rĂ©actions Ă  plus longue Ă©chĂ©ance, Ă  plus grande Ă©chelle. Il parvient Ă  une conclusion Ă©quilibrĂ©e, juste, en conformitĂ© avec ses intentions. En un mot, plus raisonnĂ©e. Il sourit en comprenant qu’il a obtenu ce qu’il Ă©tait venu chercher. Il se retrouve de nouveau dans la maison humide, face aux conseillers, qui ajoutent :

    La cérémonie est achevée. Bienvenue dans notre communauté de savoirs, conseiller Hel

    A prĂ©sent, il est temps pour lui d’éliminer ces parasites comme prĂ©vu puis de continuer ses conquĂȘtes. Mais il s’interroge : « Ne serait-il pas plus malin de les laisser en vie et d’user de leur influence sur les autres peuples pour conquĂ©rir pacifiquement ? Ainsi, nous pourrions profiter de leurs richesses dans la durĂ©e, plutĂŽt que de les massacrer pour prendre ce qui existe actuellement. Nous pourrions devenir leurs maĂźtres, agrandir notre domination, rĂ©gner sur leurs esprits, profiter de ce qu’ils produisent, les punir Ă  notre volontĂ©, sans mĂȘme lever une arme ou perdre un soldat. Je serai adulĂ©, respectĂ©, craint, je serai plus qu’un empereur, je serai un dieu vivant ! Nous construirons un temple gĂ©ant Ă  ma gloire. Ce monde m’appartiendra ! Pour le moment, il faut que les O’guf’n continuent de vivre sans ĂȘtre inquiĂ©tĂ©s, puis, sans qu’ils le sachent, nous tisserons notre toile. »

    Il sent une ambition nouvelle le possĂ©der, comme une force qu’il avait toujours gardĂ©e en lui mais qui ne s’était pas encore rĂ©vĂ©ler. Son nouveau plan lui semble d’une intense clartĂ©. Il compte bien l’appliquer jusqu’au bout.

    Il rĂ©pond : « Merci conseillers, j’accepte avec plaisir d’en faire partie. ConformĂ©ment Ă  mes engagements, je vous laisse la vie sauve et je m’installe ici.». Puis, devant le visage surpris de son Second, qui l’accompagne, il lui prĂ©cise en apartĂ© : « Je t’expliquerai ce soir
 »

    Le soir venu, Everin se promĂšne dans les rues de la ville, l’esprit chargĂ© de questions. Il y croise l’un des conseillers, qui Ă©tait restĂ© silencieux toute cette journĂ©e.

    « Bonsoir, conseiller », dit-il avec un air suffisant.

    « Bonsoir, vous profitez de la douceur de l’air marin ? Ce fut une journĂ©e mĂ©morable, n’est-ce pas, telle que nous n’en avions pas eues depuis fort longtemps. » rĂ©pond-il avec nonchalance, comme si aucune guerre n’avait eu lieu, comme si cette journĂ©e avait surtout Ă©tĂ© l’occasion de festivitĂ©s attendues.

    « En effet
je me demandais : avez-vous dĂ©jĂ  Ă©tĂ© attaquĂ©s ou votre savoir vous a-t-il toujours protĂ©gĂ©s ? Pourquoi aucun autre peuple n’a tentĂ© de vous envahir ?», demande le second.

    « Les O’guf’n ont rĂ©guliĂšrement Ă©tĂ© l’attaque de tribus, de sociĂ©tĂ©s, en quĂȘte de savoir. Mais nous savons qu’il y a plusieurs maniĂšres de gagner. Ce fut chaque fois une source d’enrichissements et de progrĂšs pour nous, car en rejoignant la communautĂ© de savoir, chacun apporte aussi ses connaissances Ă  cette communautĂ©. Et les Talek en sont trĂšs riches ! »

    Everin reçoit cette rĂ©vĂ©lation comme un choc. Ainsi, leur savoir, leur technologie, serait dĂ©sormais dans les mains de ce peuple ? Comment avait-il pu ĂȘtre aussi naĂŻf ? Cela changeait tous l...

  • Il est arrivĂ© de l’horizon, au large du village des O’guf’n, sur un maigre voilier. A la vue des Ă©tranges demeures cubiques en escalier, posĂ©es sur la mer, comme en Ă©quilibre au milieu des vaguelettes, il a orientĂ© le gouvernail pour contourner l’obstacle. Puis il s’est Ă©chouĂ© sur une plage de sable de fin, devant l’orĂ©e de la forĂȘt dĂ©serte. Il a observĂ© les bĂątiments au milieu des vagues et s’est Ă©tonnĂ© que les autochtones ne profitent pas de cet endroit paradisiaque sur le rivage, au lieu de s’entasser dans ces petites batisses inconfortables.

    Il tire son navire sur la plage et commence Ă  marcher sur le sable Ă  la recherche de nourriture. Quelqu’un l’aperçoit au loin, dans le village, et lui fait signe. Il rĂ©pond machinalement d’un geste du bras. Il comprend que ce geste, qui lui semblait amical, est une mise en garde, contre une proche menace. Mais quelle menace ? Il se retourne, regarde en l’air, autour de lui, puis dĂ©cide de se protĂ©ger pour y faire face et revient vers son bateau d’un pas rapide.

    Pendant sa course, le sable s’effondre devant lui. Une mĂąchoire gĂ©ante en sort. Il saute par-dessus l’étrange crĂ©ature pour Ă©viter de finir broyĂ© dans sa gueule. Il accĂ©lĂšre sa course. ArrivĂ© Ă  son bateau, il agrippe une corde et grimpe en un Ă©clair pour y monter, alors que l’animal vorace sort de nouveau du sol pour tenter de l’engloutir. Il brandit une arme et tire dans sa direction, la faisant exploser au premier rayon, puis il tombe, sonnĂ© par la scĂšne Ă©prouvante qu’il vient de vivre. Il regarde de nouveau vers les cubes, oĂč des centaines de spectateurs ont assistĂ© Ă  la scĂšne.

    Un navire se dirige alors vers lui à toute vitesse. Il comprend qu’il va devoir donner quelques explications.

    Les autochtones l’ont conduit dans une salle fermĂ©e au coeur du village.

    Etranger, nous avons besoin de comprendre, de savoir qui tu es et d’oĂč tu viens. Peux-tu nous Ă©clairer sur ce sujet ? dit le Gardien, responsable des forces armĂ©es, avec une amabilitĂ© inattendue.Je suis un voyageur. Je passe d’üle en Ăźle en quĂȘte de savoir et de sagesse. Je viens d’un continent lointain, que ma mĂ©moire a hĂ©las effacĂ© au fil des jours. Les rĂ©ponses que nous attendons de toi devront nous ĂȘtre fournies. Je vois que tu ne connais pas notre peuple et que tu viens d’ailleurs. L’arme dont tu as fait usage dĂ©montre un savoir technologique. Nul ĂȘtre n’en possĂšde de tel par ici, mais nous en avons d’autres, diffĂ©rentes. Nous devons dĂ©terminer si toi, ou tes semblables, reprĂ©sentent une menace pour notre vie. Peux-tu nous y aider ?Je serais heureux de le faire, mais je ne sais plus vraiment. Cette arme Ă©tait dans mon bateau quand je me suis rĂ©veillĂ©, un jour, au milieu de l’ocĂ©an. Je sais l’utiliser, mais je ne sais pas pourquoi. J’ai dĂ©jĂ  remarquĂ© qu’elle suscitait beaucoup de curiositĂ©. J’essaie en gĂ©nĂ©ral de la cacher ! Mais cette fois le danger Ă©tait trop grand.En effet, les crĂ©atures des sables ne laissent que rarement des survivants. Bien, merci, je vais en dĂ©libĂ©rer avec le conseil.

    Il sort de la piĂšce et longe la passerelle, face Ă  la grande plage. Le voyageur regarde autour de lui et se dit que la piĂšce ressemble plus Ă  une maison qu’à une cellule. Il attend une heure, sans chercher Ă  fuir, puis l’autochtone revient, accompagnĂ© d’un individu visiblement plus vieux qui s’assoit devant lui. Il lui dit :

    Nous te croyons mais nous avons besoin de rĂ©ponses. Aussi, nous allons de nouveau t’interroger, de façon plus poussĂ©e. Nous voulons savoir qui tu es et si ton peuple reprĂ©sente une menace.

    Calmement, le navigateur rĂ©pĂšte ses propos au nouveau visiteur qui ne semble pas l’écouter. Il le regarde dans les yeux sans bouger, puis sort de la piĂšce en silence. Il dĂ©tient les informations qu’il Ă©tait venu chercher. Il rejoint un ponton, descend quelques marches et entre dans une embarcation qui l’emmĂšne vers un autre bĂątiment. Il pĂ©nĂštre dans une vaste piĂšce et s’assied au milieu des autres conseillers qui l’attendent. La conversation s’engage entre les conseillers.

    Maintenant que nous savons, il nous reste Ă  dĂ©cider. Leur arrivĂ©e est une menace non seulement pour nous mais pour tous les royaumes. Nous n’avons pas pour rĂŽle de les protĂ©ger. Notre gĂ©nĂ©rositĂ© Ă  leur Ă©gard ne signifie pas que nous devons agir dans le sens de leurs bĂ©nĂ©fices. Nous devons laisser s’appliquer le destin et protĂ©ger nos intĂ©rĂȘts propres. Ces ĂȘtres ont compris les avantages de venir nous massacrer en premier lieu. Tous ceux qui nous prennent pour des rĂ©fĂ©rents inattaquables en seront bouleversĂ©s, affaiblis. Il sera plus simple pour eux de conquĂ©rir le continent. Avec leurs armes et leur dĂ©termination, ils bĂ©nĂ©ficient d’un avantage Ă©vident, mais nous avons un atout. L’équilibre bĂąti depuis des siĂšcles risque de s’effondrer. Nous avons cette avance, nous connaissons leurs plans. Comment l’utiliser au mieux ?

    Le Gardien, qui les a rejoints, lui répond.

    Notre armĂ©e ne peut les vaincre. Nous pouvons alerter nos alliĂ©s ou utiliser nos talents psychiques, mais ceux-ci ne s’exercent qu’à courte distance, or nous ne savons mĂȘme pas oĂč se trouvent nos ennemis Ă  l’heure actuelle ! Nous connaissons seulement leurs intentions de conquĂȘte. Nous pourrions aussi tenter de fuir, mais c’est trop risquĂ© pour nous de nous Ă©loigner de la mer, comme vous le savez.

