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  • Religion, superstition et spiritualitĂ©                                                                                     Emission du dimanche 19 mai 2024


    Illustration tirée du film de Tarkovski : Andréi Roublev

                                                    


                                                               L’instant philo    


    Religion, superstition et spiritualitĂ©                                     Emission du dimanche 19 mai 2024


    Quand on parle de religion, on a tendance Ă  partir de ses propres croyances et pratiques et de les Ă©riger en modĂšle. Ainsi, dĂ©finit-on souvent en Occident, la religion comme la croyance en un Dieu. On oublie alors que le monothĂ©isme ne constitue qu’une des multiples manifestations du religieux. Le polythĂ©isme, par exemple, n’est pas une croyance tombĂ©e en dĂ©suĂ©tude qui serait typique de l’antiquitĂ© grecque et romaine. L’hindouisme de nos jours est, en effet, fort de plus d’un milliards d’adeptes. Le mĂȘme prĂ©jugĂ© nous laisse dĂ©concertĂ©s face aux religions oĂč la notion de divinitĂ© est largement absente, Ă  l’instar du bouddhisme ou de l’animisme. La perspective qu’on adopte souvent dans notre apprĂ©hension du religieux conduit Ă  repousser les cultes diffĂ©rents du nĂŽtre, soit du cĂŽtĂ© de la superstition, de l’hĂ©rĂ©sie ou de la naĂŻvetĂ© supposĂ©e des anciens ou d’autres peuples, soit – et c’est plus positif - du cĂŽtĂ©, de la spiritualitĂ© comme c’est le cas pour le bouddhisme, le confucianisme ou le taoĂŻsme. Notre jugement est faussĂ©. Ensuite, une fois ce premier obstacle repĂ©rĂ©, un autre se prĂ©sente, peut-ĂȘtre encore plus redoutable. Car il n’est vraiment pas facile de trouver un dĂ©nominateur commun Ă  toutes les pratiques religieuses dĂ©jĂ  nommĂ©es, surtout si on ajoute le totĂ©misme, l’énigmatique religion Ă©gyptienne, le chamanisme, les rites sacrificielles des AztĂšques, le shintoĂŻsme – et la liste n’est pas exhaustive. Peut-on vraiment trouver une dĂ©finition de la religion qui puisse s’appliquer Ă  toutes ces diffĂ©rentes croyances ? Et si c’est le cas, doit-on les considĂ©rer toutes Ă  Ă©galitĂ© ? Ou bien faut-il introduire des distinctions, voire une hiĂ©rarchie entre elles ?


    I. Des définitions peu satisfaisantes de la religion


    A. L’impasse de l’étymologie  


    Le terme « religion Â» viendrait  du verbe latin religare qui signifierait d’aprĂšs Lactance, un thĂ©ologien chrĂ©tien soucieux de prosĂ©lytisme, « relier Â», « rassembler Â». Rassembler quoi ? Les hommes entre eux, pour les uns. Les hommes Ă  Dieu pour d’autres. Parfois les deux. Toutefois, d’aprĂšs le Gaffiot, dictionnaire de rĂ©fĂ©rence pour le latin, cette Ă©tymologie n’est pas fiable. Certains vont alors rapprocher religio du latin relegere â€“ reprendre avec soin, traiter avec scrupule ou encore– ce qui vaut seulement pour les religions du livre - relire avec grande attention. Saint Augustin commente Ă  plusieurs reprises ces deux Ă©tymologies[i], sans trancher car il ne porte pas une si grande attention Ă  ces considĂ©rations. A raison car cette piste semble ne mener que lĂ  oĂč on veut aller et elle ne permet pas de dĂ©gager une dĂ©finition satisfaisante et globale du fait religieux.


     


     


    B. La religion et le sacrĂ©   


    PrĂ©senter la religion comme une expĂ©rience du sacrĂ© Ă  la maniĂšre de MircĂ©a Eliade, est peut-ĂȘtre plus Ă©clairant ? Le sacrĂ©, rĂ©alitĂ© absolue et transcendante, censĂ©e ĂȘtre source de tout, est objet d’un respect qui commande habituellement attitude humble et silencieuse. Par opposition, le profane est tout ce qui est Ă  notre modeste mesure et n’exige pas un comportement spĂ©cifique. Le sacrĂ©, parce qu’il nous Ă©chappe par dĂ©finition et est mystĂ©rieux, est une notion problĂ©matique. MircĂ©a Eliade estime en plus que les ĂȘtres profanes peuvent ĂȘtre le lieu d’une manifestation du sacrĂ©. En  brouillant ainsi la frontiĂšre entre sacrĂ© et profane, il ne facilite pas la tĂąche. Si on ajoute Ă  cela que sacrifice signifie « rendre sacrĂ© Â», qu’est jugĂ© ainsi « sacrĂ© Â» ce pour quoi on est capable de sacrifier sa vie comme la rĂ©volution, la patrie, l’honneur ou encore un idĂ©al, on voit que le sacrĂ©, comme le rappelle RenĂ© Girard[ii], est souvent associĂ© Ă  la violence et n’est pas toujours liĂ© directement au religieux. RenĂ© Girard distingue d’ailleurs les religions sacrificielles de celles qui ne le sont pas. Ces considĂ©rations nous amĂšnent Ă  conclure que le sacrĂ© n’est pas un bon critĂšre pour dĂ©finir la religion en gĂ©nĂ©ral.                                         