    Les autres conseillers acquiescent.

    Nous avons la rĂ©putation de toujours trouver la rĂ©ponse aux questions. La voici donc rĂ©sumĂ©e : comment pouvons-nous survivre Ă  l’attaque d’un ennemi lointain, inconnu et mieux armĂ© ?

    Le lendemain, le navigateur reprend la mer. Il s’éloigne de la ville marine, en direction de l’horizon. Un nouveau passager l’accompagne. Un conseiller qui s’est prĂ©sentĂ© comme « chargĂ© des relations diplomatiques », qui l’a priĂ© de le prendre Ă  bord pour nouer des liens avec son peuple. Le marin l’a prĂ©venu : il ne sait pas s’il pourra les rejoindre puisqu’il a perdu son chemin. Un tel voyage peut ĂȘtre Ă©prouvant ! Lui-mĂȘme, bien que robuste, a Ă©tĂ© souvent secouĂ© par des tempĂȘtes particuliĂšrement violentes.

    Les jours suivants sur le navire s’écoulent sans tempĂȘte, en toute tranquillitĂ©. Rien ne vient modifier le cours de leur voyage, oĂč chaque jour ressemble au prĂ©cĂ©dent. Mais, un matin, un rayon bleuĂątre provenant du ciel s’abat sur le bateau et traverse les deux Ă©quipiers, qui disparaissent instantanĂ©ment. Il se retrouvent soudain au centre d’une grande piĂšce sombre et ronde. Perdu quelques instants par le voyage inattendu, le conseiller tente de se redresser. Il sent un coup au cƓur qui le foudroie. Il s’effondre aussitĂŽt dans un rictus de douleur.

    Le marin se lĂšve Ă  son tour et, voyant le conseiller agoniser sur le sol, fait un pas en arriĂšre.

    Qui est lĂ , que voulez-vous ?

    Deux hommes s’approchent de lui.

    Suis-nous, Ă©claireur, nous allons te rendre ce qui t’appartient. Et pour commencer ta mĂ©moire. Tu as fait ce qu’il fallait.

    Ils le conduisent Ă  l’extĂ©rieur de la piĂšce, sans rĂ©sistance de sa part.

    Hel Talek sort de l’obscuritĂ©. C’est un homme imposant, revĂȘtu de l’armure traditionnelle des rois de Talek. Il s’approche du corps inerte de la victime et le saisit par les cheveux pour mieux le regarder.

    Voici donc l’allure d’un O’guf’n ! Ce pauvre tĂ©lĂ©pathe qui voulait nous convaincre de partir !

    Il ajoute, en rejetant la tĂȘte du conseiller en arriĂšre :

    Débarrassez-moi de ça

    Il se tourne vers un homme, restĂ© dans l’ombre.

    Tu avais raison, c’est un continent trĂšs riche, mais assez mal dĂ©fendu. Une fois dĂ©barrassĂ© des O’guf’n, nous pourrons engager la conquĂȘte. Tu m’avais parlĂ© d’une arme puissante, oĂč est-elle ?Patien...
  • « Que le conseil des sages commence. »

    Les conseillers O’guf’n s’assoient en cercle sur une plateforme de bois recouverte d’un toit de poutrelles, dans une bĂątisse reposant au milieu de l’ocĂ©an. Ils ne prononcent aucun mot, l’essentiel de leur dialogue est perçu dans leurs esprits, ce qui assure une totale confidentialitĂ© et une prĂ©cision inaccessible au langage vocal. Ce qui suis est une tentative de retranscription de leurs Ă©changes.

    Le mouvement du monde suit un parcours linĂ©aire, tel qu’il Ă©tait prĂ©vu depuis la nuit des temps. Les peuples rĂ©sistent aux difficultĂ©s de la vie mais continuent leur expansion, sous le contrĂŽle de dirigeants plus ou moins avisĂ©s. Le regroupement des royaumes ne fait aucun doute pour l’avenir. Certains pourraient encore se montrer hostiles Ă  notre Ă©gard, pour Ă©viter que leurs ennemis ne bĂ©nĂ©ficient de nos rĂ©ponses en nous soutirant de force des stratĂ©gies victorieuses. Notre conseil doit statuer sur l’usage de notre influence pour favoriser une Ă©volution gĂ©opolitique qui irait dans notre intĂ©rĂȘt.Jusqu’à prĂ©sent, nous nous sommes interdits d’influencer leurs jugements et nous sommes naturellement devenus indispensables Ă  leurs yeux. Notre impartialitĂ© est notre force et elle est la garantie de notre longĂ©vitĂ©. Nous accompagnons ceux qui le demandent car nous sommes convaincus que le savoir partagĂ© est source de sagesse et de paix. Nous serons prĂȘts Ă  nous dĂ©fendre, avec nos alliĂ©s, s’il le faut, mais nous ne devons interfĂ©rer dans la continuitĂ© de leurs destins.Mes amis, ne nous voilons pas la face, affirme un jeune conseiller. Nos pouvoirs tĂ©lĂ©pathiques nous donnent la puissance d’influencer chaque visiteur. Vous savez comme moi que les conseils avisĂ©s que nous prodiguons s’accompagnent d’une influence systĂ©matique pour leur faire accepter ces conseils, ce qui les rend plus dĂ©pendants Ă  chaque visite.Je loue vos efforts pour Ă©voquer ces points avec objectivitĂ©, lui rĂ©pond le conseiller. Il est toujours complexe d’analyser l’impact exact de nos pouvoirs tĂ©lĂ©pathiques, puisque nous en sommes Ă  la fois le crĂ©ateur et l’analyste, mais je reste convaincu que le libre-arbitre n’est pas modifiĂ© chez nos visiteurs. La gratitude qu’ils nous tĂ©moignent provient de leur satisfaction liĂ©e aux conseils reçus, pas d’une quelconque influence invisible. Je le crois.Et pourtant cher conseiller, il est une dĂ©rive inquiĂ©tante qui a dĂ©butĂ© il y un siĂšcle. MalgrĂ© nos efforts pour rĂ©tablir une perception lucide de la vĂ©ritĂ©, certains nous considĂšrent comme des dieux omnipotents. Ils ne viennent plus pour obtenir des conseils mais des recettes miraculeuses. Un jour viendra oĂč ils pourraient nous reprocher de n’ĂȘtre pas intervenus pour rĂ©soudre une situation pĂ©rilleuse. Vous savez comment l’émotion peut rendre aveugle. Nous seron sommĂ©s de prendre en charge toute exigence.

    Kak, que chacun considùre comme le premier d’entre eux, prend la parole :

    Il ne nous est pas permis de sortir de notre rĂŽle. Nous disposons d’un savoir assorti d’un pouvoir. Tous les peuples doivent en bĂ©nĂ©ficier. En contrepartie, nous y avons gagnĂ© le droit de vivre pacifiquement. Nul ne peut connaĂźtre l’impact psychologique de notre aide et notre loi interdit formellement l’influence directe. Tout comme il n’est pas dans notre intention de paraĂźtre des dieux et d’en hĂ©riter des obligations qui y incombent.

    Le jeune conseiller Vak répond :

    Cher ami, j’entends la sagesse de vos propos. Ils s’appliquent avec succĂšs depuis des gĂ©nĂ©rations et je n’imagine pas le remettre en cause. Toutefois, si le bonheur de notre peuple Ă©tait en jeu, ne devrions-nous pas faire Ă©voluer notre lĂ©gislation ?Depuis toujours, nous respectons toutes les crĂ©atures de MalderĂšve. A titre d’illustration, nos aĂŻeux ont prĂ©fĂ©rĂ© habiter sur l’ocĂ©an, dans ces humbles maisons de bois, plutĂŽt que de chasser les Croches des sables et bĂątir des palais. Si un danger plus grand apparaissait, nous chercherions de nouveau une issue pacifique.Pourtant, lors de la Guerre des MarĂ©es, nous avons utilisĂ© les engins militaires de nos alliĂ©s et nos pouvoirs tĂ©lĂ©pathiques contre l’ennemi. Les pertes furent nombreuses. S’il le faut, nous recommencerions, n’est-ce pas ? Ne serait-il pas plus simple et plus pacifique d’agir avant qu’une guerre Ă©clate et ne nous oblige Ă  commettre des actes que nous rĂ©prouvons ? Un coup de pouce invisible pour Ă©viter des millions de morts, n’est-ce pas raisonnable et mesurĂ© ? Nous devons changer la loi !

    Les propos de Vak ont portĂ©. De nombreux conseillers expriment une approbation nuancĂ©e. Le conseiller Kak connait la dĂ©rive d’une telle dĂ©cision, car la notion de « raisonnable et mesurĂ© » peut s’élargir au grĂ© des circonstances. Demain, l’influence peut concerner les dĂ©bouchĂ©s commerciaux, les mariages entre souverains ou la recherche scientifique. Sous prĂ©texte de dĂ©fense des intĂ©rĂȘts du peuple, les ambitieux chercherons Ă  accroĂźtre leur pouvoir. Ils Ă©tendront leur domination au grĂ© des demandes des peuples placĂ©s sous leur dĂ©pendance, et heureux d’ĂȘtre mis en servitude volontaire.

    Kak, fait la synthĂšse de la dĂ©cision Ă©quilibrĂ©e du jour, avec l’approbation des conseillers.

    – Nous dĂ©cidons que la dĂ©marche pourrait exister. Dans une circonstance exceptionnelle, il sera validĂ©e en amont par le conseil, qui dĂ©signera un responsable unique de l’influence, dans un objectif formalisĂ© et au cƓur d’une stratĂ©gie dĂ©libĂ©rĂ©e.

    Au mĂȘme moment, en Garutie, Fanny couche son enfant dans son lit. Il y a encore un an, il Ă©tait destinĂ© Ă  une mort certaine. Une malformation cardiaque le rendait inapte Ă  la vie. Abattu par la tristesse, ne pouvant affronter cette situation dramatique, son mari l’avait abandonnĂ©e. Elle vivait seule, avec sa peine et la mort programmĂ©e de son enfant devant elle. Sa derniĂšre chance se trouvait chez le peuple de la mer. Elle s’était donc rendue au Palais de RĂ©ponses, avait attendue des heures sous le soleil, avant de se retrouver face Ă  l’un des conseillers, pleine d’espoir.

    Fanny avait formulĂ© sa requĂȘte, rĂ©pĂ©tĂ©e mille fois dans sa tĂȘte sur le chemin. Le conseiller avait fermĂ© les yeux et avait fourni l’unique solution qui lui permettrait de maintenir son fils en vie. Puis on l’avait conduite rapidement vers la sortie sans qu’elle puisse formuler un remerciement, les yeux noyĂ©s de larme. De retour chez elle, elle avait appliquĂ© Ă  la lettre les recommandations. Elle avait tout donnĂ© pour obtenir les produits nĂ©cessaires, elle avait veillĂ© des mois sur sa progĂ©niture. La guĂ©rison fut lente, mais l’enfant survĂ©cut.

    Fanny avait reçu un coquillage de la main des O’guf’N, simple bibelot offert Ă  chaque visiteur comme souvenir de visite du Palais des RĂ©ponses. Elle le plaça Ă  leur retour sur le bord d’une petite fenĂȘtre de sa chambre, pour ne plus jamais y toucher.

    Ce soir, comme chaque soir, elle se met en tailleur devant lui. Elle ferme les yeux et prononce les mĂȘmes phrases : « merci, peuple de la mer, merci de vos bienfaits. Je vous en supplie, prĂ©servez encore mon enfant
 »

  • Le peuple des O’guf’n habite dans la partie sud du continent, prĂšs de l’üle des GrĂąces. Leurs habitations sont intĂ©gralement construites sur l’eau. La mer calme reflĂšte les habitations comme un miroir dĂ©formant. De forme cubique, elles s’entassent les unes sur les autres et forment des grappes colorĂ©es qui reposent sur des pylĂŽnes plantĂ©s profondĂ©ment dans le sol. De loin, elles ressemblent Ă  des maisons construites sur le flanc d’une colline, mais si l’on en fait le tour, on se rend compte qu’il n’y a d’autre flanc que les autres maisons sur lesquelles elles s’appuient. Sans doute pour anticiper une montĂ©e des eaux, le premier Ă©tage habitable se trouve en hauteur, auquel on accĂšde par une corde ou une Ă©chelle. Le choix de ce lieu d’habitation est liĂ© Ă  la prĂ©sence de dangereux prĂ©dateurs sur la rive, qui se dĂ©placent sous la surface et peuvent ressortir d’un coup pour dĂ©vorer le malheureux villageois Ă©garĂ©.

    En consĂ©quence, leur Ă©conomie est essentiellement maritime : Ă©levage, agriculture, minerais, manufactures sur pilotis, etc. Certains, mais ils sont encore rares, ont dĂ©veloppĂ© un systĂšme de cordes pour se dĂ©placer en hauteur entre les arbres et Ă©viter les crĂ©atures mortelles. Mais il s’agit souvent de la volontĂ© de dĂ©montrer aux autres O’guf’n qu’ils sont plus courageux ou plus libres. En rĂ©alitĂ©, il n’y a rien Ă  faire Ă  terre, sinon rĂ©cupĂ©rer quelques matĂ©riaux de temps Ă  autres.

    Ce mode de vie s’est dĂ©veloppĂ© au cours des siĂšcles. Mais surtout, les O’guf’n sont connus pour avoir dĂ©veloppĂ© une science de conservation minutieuse des savoirs et des rĂ©cits. Une grotte souterraine, dont la localisation n’est connue que de quelques savants, contient paraĂźt-il des textes gravĂ©s continuellement par des scribes. Selon les bribes d’information qui ont Ă©tĂ© communiquĂ©es, il semblerait que les O’guf’n aient inventĂ© une mĂ©thode d’écriture sur l’eau. L’eau disposĂ©e dans une cuve serait gravĂ©e de façon indĂ©lĂ©bile puis entreposĂ©e dans des coffres gĂ©ants. La mĂ©thode de classement permettrait de retrouver rapidement chaque texte
à moins qu’il ne s’agisse d’une forme de tĂ©lĂ©pathie qui communique avec l’eau. Ceci n’a pas encore Ă©tĂ© clarifiĂ©.

    Mais l’information Ă©tant trĂšs accessible pour lui, ce peuple a gagnĂ© une rĂ©putation de sagesse et d’expertise dans tous les domaines. La conservation du savoir ancestral rend les avis des savants trĂšs recherchĂ©s par tous les royaumes. Leur secret est bien conservĂ©. Personne n’aurait intĂ©rĂȘt Ă  dĂ©clarer une guerre qui pourrait mettre fin Ă  cette source de connaissance. Les O’guf’n ont rendu souvent de nombreux services : Ils ont permis d’éradiquer la Yawun mauve, terrible maladie contagieuse qui a exterminĂ© la majoritĂ© des humains aux yeux mauves, arrĂȘtĂ© la prolifĂ©ration des Zombres, des insectes mangeurs de rĂȘves, mis fin Ă  la stĂ©rilitĂ© du roi de Garutie, dont le million de descendants se dispute maintenant la couronne lors de batailles Ă©piques, ou trouvĂ© un mode de communication avec l’étrange Garflix, extra-terrestre gĂ©ant posĂ© un matin sur la place du marchĂ© de la capitale du Nord.

    Face Ă  la croissance des demandes en tous genres et des visites inopinĂ©es dans leurs villages, les O’guf’n ont dĂ©cidĂ© de mettre en place chaque annĂ©e une semaine de consultations ouvertes Ă  tous. Une bĂątisse noire fut construite au milieu de l’ocĂ©an, le « Palais des RĂ©ponses », arrimĂ© au rivage par un pont de plusieurs dizaines de mĂštres. Le « palais », qui est en fait une grande maison dans la pure tradition locale, est aussi une source de revenus importante.

    Le spectacle est chaque annĂ©e saisissant : une foule se masse sur le pont. Chacun Ă  son tour peut passer devant le collĂšge des sages, qui ont la rĂ©putation de donner une rĂ©ponse infaillible Ă  chaque demande. Cela peut aller d’une question sur la pĂ©riode de floraison des Rosats ou du moyen de retrouver l’amour perdu d’un ĂȘtre aimĂ©. Bien entendu, la mise en Ɠuvre de la solution peut ĂȘtre complexe, mais la faisabilitĂ© n’est pas le problĂšme des sages. Toutes les questions, et leurs rĂ©ponses, sont soigneusement classĂ©es et rĂ©pertoriĂ©es pour nourrir l’encyclopĂ©die sous-marine. Certaines questions sont toutefois interdites, notamment celles qui mettraient en danger les O’guf’n ou leurs visiteurs.

    Certains monarques et grands dirigeants ont interdit aux citoyens de se rendre au Palais des RĂ©ponses, pour ne pas perdre l’autoritĂ© et la toute-puissance confĂ©rĂ©es par leurs fonctions sur leurs sujets, au profit des O’guf’n. Les plus belliqueux ont parfois envoyĂ© leurs armĂ©es pour dĂ©truire ces concurrents, mais ils ont toujours Ă©tĂ© mis en dĂ©route, par la ruse ou la technologie des O’guf’n et la dĂ©fense organisĂ©e par les autres peuples qui ne voulaient perdre le bĂ©nĂ©fice de leurs conseils. Si bien qu’aujourd’hui personne n’aurait l’audace de remettre en cause leur neutralitĂ©.

    On prĂ©tend que les monarques obtiennent des entrevues secrĂštes dans la ville des O’guf’n sur des sujets d’ordre politique ou militaire. En constatant la frugalitĂ© de leur vie quotidienne et leur absence d’ambition politique, on ne peut qu’y voir une façon de maintenir leur bonheur et de faire du commerce pacifiquement. Certains murmurent que ce peuple de l’eau, grĂące aux conseils avisĂ©s offerts aux uns et aux autres, est le vrai maĂźtre du continent.

  • Le mage Fermat a priĂ© qu’on le laisse seul dans la caverne aux stĂšles. Cette dĂ©couverte va plus loin que ce que tous imaginent. Les stĂšles reprĂ©sentent des scĂšnes du passĂ© et du futur, qu’il devrait ĂȘtre impossible d’observer. Pourtant, il ne s’agit pas d’une mise en garde provenant d’un protecteur secret. Il s’agit selon lui d’une salle des trophĂ©es morbide, entretenu par quelqu’un pour qui le temps n’a pas d’importance. En passant par cette faille, dans cette grotte, on entre dans un lieu hors du temps qui fixe pour l’éternitĂ© les grandes victoires.

    C’est beau, n’est-ce pas ? dit une voix derriùre lui

    Instinctivement, le mage brandit son Ă©pĂ©e, prĂȘt Ă  combattre. Mais il n’aperçoit qu’un petit homme trapu, Ă  moitiĂ© chauve, qui ressemble plus Ă  un bibliothĂ©caire qu’à un combattant. Il reste cependant en garde.

    Qui es-tu ? demande-t-ilJe suis l’auteur
j’espĂšre que ces fresques vous plaisent ! Vous ĂȘtes l’un des principaux acteurs de la derniĂšre
mĂȘme si vous n’ĂȘtes pas victorieux de l’épopĂ©e qu’elle retrace, reconnaissez qu’il est flatteur de faire partie de ma grande collection !Collection ? Vous avez donc massacrĂ© tous ces gens ? Pourquoi cette stĂšle reprĂ©sente-t-elle le futur, comme s’il Ă©tait dĂ©jĂ  Ă©crit ?Oh non, je n’ai ni l’envie ni le pouvoir de massacrer qui que ce soit. Voyez-vous, je suis en effet un collectionneur et un historien. Ce type de salle se trouve dans chaque monde que j’ai visitĂ©. J’ai entreposĂ© des scĂšnes fascinantes de l’Histoire. Pour le moment ma collection est assez lĂ©gĂšre, cela prend du temps de tout faire. Vous me direz, le temps est relatif puisque je peux Ă  loisir observer chaque instant de l’éternitĂ© ! Mais je ne choisis que les moments exceptionnels, ceux oĂč il est question de bravoure, de retournement de situation, de suspens ! Moi
je ne vis rien de vraiment exaltant, alors j’admire la vie des autres !De la bravoure ? Racontez-moi donc cette scĂšne !Eh bien, une alliance s’est constituĂ©e pour lutter contre un flĂ©au puissant ! Des batailles homĂ©riques ont eu lieu, mais un dĂ©tail avait Ă©chappĂ© Ă  leur vigilance, et, alors qu’on pensait que tout Ă©tait joué mais si je vous raconte vous allez tenter de rectifier le cours de l’histoire qui est pourtant si passionnante ! Non, non, je ne vais pas gĂącher la surprise !N’est-ce pas dĂ©jĂ  le cas ? Nous savons ce que va arriver, nous pouvons dĂ©jĂ  nous prĂ©parer ?