    II. Une dĂ©finition descriptive et suffisamment gĂ©nĂ©rale ?


    A.     La formulation  


    Peut-ĂȘtre qu’une dĂ©finition descriptive de la religion a plus de chance d’ĂȘtre satisfaisante ? Examinons celle que l’historien Yuval Noah Harari[iii] a proposĂ©e dans Sapiens,  un livre qui date d’une dizaine d’annĂ©es: « la religion – Ă©crit-il -est un systĂšme de normes et de valeurs humaines fondĂ© sur la croyance en un ordre surhumain. Â» 


         B. Commentaires


    Surhumain mais pas surnaturel. PrĂ©cision importante car un ordre surnaturel, souvent associĂ© aux notions de divin ou de sacrĂ© est, par dĂ©finition, inconnaissable. Sans compter qu’on est trĂšs embarrassĂ© quand on veut expliquer comment le surnaturel peut avoir un effet sur Terre. Parler d’un ordre surhumain, par contre, est rationnel. Les lois de la nature en physique ou encore les rĂšgles du raisonnement en sciences formelles s’imposent Ă  nous et constituent deux ordres surhumains. Toutefois, les scientifiques ne dĂ©duisent pas de ces ordres un ensemble des normes comportementales et morales. Ensuite, des systĂšmes de normes comme les rĂšgles du jeu dans le football ou les Ă©checs n’ont pas besoin de la foi en un ordre surnaturel. Le droit, les lois et les constitutions politiques dĂ©coulent aussi de dĂ©cisions humaines. Harari remarque «  comme nous l’ont prouvĂ© les tout derniers siĂšcles, nous n’avons aucun besoin d’invoquer le nom de Dieu pour mener une vie morale. La laĂŻcitĂ© peut nous offrir toutes les valeurs dont nous avons besoin.»[iv].                                                         


    La spĂ©cificitĂ© de la religion est donc de tirer d’un ordre surhumain prĂ©sentĂ© dans un rĂ©cit, tout un systĂšme de rituels, interdits, cultes spĂ©cifiques et critĂšres Ă©thiques qui valent pour l’ensemble des croyants.


    C. La confusion de deux ordres et l’aspect politique de la religion.   


    Une remarque du philosophe et Ă©conomiste Friedrich Hayek va permettre de distinguer « ordre humain Â» et ordre surhumain et de dĂ©gager la dimension religieuse de certaines doctrines politiques. Hayek[v] distingue en effet les organisations, productions humaines dont l’origine et la responsabilitĂ© humaine est clairement identifiable Ă  l’exemple d’un dĂ©filĂ© militaire, des ordres qui sont productions collectives oĂč l’enchevĂȘtrement des actions d’une multiplicitĂ© de personnes diffĂ©rentes nous rend incapable de savoir qui en a dĂ©cidĂ© : c’est tout le monde et personne. Parmi les exemples de ces ordres spontanĂ©s et involontaires que les collectivitĂ©s humaines produisent, il y a les langues dont l’évolution et la formation ne peuvent ĂȘtre rapportĂ©es Ă  des personnes prĂ©cises mais aussi la marche imprĂ©visible de l’histoire ou encore, pour beaucoup de penseurs libĂ©raux dont Hayek fait partie, le marchĂ©. Il y a ainsi des ordres humains qui nous dĂ©passent et que nous pouvons d’une certaine maniĂšre sacraliser et confondre avec un ordre surhumain. C’est le cas de ceux qui font de la croyance dans le marchĂ©, censĂ© apporter abondance et richesse Ă  tous, un acte de foi dont dĂ©coulent certaines politiques et normes Ă  respecter par les instances internationales, les Ă©tats et les citoyens. Pour Harari, certaines versions du communisme qui partent de la croyance en des lois de l’histoire censĂ© aboutir nĂ©cessairement Ă  plus d’égalitĂ© et en dĂ©duisent un ensemble de normes de comportement politique et individuel, sont Ă©galement des religions.   


    PrĂ©senter la religion comme Â« un systĂšme de normes et de valeurs humaines fondĂ© sur la croyance en un ordre surhumain. Â» semble donc bien rendre compte de l’ensemble des croyances. Cela Ă©claire mĂȘme certains aspects religieux du politique qui se manifestent quand on confond ordre humain spontanĂ© et collectif et ordre surhumain.


      III. Religion et spiritualitĂ©                                                                                           


    A.     La religion : un marchĂ© ou une aventure spirituelle ?


    Cette dĂ©finition gĂ©nĂ©rale n’empĂȘche pas toutefois de poser des distinctions entre les religions. Certaines relĂšvent, pour Harari, d’une sorte de marchĂ© ou de contrat passĂ© entre le croyant et l’institution Ă  laquelle il adhĂšre : « obĂ©issez et appliquez les lois et vous obtiendrez le salut Â». D’autres pratiques religieuses, selon lui, peuvent ĂȘtre placĂ©es du cĂŽtĂ© d’une aventure spirituelle oĂč l’on s’interroge sans tabous, ni dogmatisme sur le sens de la vie et sur les valeurs qui doivent nous guider. Il Ă©crit ainsi : « Nombre de systĂšmes religieux ont Ă©tĂ© dĂ©fiĂ©s non pas par des profanes avides de nourriture, de sexe et de pouvoir, mais par des personnes en quĂȘte de vĂ©ritĂ© Â». Dans les exemples qu’il fournit, il y a « la rĂ©volte protestante contre l’autoritĂ© de l’Église catholique Â» qui « a Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ©e par un moine pieux et ascĂ©tique, Martin Luther. Ce dernier rĂ©clamait des rĂ©ponses aux questions existentielles de la vie et refusait de s’en tenir aux rites, rituels et marchĂ©s qu’offrait l’Église. [vi]» On se souvient Ă  cet Ă©gard que Luther Ă©tait scandalisĂ© par la vente d’indulgences par L’Eglise qui Ă©taient censĂ©es permettre aux riches d’écourter leur sĂ©jour au purgatoire et d’accĂ©der plus vite au paradis.


    B.     Religion statique et religion dynamique         


    Alors, retrouve-t-on les tensions signalĂ©es au dĂ©but, qui conduisait pour dĂ©finir la religion Ă  lui faire une place spĂ©cifique en la distinguant de la superstition et de la spiritualitĂ© ? Pas vraiment car Harari estime avec l’exemple de Luther que la spiritualitĂ© peut revitaliser de l’intĂ©rieur une religion trop centrĂ©e sur des visĂ©es utilitaires. L’inspiration d’une thĂšse d’Henri Bergson[vii] se fait sans doute sentir. Pour Bergson, le fait religieux en effet oscille entre deux pĂŽles. Un pĂŽle statique, soucieux de la satisfaction des intĂ©rĂȘts concrets avec notamment des pratiques magiques, parfois sacrificielles et politiques - et un pĂŽle dynamique et crĂ©atif qui renvoie Ă  des interrogations fondamentales et Ă  une quĂȘte spirituelle que Bergson associe au mysticisme.


    C.     Deux tendances coexistent dans le fait religieux.


    La religion semble donc ĂȘtre une rĂ©alitĂ© dans laquelle deux tendances bien diffĂ©rentes peuvent coexister. En proposant cette distinction non exclusive entre religion et spiritualitĂ© et en dĂ©fendant, on s’en souvient, la possibilitĂ© d’une haute moralitĂ© des incroyants, Harari arrive Ă  contourner, grĂące Ă  une position qu’on pourrait qualifier sans doute de laĂŻque, un des obstacles que l’on rencontre souvent quand on cherche Ă  dĂ©finir la religion, Ă  savoir qu’il faudrait prendre sans nuance position pour ou contre. Au fond, il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire Ă  la religion. Il ne s’agit pas de la louer, ni de la condamner – du moins tant qu’elle ne cherche pas Ă  imposer ses normes et ses valeurs avec violence. Mais il faut plutĂŽt tĂącher de comprendre cette rĂ©alitĂ© humaine importante et multiforme. Telle est, je crois, sur ce sujet, la position la plus authentiquement spirituelle.


    Virgules musicales tirĂ©es de la chanson de Murray Head : « Say it ain’t so, Joe Â»   





    [i] Par exemple dans La cité de Dieu, X,3 ( de 410 à 426)

    [ii] La violence et le sacré, 1972.

    [iii] Sapiens, une brĂšve histoire de l’humanitĂ©, chap. 12, La loi de la religion. 2011

    [iv] 21 leçons pour le XXIe siÚcle, 2018

    [v] Droit, législation et liberté. T.I. RÚgles et ordre, 1973

    [vi] Idem

    [vii] Les deux sources de la morale et de la religion, 1932

  • De quoi l’éco-anxiĂ©tĂ© est-elle le nom ? 


    Illustration : un dessin de JĂ©rome Sirou que nous remercions chaleureusement. 


    « L’instant philo Â»                                                                             Emission du dimanche 24 mars 2024


                                  De quoi l’éco-anxiĂ©tĂ© est-elle le nom ?