    Le petit homme ricane.

    Vous savez, le temps c’est comme une grande riviĂšre, elle revient toujours dans son lit. Et puis je n’aime pas interfĂ©rer, ce n’est pas mon rĂŽle. Bien sĂ»r, vous pouvez croire que la dĂ©couverte de cette caverne est un incident dans le cours des choses, ou bien penser que cela en fait partie. Je ne dirai rien
et il est inutile d’user de magie sur moi, ça ne marcherait pas !Si nous modifions le cours de l’histoire, est-ce que la stĂšle sera modifiĂ©e ? interroge le mage.Ça dĂ©pend comment ! Si ça n’a plus d’intĂ©rĂȘt je mettrai autre chose ! Mais ce qui serait Ă©pique, c’est une issue plus dramatique et imprĂ©visible. Vous voyez, des retournements de situation plus nombreux, plus de morts, une sĂ©paration douloureuse, ou la perte d’un ĂȘtre cher qui donne envie de se venger ! Ça serait pas mal aussi ! Mais bon
les piĂšces se mettent en place pour une nouvelle partie, mais j’ai bien peur qu’on ne retombe exactement sur les mĂȘmes consĂ©quences, liĂ©es aux mĂȘmes causes ! Enfin, ne boudons pas notre plaisir, c’est dĂ©jĂ  trĂšs bien comme ça !Quel dĂ©tail pourrait rendre l’issue plus intĂ©ressante ? demande le mage.Haha, je vous vois venir, dit le petit homme en prenant une pause de rĂ©flexion. Vous voulez agir sur le cours de l’histoire pour ne pas mourir ! Ecoutez
je trouverais cela trĂšs rĂ©jouissant d’assister Ă  un ultime et courageux sacrifice. De mon poste d’observation, croyez que je vais m’en dĂ©lecter comme Ă  chaque sĂ©ance !

    Dans un rire Ă©touffĂ©, le petit homme disparaĂźt, ne laissant derriĂšre lui que les murs sombres dĂ©corĂ©s de gravures anciennes. Le mage tourne la tĂȘte vers la stĂšle. Rien n’a changĂ© : on peut y voir une force gigantesque qui se prĂ©cipite sur les souverains et les annihile sans qu’ils ne puissent rien y faire. Il leur faudra se prĂ©parer pour changer le cours de l’Histoire. Si le petit homme n’a pas menti.

  • Le roi Fermat est adulĂ© de ses sujets. Il rĂšgne en maĂźtre sur un vaste pays. Il ne semble pas y avoir de limite Ă  ses conquĂȘtes, sinon le temps qu’il doit y consacrer loin de sa demeure, et l’organisation que requiert l’administration des pays conquis. Chacun est dirigĂ© par un gouverneur qui lui rend compte personnellement de la situation financiĂšre, sociale et militaire. En dernier recours, il lui arrive d’intervenir pour mettre fin Ă  une rĂ©volte, sans faire couler le sang. Sa rĂ©putation a traversĂ© les ocĂ©ans.

    Fermat se tient derriĂšre son bureau, dans une vaste piĂšce richement dĂ©corĂ©e. Un valet s’approche de lui, craintif et admiratif, pour l’informer qu’un messager vient d’arriver et demande Ă  lui parler. C’est un Ă©missaire d’un pays lointain, qui est porteur d’un message rĂ©digĂ© par son souverain.

    La prĂ©sence d’un Ă©missaire suscite sa curiositĂ©. S’agit-il d’une demande de vassalisation ou d’une dĂ©claration de guerre ? Ou encore d’une offre de mariage ou d’une coopĂ©ration marchande de la part d’un roitelet ? Il descend les marches de la tour et se rend dans la salle du trĂŽne. Il s’assied et fait entrer le messager.

    MajestĂ©, c’est un honneur de vous rencontrer, le salue-t-il respectueusementSoit accueilli en paix, rĂ©pond le roi simplement.Je me nomme Philibert, je viens vous porter un message de la part de ma reine, la reine Fathrage, qui rĂšgne sur les terres des Conquars.

    Il est tremblant. Le roi l’encourage avec amabilitĂ©

    Je suis tout ouĂŻ !

    Il lit la lettre Ă  haute voix :

    « Votre majestĂ©. Je vous adresse mes amitiĂ©s respectueuses. Votre rĂ©putation d’homme sage et puissant a traversĂ© les frontiĂšres et il n’est nul monarque qui puisse rĂ©pondre mieux que vous Ă  la situation dont nous sommes les tĂ©moins involontaires. Il y a maintenant six mois de cela, un violent tremblement de terre a ouvert une falaise immense au coeur de notre royaume, dĂ©chirant les champs, les routes et dĂ©plaçant le flan des montagnes. Une brĂšche s’est ouverte, menant Ă  une immense caverne.

    Nous avons envoyĂ© une expĂ©dition pour l’explorer, Ă  la recherche des mĂ©taux prĂ©cieux que la montagne conservait peut-ĂȘtre en son coeur. Aucun mĂ©tal ne fut trouvĂ©. L’expĂ©dition revint aprĂšs plusieurs semaines sans la moindre trace d’or, d’argent ou de plomb. Mais le rĂ©cit des voyageurs fut des plus extraordinaires : une salle gigantesque contenait des plaques de plusieurs dizaines de mĂštres de haut, rectangulaires et alignĂ©es. Manifestement, ils avaient Ă©tĂ© construits dans une matiĂšre inconnue et dans un but prĂ©cis.

    En s’approchant, l’expĂ©dition dĂ©couvrit que ces stĂšles Ă©taient recouvertes de fresques. Mais, et c’était lĂ  le plus Ă©tonnant, les fresques se mouvaient. Rapidement, ils comprirent qu’elles narraient des rĂ©cits. Des scĂšnes gravĂ©es pour toujours qui devaient paraĂźtre bien majeures Ă  leurs auteurs pour ĂȘtre reprĂ©sentĂ©es de la sorte !

    Il serait long de dĂ©crire chaque scĂšne, la plupart n’étaient pas comprĂ©hensibles. Toutefois, la derniĂšre ne faisait aucun doute ; elle reprĂ©sentait les maĂźtres de chaque royaume actuels, alignĂ©s en tenue de guerre, l’arme Ă  la main, attendant l’ennemi du haut d’une falaise. Puis l’ennemi apparaissait et les massacrait par les flammes, ainsi que leurs armĂ©es impuissantes.

    Peut-ĂȘtre sera-t-il utile de prĂ©ciser que nous Ă©tions, vous et moi, parmi les puissants rois massacrĂ©s.

    J’ai dĂ» me rendre moi-mĂȘme dans les grottes pour constater la vĂ©racitĂ© du rĂ©cit. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ce une sorte de prophĂ©tie ? Pour en savoir plus, je fis Ă©tudier de prĂšs les scĂšnes en question. L’une d’entre elle fut identifiĂ©e. Il nous fallut longtemps pour retrouver l’ancienne lĂ©gende : il s’agissait de l’apparition de Garax dans la ville de Goth qui, selon la lĂ©gende, avait offert aux hommes l’épĂ©e magique de la vie, avant que celle-ci ne disparaisse par les mĂ©faits du temps.

    Nous en sommes venus Ă  la conclusion que les stĂšles reprĂ©sentent une histoire dont l’issue est proche. Nous vivons Ă  prĂ©sent dans la crainte. La terreur s’est installĂ©e, dans l’attente d’une apocalypse Ă  venir. Aucun Ă©rudit n’est en mesure d’y rĂ©pondre.

    Votre sagesse et votre puissance sont rĂ©putĂ©es. Je m’incline devant vous pour vous demander votre aide.

    Votre dévouée, la reine Fathrage ».

    Le roi n’a pas montrĂ© la moindre rĂ©action pendant la lecture.

    Merci mon brave. Qu’on lui donne le gĂźte et le couvert ! », ordonne-t-il.

    Le messager ressent une chaleur bienfaisante Ă  ces mots. il s’incline en rĂ©pondant :

    Merci, votre majesté !

    Le roi s’interroge intĂ©rieurement. Il doit dĂ©cider de la rĂ©ponse Ă  donner.

    Si piĂšge il y a, il est bien grossier mais plutĂŽt amusant. Ressortir cette ancienne lĂ©gende oubliĂ©e pour appuyer son propos est une manƓuvre habile. Demander de l’aide flatte mon orgueil et pourrait endormir ma vigilance. Mais, si elle dit vrai, alors le danger est immense.

    Quelques jours plus tard, le roi a pris une dĂ©cision et se dirige vers le pays de la reine Fathrage. AccompagnĂ© d’une armĂ©e et de sa garde rapprochĂ©e, il ne craint aucune attaque surprise. Sa rĂ©putation le prĂ©cĂšde. Rares sont les fous qui oseraient s’en prendre Ă  lui et Ă  son peuple. Le chemin est long jusqu’aux portes de la citadelle.

    Il interroge Philibert, qui leur sert de guide, pour en savoir plus sur l’état du royaume et sur les vestiges trouvĂ©s au coeur de cette montagne. Il tente de livrer quelques informations complĂ©mentaires entendues çà et lĂ .

    Il parait que nos plus grands savants Ă©tudient les ruines chaque jour pour y trouver des enseignements sur les bĂątisseurs de cette salle. Certains prĂ©tendent qu’elle fut creusĂ©e il y a plus de mille ans, bien avant la citadelle. Mais la plupart des scĂšnes n’ont aucun sens. On voit ce qu’il s’y passe, mais cela n’explique rien car c’est dĂ©tachĂ© des autres. Je ne les ai pas vues personnellement, mais l’un des soldats de la reine m’en a dĂ©crit plusieurs. La plus ancienne, par exemple, montre un magicien qui monte un chemin, la nuit, en brandissant une Ă©pĂ©e, puis disparaĂźt. Mais vous verrez par vous-mĂȘme, Monseigneur.

    Plusieurs jours passent avant que les murs de la citadelle ne se prĂ©sentent devant les voyageurs. Le messager part au-devant pour prĂ©venir la reine de l’arrivĂ©e de son invitĂ©, alors que l’armĂ©e Ă©tablit un campement Ă  l’écart. Puis le roi, accompagnĂ© de sa garde, se dirige vers les lourdes portes.

    Il y croise des paysans, puis des soldats qui lui font cortùge. Les portes s’ouvrent et la reine Fathrage apparaüt devant lui et l’accueille chaleureusement. En le recevant ainsi, il sait que la reine lui fait un honneur rare.