    Une Ă©tude publiĂ©e en 2021, par The lancet, une revue mĂ©dicale hebdomadaire britannique, indique que 59% des 10 000 jeunes de 16 Ă  25 ans issus de dix pays bien diffĂ©rents se disent trĂšs ou extrĂȘmement prĂ©occupĂ©s par le changement climatique. En France, la mĂȘme annĂ©e le baromĂštre Ademe indique que deux tiers des français estiment que les conditions de vie vont devenir extrĂȘmement pĂ©nibles Ă  cause des dĂ©rĂšglements climatiques[i]. Ces  indications statistiques tĂ©moignent d’une vraie inquiĂ©tude chez nos contemporains face Ă  la question Ă©cologique. Le terme «’éco-anxiĂ©tĂ© » est prĂ©sentĂ© justement comme ce qui permet de dĂ©signer cet ensemble tout Ă  fait inĂ©dit de sentiments et d’affects liĂ©s aux inquiĂ©tudes engendrĂ©es par la prise de conscience des graves menaces qui pĂšsent dorĂ©navant sur notre planĂšte. Ce nĂ©ologisme vient de l’anglais – « eco-anxiety Â» qui a Ă©tĂ© recensĂ© dĂšs 1990 dans le Washington post.[ii] L’expression « Ă©co-anxiĂ©tĂ© Â» ne devient vraiment trĂšs prĂ©sente dans les mĂ©dias en France qu’à partir de 2019 et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a connu dĂšs lors un vrai succĂšs.


    Cette dĂ©signation soulĂšve toutefois bien des interrogations. Se prĂ©occuper des fortes perturbations qui affectent notre planĂšte ne signifie pas automatiquement ĂȘtre Ă©co-anxieux. Pourquoi mettre en avant la seule anxiĂ©tĂ© ? D’autres affects, vecteurs de rĂ©actions comportementales plus constructives, peuvent ĂȘtre prĂ©sents dans la conscience de la situation actuelle, Ă  l’instar de l’indignation ou du dĂ©sir de s’engager. Avons-nous affaire, comme le soulignent bien des analyses, Ă  une appellation qui tend finalement Ă  rĂ©duire la question de l’urgence Ă©cologique Ă  la psychologie, voire Ă  un problĂšme de santĂ© mentale ? Parler d’éco-anxiĂ©tĂ©, ne serait-ce pas ainsi chercher Ă  dĂ©politiser la question Ă©cologique en dĂ©tournant l’attention des responsabilitĂ©s qu’on peut Ă©tablir dans la production de ces dĂ©sastres ainsi que dans l’inaction qui aggrave les difficultĂ©s? Ou bien s’agit-il lĂ  d’une expression certes maladroite, qui tĂąche de rendre compte d’une importante Ă©preuve existentielle qui serait le passage obligĂ© pour devenir lucide face aux dĂ©fis inĂ©dits et impressionnants de notre Ă©poque ? L’éco-anxiĂ©tĂ© ne serait-elle pas alors une Ă©tape Ă  franchir pour pouvoir ensuite inventer des rĂ©ponses politiques adaptĂ©es Ă  la crise mondiale Ă  laquelle nous avons affaire? Dans cette perspective, sera-t-elle un obstacle Ă  contourner ou bien un tremplin pour aller plus loin ? En tout cas, la question se pose : de quoi l’éco-anxiĂ©tĂ© est-elle le nom ?


    I.             Analyse critique de la notion d’éco-anxiĂ©tĂ©


     


    A.    Trois facteurs Ă  prendre en considĂ©ration pour analyser l’éco-anxiĂ©tĂ©


    Le mot composĂ© « Ă©co-anxiĂ©tĂ© Â» met en avant d’abord un Ă©tat affectif et subjectif – l’anxiĂ©tĂ© - qui relĂšve de l’analyse des Ă©motions, de la psychologie morale, voire de la psychiatrie. C’est ainsi qu’en 2017, l'American Psychology Association a dĂ©fini l’éco-anxiĂ©tĂ© comme “la peur chronique d'un dĂ©sastre environnemental en cours ou futur”. L’éco-anxiĂ©tĂ© prĂ©sente Ă©galement un versant externe, objectif et trĂšs concret avec son prĂ©fixe « Ă©co Â» - du grec oikos dĂ©signant la maison ou le foyer -  l’anxiĂ©tĂ© vient du fait que notre maison commune – la Terre – est gravement menacĂ©e par le changement climatique, les effets mortifĂšres de la  pollution sur les Ă©cosystĂšmes et la disparition de nombre d’espĂšces animales et vĂ©gĂ©tales. Au dĂ©but du siĂšcle (2003) Glen Albrecht, un philosophe australien a inventĂ© un nouveau terme « la solastalgie Â». La nostalgie dĂ©signe la tristesse poignante d’avoir perdu son pays ou bien une rĂ©alitĂ© qui nous est chĂšre, la solastalgie dĂ©signe la souffrance de voir son cadre de vie quotidienne disparaĂźtre peu Ă  peu sans pourtant l’avoir quittĂ©. On constate avec angoisse que, d’une certaine façon, notre « oĂŻkos Â», notre foyer n’en est plus : ce n’est plus un havre de paix, ni un refuge car il perd ce caractĂšre protecteur qu’on lui confĂšre habituellement. Nous avons ainsi un peu le sentiment de nous retrouver SDF dans notre propre habitation.  D’oĂč quand on gĂ©nĂ©ralise cette expĂ©rience, l’idĂ©e effrayante que notre civilisation actuelle s’effondre avec pertes et fracas, voire, in fine, que la survie de notre espĂšce soit compromise. Cette sourde angoisse enveloppe Ă©videmment les dĂ©cisions et activitĂ©s qui l’ont engendrĂ© et qui, malheureusement, continuent Ă  sĂ©vir. La responsabilitĂ© humaine en cette affaire est massive et  accablante. La conjoncture actuelle trĂšs inquiĂ©tante, ses causes et les affects qu’elle produit quand on en prend conscience sont les trois facteurs qu’il faut garder Ă  l’esprit pour se demander de quoi l’éco-anxiĂ©tĂ© est le nom.


    B.    L’anxiĂ©tĂ© n’est pas la seule rĂ©action affective face aux dĂ©fis Ă©cologiques


     


    1)    Pourquoi l’anxiĂ©tĂ© ?  L’inventaire des Ă©motions liĂ©es au climat.


    En effet, quand on maintient cette vision globale, on peut ĂȘtre Ă©tonnĂ© que la perception des dĂ©fis Ă©cologiques soit surtout associĂ© dans les mĂ©dias mainstream Ă  l’anxiĂ©tĂ© – c’est-Ă -dire Ă  un sentiment nĂ©gatif qui, soulignons-le, relĂšve trĂšs souvent d’un traitement psychothĂ©rapique. Pourtant l’éco-anxiĂ©tĂ© n’est pas reconnue officiellement comme une pathologie - et c’est heureux tant il semble tout de mĂȘme sain et normal face aux catastrophes dĂ©jĂ  en cours, de ressentir de l’effroi. Mais pourquoi parler principalement de l’anxiĂ©tĂ© ? On aurait pu mettre en avant d’autres ressentis. Un outil Ă©laborĂ© pour Ă©tudier et objectiver les Ă©motions liĂ©es au rĂ©chauffement climatique : l’inventaire des Ă©motions liĂ©es au climat (Inventory of climate emotion (ICE)) en apporte la confirmation. Cet inventaire propose un instrument d’auto-Ă©valuation qui comprend pour les Ă©motions Ă  recenser les entrĂ©es suivantes : la colĂšre, le dĂ©dain ou mĂ©pris, l’enthousiasme, l’impuissance, la culpabilitĂ©, l’isolement, l’anxiĂ©tĂ© et le chagrin. [iii]


    2)    Commentaires


    On remarque que la palette des rĂ©actions Ă©motionnelles au changement climatique proposĂ©e ici est riche. La notion d’éco-anxiĂ©tĂ© parait, par contraste, rĂ©ductrice et appauvrissante puisque ce n’est qu’un affect parmi d’autres. Examinons rapidement les Ă©motions listĂ©es dans cet inventaire. DĂ©dain ou mĂ©pris sont des modalitĂ©s du dĂ©ni qu’un changement climatique global dĂ» aux activitĂ©s humaines peut engendrer Ă  cause de son aspect totalement inĂ©dit et stupĂ©fiant. L’enthousiasme quant Ă  lui montre que l’ampleur du phĂ©nomĂšne et de ses consĂ©quences n’est pas toujours comprise : certains voient surtout qu’ils pourront aller plus souvent se faire bronzer et bĂ©nĂ©ficier d’un climat plus chaud tout au long de l’annĂ©e. Politique de l’autruche ? On peut le penser. L’inventaire montre qu’on peut aussi Ă©prouver un sentiment d’impuissance et d’isolement : les individus peuvent ĂȘtre Ă©videmment accablĂ©s par une situation qui semble aussi terrifiante que fatale. Et quand on constate que le milieu de vie qu’on a connu dans son enfance avec les animaux, les insectes et une nature florissante est en train de disparaĂźtre, un profond chagrin qui ressortit d’un deuil Ă  faire d’un paradis perdu peut nous Ă©treindre. On retrouve ce que Glen Albrecht nomme la solastalgie. On comprend alors que l’anxiĂ©tĂ© et l’angoisse – deux termes Ă  la mĂȘme Ă©tymologie -peuvent commencer aussi Ă  nous hanter sournoisement. Enfin, des sentiments moraux peuvent se faire jour car il y a des responsabilitĂ©s Ă  Ă©tablir et des causes Ă  dĂ©gager dans cet Ă©tat de fait trĂšs dĂ©gradĂ©. D’oĂč la culpabilitĂ© au sujet du consumĂ©risme tous azimuts qui a Ă©tĂ© le fait de toute une gĂ©nĂ©ration Ă  laquelle on appartient parfois. Dans ces rĂ©actions d’indignation, on trouve aussi colĂšre face aux divers responsables du dĂ©sastre et d’une coupable inaction climatique.