    Roi Fermat, merci de vous ĂȘtre dĂ©placĂ© jusqu’à nous. J’espĂšre que votre voyage ne vous a pas semblĂ© trop long. Nous espĂ©rions votre venue. Je vous sais grĂ© de l’amitiĂ© que vous faites Ă  notre peuple. Je vous invite Ă  me suivre au chĂąteau.

    Dans la salle du trĂŽne, Fermat interroge la reine.

    Nous avons compris le danger que reprĂ©sentent ces gravures, si elles s’avĂšrent exactes. Je suis venu pour vous aider Ă  combattre la menace qui pourrait apparaitre. Y a-t-il du nouveau depuis le mois dernier ?

    La reine répond sans se formaliser du ton employé.

    Roi Fermat, ensemble nous pourrons clarifier la situation, j’en suis persuadĂ©e. HĂ©las nous n’avons rien trouvĂ© de nouveau, je vous propose de nous rendre dans la grotte dĂšs aujourd’hui.Ne perdons pas de temps. Mais avant cela, je voudrais m’entretenir avec les savants qui l’ont Ă©tudiĂ©e. Pouvez-vous organiser une entrevue rapidement ?Bien entendu, i...
  • Rien ne pourra compenser l’absence de Gorf.

    Le village est en Ă©moi depuis maintenant vingt jours, depuis qu’il a disparu, laissant chacun dans un dĂ©sarroi profond. Il savait prodiguer Ă  tous les conseils, les mots, dont nous avions besoin. Il savait encourager les faibles, raisonner les tĂ©mĂ©raires, rendre sages les impulsifs, rĂ©concilier les ennemis et pardonner les fautifs. Il suffisait de quelques secondes dans ses bras pour retrouver le sens de sa vie et continuer son chemin en harmonie avec soi-mĂȘme et avec les autres.

    D’aussi loin qu’on s’en souvienne, il avait grandi là, prùs de la fontaine, sans faire de bruit, comme un miracle offert au village. De sa haute taille, il accueillait chacun avec douceur, sans distinction. Il suffisait de se placer contre lui, entre ses feuillages, et tout reprenait son sens. Nous l’adorions pour le bien qu’il faisait sans rien demander en retour.

    Depuis son dĂ©part, le village est en deuil et plus personne ne sait comment affronter l’avenir sereinement. Depuis, les conflits se sont dĂ©veloppĂ©s et nos dirigeants semblent bien incapables d’y rĂ©pondre. Les soldats ne parviennent plus Ă  contenir les explosions de colĂšre et de violence du peuple. Les timorĂ©s se terrent chez eux de peur des bandes armĂ©es qui se constituent. Des femmes Ă©plorĂ©es s’allongent prĂšs de l’ancienne demeure de Gorf et versent toutes les larmes de leur corps dans des cris d’angoisse. Les enfants restent prostrĂ©s et ont perdu le goĂ»t des jeux et des rires. Les suicides ne se comptent plus, Ă  tel point qu’une fosse commune a Ă©tĂ© creusĂ©e pour empĂȘcher la survenue des maladies.

    Est-il parti dans un autre village ? A-t-il Ă©tĂ© capturĂ© ? On cherche les responsables, on accuse les politiciens corrompus, on montre du doigt le moindre Ă©tranger qui erre dans les rues, on accuse le royaume de Trouvert, ennemi hĂ©rĂ©ditaire dont l’absence de signes d’existence depuis des gĂ©nĂ©rations n’a pas fait disparaĂźtre une haine viscĂ©rale.

    Surtout, on suspecte Fermat le maudit, l’ancien mage du royaume. Il y a bien des annĂ©es, il n’avait pas cachĂ© sa haine profonde et incomprĂ©hensible de notre ami Gorf. Il avait inventĂ© des histoires farfelues pour essayer de nous priver de lui, l’accusant de mĂ©faits dont les dĂ©tails ne sont pas restĂ©s dans la mĂ©moire collective, mais qui dĂ©montraient son manque d’empathie et de luciditĂ©. C’est Ă  peine si certains se souviennent encore des mots qu’il prononçait, accusant Gorf de “dĂ©vorer l’ñme comme nourriture ».

    Il prĂ©tendait mĂȘme que Gorf Ă©tait une plante gĂ©ante aux effluves empoisonnĂ©es et psychotropes. Quelles balivernes ! Quel fou ! Heureusement, il avait Ă©tĂ© banni pour de bon. On n’avait plus jamais entendu parler de lui ! Depuis tout ce temps, on l’imaginait certainement mort, quelque part, aveuglĂ© par la haine et la jalousie. Son nom avait Ă©tĂ© placĂ© dans la liste des mots interdits.

    RĂ©cemment, certains Ă©rudits ont recommencĂ© Ă  l’évoquer, ce qui a choquĂ© une partie de la population. L’un d’eux a mĂȘme prĂ©tendu qu’il avait survĂ©cu Ă  son bannissement. Il le soupçonnait d’ĂȘtre responsable de la disparition de Gorf, par vengeance.

    Depuis sa disparition, le temps a passĂ© et la vie se poursuit malgrĂ© tout. Une nouvelle se rĂ©pand, un matin : le mage Fermat n’est pas mort, il dirige un pays lointain dont l’influence grandit chaque jour. Il semble adulĂ© de ses sujets. Ses conquĂȘtes se font presque sans heurts.

    Il est question d’organiser une expĂ©dition pour tirer cela au clair et retrouver Gorf. Mais personne n’a vraiment envie de s’y consacrer. Il semble que notre intĂ©rĂȘt pour cette plante Ă©tait un peu excessif, Ă  bien y rĂ©flĂ©chir. Ou bien n’était-ce qu’un rĂȘve ?

  • C’est une planĂšte morte. Sa planĂšte, dont elle Ă©tait reine, il y des siĂšcles de cela. Depuis, la guerre a ravagĂ© les villages, obscurci le ciel, massacrĂ© la faune et la flore. Les rares survivants ont fui, laissant derriĂšre eux le souvenir fanĂ© de la grandeur d’autrefois. L’atmosphĂšre est chargĂ©e d’une poussiĂšre Ă  l’odeur d’acier. La faible lumiĂšre grise rappelle les anciens paysages qui mĂȘlaient jadis si bien le vert, le bleu et l’or. Des souvenirs reviennent Ă  sa mĂ©moire, ceux d’un bonheur enfui, d’un peuple heureux et prospĂšre.

    Ils se tiennent devant les ruines de l’ancienne capitale, Eliade. A son sommet resplendissait son palais, d’oĂč elle pouvait admirer les compositions colorĂ©es que la nature offrait Ă  son regard. Elle en Ă©tait la reine et la source. Le spectacle de cette dĂ©solation lui poignarde le cƓur. Elle manque de trĂ©bucher, mais elle est retenue par ses deux libĂ©rateurs, dont elle n’a pas lĂąchĂ© les mains.

    Elle leur adresse un sourire triste, puis sans prononcer un mot, se redresse. Son visage est maintenant plus serein. Elle sent sa planÚte sous ses pieds. Elle rejoint ses mains devant elle. Elle écarte un bras et fait jouer ses doigts quelques instants, en fermant les yeux. Les deux voyageurs restent derriÚre elle et la regardent sans bouger, sans inquiétude mais avec curiosité.

    De ses doigts surgissent quelques plantes microscopiques qui s’en volent autour d’elle pour former un anneau vĂ©gĂ©tal de plus en plus fourni qui s’étend en direction de la ville. Un chemin verdoyant se crĂ©e sous leurs yeux, puis grandit en une forĂȘt naissante de part et d’autre du chemin. Elle rapproche ses mains pour les unir. Elle les tourne, comme si elle pĂ©trissait une terre invisible avant de la relĂącher pour la laisser s’envoler, aprĂšs l’avoir transformĂ©e en quelque volatile invisible. L’effet de sa magie se dĂ©veloppe, s’étend, se multiplie. Les nuages sont chassĂ©s, les forĂȘts repoussent, les lacs se remplissent. Les animaux reviennent Ă  la vie, des oiseaux colorĂ©s s’envolent et passent en nuĂ©es au-dessus d’eux. La ville retrouve sa forme d’antan alors que la poussiĂšre redevient pierre, que les pierres redeviennent murailles, maisons, palais, Ă©choppes.

    Son visage traduit sa joie de redonner ainsi naissance Ă  sa planĂšte. Ses yeux sont brillants, son sourire franc. Elle est la grĂące et la beautĂ©. Elle est comme le chef d’orchestre de toute chose, de tout ĂȘtre. La planĂšte entiĂšre reprend vie, du nord au sud, de l’est Ă  l’ouest. Les vents soufflent et se mĂȘlent Ă  la matiĂšre en mouvement. Les planĂštes autour s’alignent, les soleils reprennent feu, un univers entier est dans la main de cet ĂȘtre aux pouvoirs fabuleux.

    Les deux voyageurs, pourtant habituĂ©s aux merveilles de la magie, sont fascinĂ©s et sans voix face Ă  cette renaissance, fruit de la volontĂ© d’ElidĂ©e, en parfaite symbiose avec son monde. Tout s’est dĂ©roulĂ© comme si chaque atome avait repris sa place. La mĂ©tamorphose s’achĂšve alors lentement. Les derniĂšres pierres s’installent aux endroits appropriĂ©s, les ultimes fleurs poussent sur les balcons des demeures maintenant habitĂ©es.

    Ils sont plus de deux mille, de tous Ăąges, de toutes conditions, Ă  sortir maintenant lentement par la porte principale d’Eliade, pour venir Ă  la rencontre de leur reine, de leur dĂ©esse, qui les attend sans bouger. Elle les a ramenĂ©s Ă  la vie. On entend des rires, des pleurs. Personne ne sait comment rĂ©agir devant un tel miracle. Son visage calme et aimable est une inspiration pour chacun. Dans la foule, un homme ĂągĂ© s’avance. C’est son pĂšre. Il lui tend les mains et lui dit doucement :

    Je savais que tu reviendrais, ma fille. Nous avons vĂ©cu l’enfer, la mort, la dĂ©solation, mais je n’ai jamais doutĂ© de toi. Comme je suis heureux de te retrouver en pleine forme !Papa
, dit-elle en le serrant dans ses bras.

    DerriĂšre elle, les deux voyageurs ont regardĂ© la scĂšne sans intervenir. A vrai dire, personne ne s’inquiĂšte de ces inconnus. Ils ont Ă©tĂ© tĂ©moins d’une rĂ©surrection : celle d’une planĂšte et de ses habitants. AprĂšs quelques minutes, la dĂ©esse s’adresse Ă  eux en les dĂ©signant.