    II.           La rĂ©volte et la colĂšre  


     


    A.    Eco-anxiĂ©tĂ© ou Ă©co-terrorisme ?


    Pourquoi, en effet, la colĂšre, la rĂ©volte ou le dĂ©sir de rĂ©agir ne sont pas davantage mis en avant dans les mĂ©dias ? S’agirait-il de dĂ©tourner l’attention de sentiments qui poussent Ă  l’action et Ă  l’activitĂ© plus militante et de tenter de cantonner la prise de conscience des menaces actuelles Ă  une subjectivitĂ© plus passive, plus isolĂ©e et pitoyablement souffreteuse ? Les Ă©tats d’ñme des Ă©cologistes, selon certaines analyses caricaturales malheureusement pas si rares, oscilleraient entre d’un cĂŽtĂ© une lamentation dĂ©solĂ©e qui peut se dĂ©rouler en boucle qu’on peut ĂȘtre amenĂ© Ă  placer du cĂŽtĂ© de la psychiatrie –l’éco-anxiĂ©tĂ© - et de l’autre, une colĂšre irrationnelle que d’aucuns dĂ©signent sous l’appellation douteuse d’éco-terrorisme. Dans les deux cas, on note la prĂ©sence d’un vocabulaire volontairement dĂ©nigrant que l’on trouve aussi chez ceux qui parlent d’ Â« Ă©cologie punitive Â» comme si le productivisme actuel n’était pas, lui aussi, « punitif Â». Les quelques millions de morts dans le monde Ă  cause de la pollution et les rĂ©fugiĂ©s climatiques qui finissent tragiquement noyĂ©s dans la mĂ©diterranĂ©e montrent qu’Il est mĂȘme mortifĂšre et violent.


    B.    Etre Ă©co-furieux selon FrĂ©dĂ©ric Lordon


    C’est pourquoi FrĂ©dĂ©ric Lordon refuse de se dire Ă©co-anxieux et revendique le statut d’éco-furieux ![iv] Car l’éco-anxiĂ©tĂ© propose une prĂ©sentation psychologisante dans les mĂ©dias de la prise de conscience Ă©cologique. Pour FrĂ©dĂ©ric Lordon, c’est lĂ  une stratĂ©gie nĂ©o-libĂ©rale de dĂ©politisation de la question qu’on dĂ©connecte implicitement de la situation catastrophique et de toute explication causale pour privilĂ©gier les Ă©tats d’ñme des individus. Etre Ă©co-furieux consiste dĂšs lors Ă  envisager les dĂ©fis Ă©cologiques de façon politique en mettant en avant des actions collectives pour se rĂ©volter contre une situation qu’il est possible de faire Ă©voluer de façon Ă©coresponsable et mobiliser les citoyens, de plus en plus conscients des problĂšmes, dans des dispositifs alternatifs Ă  une maniĂšre de vivre et d’administrer les choses et les hommes qui nous conduit directement dans le mur. Un collectif comme Extinction-rĂ©bellion illustre assez bien l’attitude des Ă©co-furieux dont Lordon fait l’éloge.  Une chose est claire : ce n’est pas l’anxiĂ©tĂ© qu’il faut soigner mais les problĂšmes Ă©cologiques qu’il faut attaquer, en dĂ©nonçant ceux qui entravent toutes les solutions qui peuvent ĂȘtre de vrais remĂšdes Ă  la situation. On peut comprendre ainsi la colĂšre Ă  l’encontre de ces dĂ©cideurs - Etats, industries et compagnies - qui ont polluĂ© sans vergogne, extrait des ressources en dĂ©gradant gravement l’environnement et qui ne s’arrĂȘtent toujours d’ailleurs pas de le faire.


    III.          L’éco-anxiĂ©tĂ© : une Ă©tape nĂ©cessaire pour une prise de conscience Ă©cologique ?


     


    A.    Un sens large du mot « Ă©co-anxiĂ©tĂ©.


    Ces critiques sont importantes mais elles n’épuisent pas, je pense, le sujet. Il semble donc opportun de se demander ce que peut encore nous apprendre l’analyse de cette notion d’éco-anxiĂ©tĂ©. N’est-elle pas, en effet, le nom finalement d’une rĂ©alitĂ© au spectre plus large que ce qu’elle annonce – Ă  savoir un affect complexe et perturbateur qui mĂ©lange notamment de l’anxiĂ©tĂ© mais aussi du chagrin, de la mauvaise conscience, et de la colĂšre. DĂ©finie ainsi on comprend qu’elle soit devenue un Ă©tat d’esprit qui se propage Ă  toute l’humanitĂ© confrontĂ©e aux mĂȘmes difficultĂ©s. Ce n’est plus tant un  problĂšme psychologique individuel qu’une rĂ©alitĂ© sociale et mĂȘme mondiale. C’est pourquoi qu’elle peut prĂ©senter l’intĂ©rĂȘt de rĂ©veiller les subjectivitĂ©s qui sont dans la dĂ©sinvolture consumĂ©riste et hĂ©doniste. Le rappeur Orelsan dĂ©crit trĂšs bien cet effet de l’éco-anxiĂ©tĂ© prise dans un sens plus large.


    L’expression d’éco-anxiĂ©tĂ© montre aussi que face aux graves problĂšmes Ă©cologiques, le climato-scepticisme dĂ©complexĂ© devient impossible.Car elle est le signe d’une comprĂ©hension, mĂȘme faussĂ©e et imparfaite, d’une rĂ©alitĂ© qu’on ne peut plus cacher. Le 18 mars dernier Ă  Rio de Janeiro prise dans une vague de chaleur, la tempĂ©rature ressentie est montĂ©e Ă  62, 3 degrĂ© : difficile ensuite d’affirmer sĂ©rieusement qu’il n’y a pas de dĂ©rĂšglement climatique 
 


    B.    Aspect mobilisateur de la peur ?


    Certains thĂ©oriciens de l’écologie[v] estiment que l’anxiĂ©tĂ© et la peur sont de puissants leviers pour mobiliser les citoyens, les politiques et les scientifiques dans la lutte contre les causes des problĂšmes Ă©cologiques.  Peut-ĂȘtre. Cependant, comme toutes les formes plus ou moins intense de peur, l’éco-anxiĂ©tĂ© peut faire obstacle Ă  un comportement adaptĂ© aux dĂ©fis auxquels nous sommes confrontĂ©s, en conduisant au dĂ©ni ou Ă  la paralysie. La situation est tellement grave et effrayante qu’elle peut conduire Ă  la dĂ©pression[vi]. Une partie non nĂ©gligeable des personnes qui ont Ă©tĂ© interrogĂ©es sur leur rĂ©action Ă©motionnelle face au changement climatique se disent incapable de poursuivre une vie normale et une activitĂ© professionnelle tellement elles se sentent mal. 


    Conclusion


    Si l’aspect mobilisateur de l’éco-anxiĂ©tĂ© n’est pas Ă©vident, il semble qu’elle constitue toutefois trĂšs souvent une Ă©tape nĂ©cessaire, aussi Ă©prouvante soit-elle, pour arriver Ă  une prise de conscience des problĂšmes aussi inĂ©dits que graves que nous avons Ă  affronter. En tout cas, tenter de mieux saisir comment la psychologie humaine se comporte face Ă  un dĂ©fi inĂ©dit et pĂ©rilleux, c’est ce Ă  quoi nous a conduit l’analyse de l’éco-anxiĂ©tĂ©. C’est une tĂąche tout Ă  fait importante. Car elle permet de mieux comprendre quelle disposition d’esprit peut ĂȘtre propice Ă  une action Ă©cologiquement efficace et constituer un vecteur de transformation salutaire de notre rapport au monde.


    Virgules musicales : Mickey 3 D : « Respire Â»,  Assassins § Rockin Squat officiel : « L’écologie : Sauvons la terre Â», Orelsan : « Baise le monde Â»





    [i] Voir le numĂ©ro spĂ©cial de Socialter : Etes-vous Ă©co-anxieux ? 2022 Notamment article de Laelia Benoit: « Ne vous laissez pas polluer par la nĂ©gativitĂ© Â». 

    [ii] Idem.

    [iii] Ibidem

    [iv] https://www.youtube.com/watch?v=CrKmxPkV2jY&t=1s

    [v] Par exemple Hans Jonas qui parle de l’heuristique de la peur dans Le principe-responsabilitĂ© : une Ă©thique pour une civilisation technologique.

    [vi] Corine Pelluchon : L’espĂ©rance, ou la traversĂ©e de l’impossible, 2023. 

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  • L’instant Philo                    Violence et histoire                 Emission du dimanche 28 janvier 2024 