    Chers amis, je dois vous prĂ©senter ceux qui m’ont sauvĂ©e. Sans eux, je ne serais pas lĂ . J’ignore encore comment ils ont rĂ©ussi Ă  me dĂ©livrer du piĂšge oĂč j’étais retenue prisonniĂšre. Croyez-le, nous vous serons redevables Ă©ternellement. Vous pouvez exiger de nous ce qu’il vous plaira.

    La fille lui répond en premier.

    Merci, votre majesté. En premier lieu, nous ne sommes pas contre quelques récompenses pécuniaires, comme juste rétribution de notre travail acharné pour vous délivrer.

    La demande ne semble pas surprendre la reine, qui hoche de la tĂȘte en signe d’approbation. Le mage prend ensuite la parole.

    MajestĂ©, nos cƓurs s’emplissent de joie devant le spectacle de ce bonheur retrouvĂ©. Vous mĂ©ritez maintenant, avec votre peuple, de vivre dans la quiĂ©tude et la sĂ©rĂ©nitĂ©. Cependant, nous avons une autre requĂȘte. Nous avons une guerre Ă  mener.
  • Gaxzer se redresse. Il sent une prĂ©sence derriĂšre lui. Il se retourne et dĂ©couvre les deux voyageurs, Ă  sa grande stupĂ©faction. Il balbutie.

    Mais
comment avez-vous pu entrer, c’est impossible.Vous seriez surpris de dĂ©couvrir ce dont nous sommes capables. Maintenant, Ă©cartez-vous, c’est un conseil, lui rĂ©pond Axelle.Sortez d’ici !

    Puis il sort de sa poche un cercle de mĂ©tal qu’il place Ă  sa main. Un rayon vif projette l’homme et la fille contre le mur. Randt se redresse pĂ©niblement, regrettant de n’avoir pas fait feu le premier. Quand le secrĂ©taire renouvelle son geste, il tend la main et interrompt le halo. Le secrĂ©taire devine qu’il est face Ă  plus fort que lui.

    Attendez, je ne sais pas ce que vous voulez, mais cette créature est dangereuse. Nous sommes parvenus à la rendre inoffensive et à en tirer le meilleur, mais son passé est rempli de drames, de massacres.

    Randt lui répond calmement, en prenant tout son temps.

    Vous l’avez enfermĂ©e depuis des centaines d’annĂ©es pour exploiter sa magie, par peur de l’inconnu. Vous ne savez toujours rien sur elle. Elle est bien plus qu’une dĂ©esse pour le monde d’oĂč elle vient. Nous sommes venus la libĂ©rer.Non, je ne vous laisserai pas ! Qu’est-ce que vous croyez ? Que votre misĂ©rable petite quĂȘte est connue de vous seuls ? Il est en ce monde des forces qui vous dĂ©passent, bien plus terribles que cette petite prophĂ©tie qui vous sert de guide. Je vais vous donner un aperçu !

    Son regard devient plus clair, ses yeux changent progressivement de couleur, ses cheveux deviennent de plus en plus raides et se transforment en pics, durs comme l’acier. Ses yeux rougissent et son visage s’étend Ă  mesure que sa voix est altĂ©rĂ©e. DerriĂšre le secrĂ©taire zĂ©lĂ© se cache un monstre d’une nature inconnue. De ces mains tordues et grises sortent des filaments qui se rĂ©pandent par dizaines autour de lui et grandissent en direction des voyageurs. Axelle en brise plusieurs avec sa lance, mais l’un d’eux atteint sa jambe, ce qui la paralyse et la fait chuter.

    L’homme se protĂšge par la force de son esprit, les filaments s’usent Ă  essayer de traverser une cloison invisible. Le secrĂ©taire fait un pas vers Axelle, sort un large couteau et tente de lui transpercer le cƓur. Randt lance un poinçon en pleine gorge, d’oĂč le sang noir commence Ă  couler. Mais, ce faisant, il a laissĂ© passer un des filaments dont le contact le paralyse Ă  son tour. Gaxzer pousse un rire de soulagement.

    ImbĂ©ciles, vous avez vu juste, la magie qu’elle produit ne profite qu’à moi. Je suis le vĂ©ritable maĂźtre. Je l’ai vaincue jadis comme je vais vous abattre. Cette femme Ă©tait puissante, mais je l’ai dominĂ©e malgrĂ© tout !

    Il serre fermement son couteau et tranche la gorge de Randt, sans dĂ©fense. Voyant le sang rouge se rĂ©pandre, le secrĂ©taire pousse un cri de joie. Il se retourne et dĂ©couvre la fille qui s’est levĂ©e brusquement, comme si le poison des filaments n’avait plus aucun effet sur elle. D’un geste vif, elle scinde le monstre en deux. Sa lance pĂ©nĂštre dans le crĂąne et descend jusqu’à terre. Les deux yeux terrifiĂ©s de Gaxzer s’écartent, emportĂ©s chacun par une moitiĂ© de corps de chaque cĂŽtĂ©.

    Elle se précipite vers Randt, qui agonise.

    Ah non, je ne vais pas retourner te chercher !

    Elle cherche dans la poche de sa tunique une poignĂ©e de fleurs sĂ©chĂ©es qu’elle projette en prononçant quelques mots magiques. Une lumiĂšre douce parcourt les fleurs en lĂ©vitation puis vient recouvrir le magicien. Il ouvre les yeux et se racle la gorge. « Merci », dit-il sobrement. Il se relĂšve, au milieu des filaments sans vie et enjambe les deux restes du secrĂ©taire. Il s’approche du sarcophage.

    ElidĂ©e
dit-il pensivement. Comment allons-nous l’ouvrir ? Il est protĂ©gĂ© par un sort inaltĂ©rable, crĂ©Ă© pour ne jamais la laisser partir.Il est une matiĂšre qui dĂ©vore toute substance mĂ©tallique, dont j’ai la maĂźtrise : les pluies d’acide de Kervea, que j’ai prĂ©vu de prendre avec moi ! Le sarcophage n’est pas clos par magie, mais par une serrure invisible qui, elle, s’enclenche par magie. Si je dĂ©pose quelques gouttes au bon endroit, cela provoquera une rupture suffisante.

    Il fait tomber quelques gouttes. La matiĂšre qui constitue le sarcophage, rĂ©putĂ©e incassable, s’effrite sous l’action du liquide qui creuse toujours plus profondĂ©ment. Un bruit de ferraille tordue retentit. Le couvercle du sarcophage s’ouvre, laissant apparaĂźtre une femme au teint blanc, vĂȘtue de voiles qui recouvrent sa frĂȘle silhouette.

    Ses cheveux sont noirs et ses yeux marrons. Son visage est fin, trop fin pour ĂȘtre vraiment beau, mais il Ă©mane d’elle une douceur simple et fascinante. Elle se redresse et les fixe du regard. Elle semble chercher ses mots. Axelle lui adresse un sourire : « Vous ĂȘtes libre. » dit-elle simplement.

    Des larmes surgissent de ces yeux couleur de terre, alors qu’elle sourit. Autour d’elle, la piùce rayonne et tremble. Elle devient l’extension de son ñme, puis la maison, la ville autour d’eux et bientît la planùte entiùre. Elle se lùve, marche vers eux sans s’attarder sur les traces du combat, prend dans une main celle de l’homme et dans l’autre celle de la fille. La grñce l’accompagne à chaque pas.

    Vous m’avez sauvĂ©e, je vous suis redevable Ă  tout jamais. Depuis combien de temps suis-je ici ?Je l’ignore. Un temps infini. Venez, il faut partir au plus vite. La magie qui protĂšge ce lieu s’évanouira progressivement. Je doute que les GolĂšmes apprĂ©cient notre intervention.Et oĂč m’emmenez-vous ?

    Axelle lui serre la main un peu plus fort.

    LĂ  oĂč vous ĂȘtes attendue depuis trĂšs longtemps.
  • La Mapurna est la dĂ©esse des GolĂšmes. Nul ne sait vraiment ce qu’elle est, car nul ne peut la rencontrer. Toutes les priĂšres lui sont adressĂ©es. Sa seule Ă©vocation met fin aux guerres, aux doutes, aux craintes. Selon la lĂ©gende, elle apaise, rend les terres fertiles, guĂ©rit les blessures, fait croĂźtre les plantations et, surtout, fournit l’eau du ciel. Le monde entier repose sur son existence et sa bienveillance. Elle a rĂ©digĂ© il y a fort longtemps des rĂšgles que personne n’oserait contester, comme celle qui interdit le meurtre et les guerres fratricides. Ce n’est pas une divinitĂ© abstraite, utilisĂ©e pour contraindre les peuples dans la peur d’une colĂšre destructrice ou dans l’espoir d’une vie Ă©ternelle. Elle vit dans une ville sacrĂ©e, dans une demeure entourĂ©e d’un halo opaque, protĂ©gĂ©e jour et nuit. Elle ne ressemble pas aux GolĂšmes. Sa beautĂ© est lĂ©gendaire et Ă©ternelle. De nombreux rĂ©cits narrent son histoire, son apparition il y a des millĂ©naires, ses bienfaits et sa magie. Elle est une lĂ©gende vivante et la source de chaque existence.

    Jukall fait un pas en arriĂšre.

    La Mapurna ? Personne n’a le droit de la rencontrer. Je peux lui faire porter un mot, mais vous serez Ă©ventrĂ©s avant d’avoir pu prononcer une syllabe, avant d’avoir pu entrer dans le temple. Ses gardiens la protĂšgent de la souillure des mortels, depuis la nuit des temps. Je suis navrĂ©, je ne pourrai pas faire mieux.Merci, un simple mot nous suffira dans ce cas. En attendant, nous serions reconnaissant que vous nous accordiez l’hospitalitĂ©. Je devine que votre victoire va provoquer beaucoup de remous pour vous et votre famille. Vous serez peu disponible. Avec un laisser-passer de votre part, nous n’aurons plus Ă  vous solliciter.

    Les GolĂšmes ont maintenant quittĂ© l’arĂšne pour retrouver leurs villages, leurs familles. Les demeures aux toits arrondis et aux Ă©troites fenĂȘtres s’étalent sur des kilomĂštres autour d’une grande place unique flanquĂ©e d’un haut beffroi. Une habitation a Ă©tĂ© gĂ©nĂ©reusement affectĂ©e aux deux voyageurs. Le long d’une rue de sable et de terre, ils dĂ©couvrent une vaste maison composĂ©e de plusieurs chambres, d’un lieu de vie et d’une cuisine. C’est visiblement un lieu rĂ©servĂ© aux hĂŽtes de marque, de passage. Ils ont Ă©tĂ© invitĂ©s Ă  rester aussi longtemps qu’ils le souhaitaient. AprĂšs des jours de voyages Ă©puisants, aprĂšs les combats et les derniĂšres Ă©preuves, aprĂšs la rĂ©vĂ©lation dans la fosse commune, ils arrivent enfin dans un endroit qui leur semble paisible et oĂč ils vont pouvoir enfin reprendre des forces.

    Au matin, ils reçoivent la visite d’un personnage qui se prĂ©sente comme le prĂȘtre de la Mapurna. Il est accompagnĂ© de plusieurs gardes. Sa tenue, richement dĂ©corĂ©e, et l’intĂ©rĂȘt des badauds qui regardent la scĂšne avec curiositĂ©, traduisent l’importance de ce personnage dans la sociĂ©tĂ© GolĂšme. Ils le font entrer et s’installent dans la piĂšce de vie Ă  la faible lumiĂšre. Il prend la parole :

    Notre nouvelle autoritĂ© m’a informĂ© que vous souhaitiez faire parvenir un message Ă  notre DĂ©esse, que j’ai l’honneur de reprĂ©senter. Je suis Gaxzer, le Grand SecrĂ©taire. Comme vous le savez, sa puretĂ© est prĂ©servĂ©e de tous pour maintenir intacte sa divinitĂ©. Par exception, il est parfois possible, en effet, de communiquer quelques informations, tant que cela ne vient pas troubler sa mĂ©ditation qui nous assure le bonheur de tous. Et moi seul ai les accrĂ©ditations pour entrer en contact avec elle. Dans le cas prĂ©sent, je dois dire que je suis surpris de votre requĂȘte. Surtout venant d’étrangers dont les intentions sont
comment dire
imprĂ©cises. Vous ĂȘtes des guerriers, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui vous amĂšne donc par ici ? D’oĂč venez-vous ?Oui, Grand SecrĂ©taire, rĂ©pond Randt, nous sommes des mages et des guerriers. Nous venons du pays de Palomeni, qui est trĂšs loin d’ici. Nous savons Ă  quel point votre dĂ©esse est sacrĂ©e, mais elle est la seule Ă  pouvoir nous aider. La rĂ©putation de sa sagesse a traversĂ© les mondes. Nous avons accompli ce grand voyage dans un seul dessein : dĂ©couvrir comment lutter contre la sĂ©cheresse de notre ocĂ©an, qui, jour aprĂšs jour, se vide et transforme les champs en dĂ©sert. Votre pays Ă©tait un dĂ©sert. Vous en avez fait une contrĂ©e fertile. C’est en dĂ©sespoir de cause que nous avons accompli ce voyage. Nous ne souhaitons pas importuner votre DĂ©esse mais serions trĂšs reconnaissants qu’elle nous accorde un peu de son temps.Je ne connais pas de
Palomeni, ce doit ĂȘtre vraiment trĂšs loin
Bien, nous ne vous laisserons pas dans cette difficultĂ© sans vous aider autant que nous le pourrons. Je vous ferai connaĂźtre sa rĂ©ponse, le cas Ă©chĂ©ant.

    Puis il prend congé rapidement, comme pressé par un autre rendez-vous plus important.

    Le soir est maintenant tombĂ©. Randt est attablĂ© et Ă©crit dans un carnet le rĂ©cit des jours rĂ©cents, tandis qu’Axelle prĂ©pare ses armes. Tout est immobile, sauf les ombres qui s’agitent au grĂ© des mouvements de flammes dans la cheminĂ©e. Le crĂ©pitement du feu s’amplifie et la lumiĂšre commence Ă  devenir plus forte. L’homme lĂšve la tĂȘte lentement puis place son carnet dans sa poche. La fille range ses armes sur son dos et se dresse Ă©galement. Soudain, une explosion Ă©clate Ă  la porte, projetant les deux voyageurs contre le mur.

    Une dizaine de soldats, l’arme Ă  la main, entrent dans la piĂšce et se prĂ©cipitent sur la fille devant eux. Elle esquive les coups et parvient Ă  se rĂ©fugier dans une piĂšce au fond. L’un des gardes clame « Il est oĂč ? ». Randt apparaĂźt devant eux et ordonne calmement « Abaissez vos armes et tout se passera bien ».

    Sans attendre la fin de sa phrase, le plus hardi tente de le frapper avec une lance de mĂ©tal mais il ne l’atteint pas. Le vieil homme s’est Ă©cartĂ© trop rapidement et prend le temps de leur dire « Pauvres fous ! ». A leurs pieds, trois tĂȘtes roulent sur le sol. « Messieurs, il faut toujours obĂ©ir Ă  un puissant mage », dit Axelle, qui vient de faire usage de sa lame sur des soldats lancĂ©s Ă  sa poursuite. Le mage lĂšve un bras et les gardes face Ă  lui perdent soudain la vue, victime d’un puissant sortilĂšge. Pris de panique, ils donnent des coups de lance devant eux au hasard, s’étripent mutuellement avant de s’écrouler de douleur.

    Un garde essaie de s’enfuir. La fille poursuit le fugitif et lui assĂšne un coup fatal sur le crĂąne. Il s’écroule aussitĂŽt. Les deux gardes survivants lĂąchent leurs armes et font face au mage.

    A quelques lieues de lĂ , le temple de la dĂ©esse est un bĂątiment rectangulaire Ă  l’architecture sobre et solide. Il est entourĂ© d’un haut mur protecteur et d’un halo magique impĂ©nĂ©trable, gardĂ© par une armĂ©e d’élite. Plusieurs bĂątiments autour hĂ©bergent l’armĂ©e, les prĂȘtres et l’intendance.

    Deux gardent arrivent en courant et s’adressent à l’officier devant le portail.

    Nous revenons d’une mission spĂ©ciale, nous devons voir Gaxzer au plus vite.

    Celui-ci sort de son logement avec hĂąte. Il attendait avec anxiĂ©tĂ© le rĂ©sultat de l’expĂ©dition. Le garde lui fait son rapport.

    Les deux étrangers sont morts, mais les pertes ont été importantes, nous sommes les seuls survivants.

    Le secrĂ©taire fait un pas en arriĂšre, pris de panique, et commande aussitĂŽt Ă  l’officier.

    Tuez-les, tout de suite !Mais ! Tente de contester l’un d’entre eux, effrayĂ© par l’ordre donnĂ©.

    Les autres gardes saisissent leurs armes et tirent sur eux. Ils sont criblĂ©s de balles et s’effondrent. Surpris de l’absence de rĂ©action, Gaxzer reste un moment interloquĂ©, ne sachant comment rĂ©agir, alors que les gardes attendent une explication. Il prend le temps de la rĂ©flexion, scrute autour de la maison, observe le halo protecteur et, considĂ©rant que le danger est Ă©cartĂ©, reprend avec confiance.

    DĂ©barrassez-moi d’eux et informez-moi de tout mouvement suspect. V...
  • Les deux voyageurs se tiennent debout face Ă  la fosse commune dans laquelle ils avaient Ă©tĂ© jetĂ©s. Ils regardent les membres dĂ©charnĂ©s des cadavres qui formaient leur lit quelques minutes auparavant. L’odeur de la mort rampe encore sur leurs vĂȘtements. Ils reviennent d’un voyage dont personne n’est jamais revenu. Ils sont changĂ©s, mĂ©tamorphosĂ©s. Ils dĂ©tiennent Ă  prĂ©sent une force qui dĂ©passe l’entendement, une clĂ© qui leur ouvre des portes inconnues.

    Par leur volontĂ© commune, les voyageurs qui traversaient jusqu’à montagnes et ocĂ©ans ont la facultĂ© de franchir des paysages que rien ne saurait dĂ©crire. Ils se regardent fixement. Pour la premiĂšre fois depuis longtemps, l’homme au visage long, blessĂ© par le temps, aux yeux froids et perçants, esquisse un sourire de contentement. La fille au visage dur et inaltĂ©rable lui rend sa joie dans un regard d’acier.

    Elle tient fermement sa lance, arme dĂ©suĂšte dont les soldats n’ont pas voulu. Elle pose sa main sur son Ă©paule. Il fait de mĂȘme et, dans un Ă©clair, les voyageurs disparaissent, laissant le cimetiĂšre Ă  son silence persistant.

    Ils rĂ©apparaissent dans un paysage dĂ©sertique, sous un soleil de plomb. La lumiĂšre vive et soudaine les aveugle. Il inspecte les environs. Des montagnes rocheuses, un sol de sable et de poussiĂšre orange, oĂč rien ne semble pouvoir pousser. Un vent faible mais constant amĂšne Ă  leurs oreilles des sons d’abord difficiles Ă  distinguer, puis de plus en plus clairs. Il s’agit des cris d’une foule. Ils marchent en direction des voix, et, du haut du rocher oĂč ils se cachent, ils dĂ©couvrent en contrebas une foule de crĂ©atures regroupĂ©es autour d’une arĂšne oĂč deux d’entre eux se battent violemment.

    Les GolÚmes, les créatures qui peuplent cette planÚte. Gigantesques, puissants, qui portent la bravoure en religion. Ainsi, ils existent vraiment !

    Personne, depuis des siĂšcles, n’avait pu traverser ce portail. Ils sont plus que des voyageurs, mais des explorateurs, dotĂ©s de pouvoirs exceptionnels. Ils se doivent de rester lucides sur leur objectif et leur situation. Ils n’appartiennent pas Ă  ce monde, ils viennent le dĂ©rober.

    Tout ce que nous savons d’eux c’est leur sens de l’honneur, leur force et leur façon de faire la guerre. Mais nous sommes certainement loin de tout connaĂźtre. Les rares parchemins que nous avons parcourus n’en Ă©voquaient que quelques traits.

    Ils sortent de leur cachette et se dirigent vers eux. Une crĂ©ature les aperçoit et prĂ©vient la masse de guerriers excitĂ©s par l’affrontement des gladiateurs. Le combat cesse aussitĂŽt. Ils se prĂ©cipitent autour d’eux, produisant par leur mouvement une poussiĂšre dense. Ils ne semblent pas gĂȘnĂ©s par la matiĂšre flottante. Ils leurs grognent dessus quelques mots qui ressemblent Ă  des questions ou des insultes. Il leur suffirait d’un mouvement pour Ă©craser ces humains imprudents, mais leur curiositĂ© l’emporte.

    Randt s’adresse à eux.

    Nous sommes deux étrangers sans intention belliqueuse. En conséquence, celui qui nous tuerait, alors que nous sommes plus faibles que lui, verrait son honneur sali à tout jamais.

    Les GolĂšmes s’agitent devant les mots plein de bon sens de la crĂ©ature inconnue.

    Etrangers, vous ne connaissez rien Ă  notre culture. Ce combat que vous avez gĂȘnĂ© est celui qui oppose deux tribus. Celui qui emporte plus de dix combats de suite deviendra l’autoritĂ© des deux tribus. L’interrompre comme vous l’avez fait est un affront. Vous devez ĂȘtre puni, Ă  moins que vous ne trouviez un moyen de payer. Qu’avez-vous Ă  nous offrir ? lui rĂ©pond Jukall, un autochtone qui semble plus posĂ© que les autres.

    Les voyageurs restent impassibles devant les menaces du monstre. Tardant Ă  rĂ©pondre, Randt reçoit un coup au thorax, qui le met Ă  terre. Axelle se prĂ©pare Ă  user de son sabre pour dĂ©capiter le plus de crĂ©atures qu’elle le pourra. Elle se met en position, prĂȘte Ă  attaquer.

    Le magicien, au sol, lĂšve la main vers elle.

    Attends, c’était juste une pichenette. S’il avait voulu me tuer ce serait dĂ©jĂ  fait.

    Il se relĂšve et prend la parole.

    Vous nous voyez navrés de cette intrusion. Nous avons besoin de votre aide. Pour cela je demande la permission de contribuer à vos combats.

    Les monstres Ă©clatent d’un rire bruyant.

    Bien sûr, ajoute-t-il, je ne suis pas des vÎtres et je ne pourrais pas commander vos tribus si je gagnais. Aussi, un champion parmi vous, que je désignerai, luttera pour nous.

    Jukall lui répond.

    Dans ce cas vous avez une chance de vous en sortir, mais je me demande qui voudra bien vous reprĂ©senter.Mais, c’est vous, car vous pensez ĂȘtre le plus sensĂ© pour diriger, alors que vous n’ĂȘtes pas assez fort.

    Jukall sent la colĂšre grandir en lui. Quelle insulte ! Mais il sait aussi que l’homme dit vrai. Rien ne lui permettrait de gagner, sinon l’intervention d’un Ă©vĂ©nement extĂ©rieur. L’assurance de l’homme lui laisse penser qu’il y a une opportunitĂ© Ă  saisir.

    Soit ! dit Jukall. Cela m’amuse ! Dans ce cas je serai leur champion. Si je perds vous serez massacrĂ©s, selon les termes de notre accord. Mais si je gagne vous aurez satisfaction. Je suis moi-mĂȘme partagĂ© sur l’issue que je prĂ©fĂšre ! dit-il en riant, accompagnĂ© dans son hilaritĂ© par les tribus.

    Ils reviennent alors en direction de l’arĂšne. Le combattant actuel, dans le camp opposĂ©, en Ă©tait dĂ©jĂ  Ă  cinq victoires. Encore cinq et il prenait le pouvoir pour un an. L’arrivĂ©e de ce nouveau combattant, moins fort et moins entraĂźnĂ©, ne l’inquiĂšte pas et il se replace au centre du cirque, attendant de pied ferme le nouvel adversaire. Randt parle en privĂ© Ă  Jukall.

    Votre dĂ©cision Ă©tait pleine de bon sens, vous avez compris que vous aviez un avantage imprĂ©vu. Nous avons donc un intĂ©rĂȘt commun Ă  prĂ©sent. Je vais vous aider Ă  dĂ©cupler vos forces.

    Axelle s’approche du GolĂšme, ferme les yeux et, en un instant, devient transparente. Elle se fond dans la masse imposante de la crĂ©ature oĂč elle disparaĂźt entiĂšrement.

    Cher ami, vous allez vivre l’expĂ©rience de l’expansion. Ce que vous avez de mieux sera dĂ©cuplĂ©. Profitez-en.

    Sa capacitĂ© d’analyse est meilleure. Il se sent beaucoup plus fort et agile. Il perçoit immĂ©diatement que son combattant a un point faible. Sans attendre, il s’approche de lui, esquive un coup prĂ©visible, frappe son genou. Il est Ă  terre. Il pose le pied sur lui, ce qui signifie la fin du combat. Les GolĂšmes respectent trop la vie de leurs congĂ©nĂšres pour s’autoriser Ă  tuer. La soumission est le signe de la victoire.

    Les spectateurs sont abasourdis. Ils croient Ă  un coup de chance. Une tribu concurrente envoie un autre adversaire se mesurer Ă  Jukall, plus rapide, plus fort. Il se jette sur lui et le frappe Ă  plusieurs reprises. Au troisiĂšme coup identique, Jukall lui attrape le poing et appuie fort sur quelques phalanges au point de lui briser la main. Il applique la mĂȘme mĂ©thode au second poing. Le champion s’enfuit avant de recevoir le moindre coup.

    Les combattants se suivent et, les uns aprĂšs les autres, sont mis Ă  terre par Jukall, qui tire une pleine satisfaction de son nouveau pouvoir. Arrive le dernier, une masse de muscles dĂ©passant Jukall d’une tĂȘte. Alors qu’il lĂšve le bras pour l’écraser, il fait un pas de cĂŽtĂ© et frappe son tibia. Le gĂ©ant s’effondre et glisse quelques mĂštres avant de se relever. Il ne voit pas Jukall qui, derriĂšre lui, l’agrippe pour se hisser Ă  son niveau et lui hurle dans l’oreille. Le gĂ©ant porte alors ses mains Ă  ses oreilles pour tenter de calmer la douleur. Jukall le frappe Ă  la tempe pour le faire tomber et grimpe sur son dos. L’autre se retourne et tente de le frapper de nouveau, mais Jukall saute pour Ă©viter la prise et lui assĂšne un fort co...

  • Randt se tient debout, face au vent. PenchĂ© pour lui faire face, il avance difficilement. Ses cheveux tourbillonnent au grĂ© des couleurs changeantes. Ses mĂšches grises se mĂȘlent Ă  l’orange, au vert et au bleu d’un dĂ©cor incertain qui semble fondre sur lui. Ce n’est plus un vent qui s’abat, c’est le monde qui l’entoure qui le presse en sens contraire.

    S’il change de direction, le vent s’oppose encore et toujours Ă  lui. L’espace est infranchissable. Tout mouvement se paye d’un effort immense. Il essaie de bouger sur sa gauche, puis sur sa droite. Un dĂ©ferlement de couleurs et de formes le freine imparablement. Au milieu du souffle assourdissant il croit percevoir une voix qui l’appelle et qui lui demande : « Que fais-tu ? ».

    En effet, il ne s’était pas posĂ© la question de sa prĂ©sence en ce lieu. Comment est-il arrivĂ© et oĂč est-il ? Il lui semble que sa lutte dure depuis des annĂ©es. Il avance pĂ©niblement dans un paysage constant oĂč rien n’est rĂ©el. Il y a longtemps, dans une autre vie, qui Ă©tait-il ? Un homme ? Il regarde ses mains placĂ©es devant lui pour ouvrir un chemin dans la matiĂšre vivante. Que pouvait-il faire de ces mains ? « tes mains ! », lui crie la voix. Que sont mes mains, sinon l’arme pour me protĂ©ger, pour rĂ©sister au vent ? Il ferme les poings comme pour assĂ©ner un coup contre un adversaire invisible et reprend sa marche de plus belle.

    « Frappe ! » lui ordonne la voix. Il s’exĂ©cute, sans y rĂ©flĂ©chir, comme pour mettre Ă  terre un ennemi invisible devant lui, en se projetant de tout son poids. Il retombe lourdement sur le sol. Le vent a disparu, les couleurs ont changĂ©. Il aperçoit devant lui un dĂ©sert sans fin et des milliers de pierres disposĂ©es Ă  Ă©gale distance, comme des lĂ©gumes inertes qu’on aurait rĂ©partis pour mieux les faire pousser. Elles se ressemblent mais elles ont une forme lĂ©gĂšrement diffĂ©rente.

    Il regarde autour de lui mais rien n’apparaĂźt Ă  l’horizon, nulle montagne, colline ou arbre. Au-dessus, en revanche, il distingue un trou dans le ciel. Une sortie ? Sans plus rĂ©flĂ©chir, il soulĂšve une pierre et la place sur celle situĂ©e Ă  sa droite. A sa grande surprise, les deux pierres coĂŻncident et fusionnent au moment oĂč il la pose. Il prend une autre pierre et l’ajoute au bloc constituĂ©, ce qui produit le mĂȘme effet. Pierre aprĂšs pierre, comme dans un puzzle gĂ©ant, il construit. Étage aprĂšs Ă©tage, il bĂątit les escaliers, les voĂ»tes, le plancher. Des jours, des annĂ©es passent dans la construction d’une tour gĂ©ante qui monte jusqu’au ciel. Il ne se repose jamais. Des millions de bloc de pierre s’agglomĂšrent verticalement, en direction de l’issue possible de ce monde infernal. Vient alors le jour oĂč la derniĂšre pierre est placĂ©e au sommet. Rien ne se passe. Il s’interroge. A-t-il bien construit cette tour ? Elle semble finie, solide et stable. La sortie est lĂ , Ă  quelques mĂštres au-dessus de lui, il en est sĂ»r ! A moins que ce ne soit encore un jeu cruel, comme l’était le vent infranchissable, il y a un millĂ©naire de cela.

    [Musique : Tes mains]

    Il se souvient de la voix qu’il entendait alors : « tes mains ! », disait-elle. Au sommet de la tour, il regarde au-dessus de lui. Il saute sur place en cherchant Ă  atteindre le passage entre les nuages. Il ouvre les bras en grand et ferme les yeux. Il tend les bras vers le ciel et se laisse tomber sans rĂ©sistance. il sent alors d’autres mains contre les siennes. Fermes mais plus douces et fines, qui les saisissent. TirĂ© vers le haut, il a le sentiment de s’envoler.

    L’odeur des corps en dĂ©composition le frappe en premier. La nuit l’entoure et les membres mous des morts font comme un matelas profond. Dans le silence du cimetiĂšre il entend la voix d’Axelle : « Alors, on revient de loin ? ».