    Illustration : photo de Robert Capa


    Introduction 


     Quand on ouvre un manuel d’histoire, on est souvent frappĂ© par l’omniprĂ©sence de la violence. Est-ce un hasard si les livres des premiers historiens grecs dĂ©crivent des guerres : guerres mĂ©diques pour HĂ©rodote[i] et guerre du PĂ©loponnĂšse chez Thucydide ? Les conflits actuels qui sont en plus lourds de la menace d’un usage d’armes de destruction massive, semblent confirmer ce constat. Conflits meurtriers, guerres civiles, coups d’état,  rĂ©volutions, rĂ©voltes, jacqueries et manifestations souvent rĂ©primĂ©es dans le sang semblent scander toutes les Ă©poques. Comme Macbeth dans la piĂšce Ă©ponyme de Shakespeare nous pourrions en conclure, de façon dĂ©sabusĂ©e, que l’histoire est « un rĂ©cit plein de bruit et de fureur racontĂ© par un fou n’ayant aucun sens Â». [ii] Au demeurant, Robert Muchembled dans son Histoire de la violence de la fin du moyen-Ăąge Ă  nos jours souligne qu’en Occident, il y a 100 fois moins de meurtres qu’il y a sept siĂšcles. Et la possibilitĂ© qu’une guerre Ă©clate entre pays europĂ©ens occidentaux – Allemagne, France, Italie, Espagne, etc. – est devenue nulle depuis plus d’une cinquantaine d’annĂ©es. Cet adoucissement des mƓurs ne signifie pas que les violences qui persistent soient nĂ©gligeables et moins graves comme le montrent les violences au sein des familles – principalement celles faites aux femmes et aux enfants. Dans une sociĂ©tĂ© pacifiĂ©e, elles attirent plus l’attention. C’est une bonne chose pour qu’on puisse lutter contre elles. Ensuite, les actes terroristes trouvent dans des sociĂ©tĂ©s grandement pacifiĂ©es, une puissance de rĂ©sonnance mĂ©diatique peut-ĂȘtre disproportionnĂ©e. Les 25 000 victimes du terrorisme dont la plupart se trouvent hors d’Europe (Afghanistan, Irak, Pakistan, Syrie, NigĂ©ria)  frappent fortement les esprits dans une situation de plus grande sĂ©curitĂ© alors qu’au regard par exemple des 3,5 millions de dĂ©cĂšs liĂ©s Ă  une surconsommation de sucre ou aux 7 millions de morts par an dus Ă  la pollution de l’air, cela semble objectivement moins inquiĂ©tants. Ce type de comptabilitĂ© macabre auquel il est difficile d’échapper ne cherche Ă©videmment pas Ă  minimiser les horreurs du terrorisme. Elle montre que la violence est perçue plus par le prisme subjectif et collectif de la peur que par le caractĂšre objectif des risques encourus.[iii]


    Notre rapport Ă  la violence est donc loin d’ĂȘtre simple. Je n’ai pas la prĂ©tention d’en faire une analyse exhaustive et prĂ©cise. Il y aurait fort Ă  faire en ces temps oĂč confusion managĂ©riale et politique, mondialisation nĂ©o-libĂ©rale et « hystĂ©risation Â»  parfois ahurissante des dĂ©bats mĂ©diatiques, brouillent souvent les pistes. Mon propos est d’arriver Ă  prendre un peu  de recul et proposer quelques pistes : comment penser en gĂ©nĂ©ral le rapport entre l’histoire humaine et cette violence qui finit d’ailleurs, compte tenu de la puissance de nos technologies, par affecter gravement les autres vivants et perturber toute la biosphĂšre ?  


    I.             DĂ©finition de la violence entre humains


    La violence est d’abord pensĂ©e comme une relation entre humains. Elle dĂ©signe tout comportement dont le but est de soumettre une personne ou un groupe Ă  sa volontĂ© en recourant Ă  la force. Pour AndrĂ© Comte-Sponville, la Violence est « L’usage immodĂ©rĂ© de la force. Elle est parfois nĂ©cessaire – la modĂ©ration n’est pas toujours possible. Jamais bonne. Toujours regrettable, pas toujours condamnable. Son contraire est la douceur – qu’on ne confondra pas avec la faiblesse qui est le contraire de la force. Â»[iv]


    Si la violence n’est jamais bonne, il faut sĂ»rement s’efforcer de la limiter. Instruit par l’exemple et les rĂ©flexions du Mahatma Gandhi sur l’efficacitĂ© possible mais aussi sur les limites de la non-violence, tĂącher de « substituer de plus en plus dans le monde la non-violence efficace Ă  la violence Â»[v] est un programme qui paraĂźt souhaitable. Il n’est pas toujours possible de le mener Ă  bien – notamment quand il faut se dĂ©fendre. Il serait naĂŻf de croire qu’on peut toujours pratiquer La douceur avec bĂ©nĂ©fice. Gandhi, lui-mĂȘme considĂ©rait que la non-violence ne convient pas Ă  toutes les situations. S’il a pris cette option pour libĂ©rer l’Inde du colon britannique, c’est qu’il estimait ça pouvait marcher. Les mƓurs et la religiositĂ© des indiens, la montĂ©e en puissance des mĂ©dias et la sensibilitĂ© du Royaume Uni Ă  son image internationale, sont des paramĂštres que Gandhi a pragmatiquement pris en compte dans sa stratĂ©gie politique qui fut couronnĂ©e de succĂšs. Si ces conditions n’avaient pas Ă©tĂ© rĂ©unies, il aurait utilisĂ© l’usage de la force. D’ailleurs, l’Etat indien qu’il a instituĂ©, revendiquait classiquement le monopole de la violence lĂ©gitime avec armĂ©e, forces de maintien de l’ordre et systĂšme pĂ©nal.  La non-violence mais aussi la douceur sont parfois vaines. Et la violence, qui n’est jamais une bonne chose dans l’absolu, est dans bien des cas  lĂ©gitime.


    II.           Violence et situation.


    Impossible dĂšs lors de rĂ©duire la violence Ă  une simple relation entre humains dont l’un serait immoral car plein de mauvaises intentions dominatrices et l’autre, simple victime. Le premier inconvĂ©nient d’une perspective strictement morale sur la violence est de mal prendre en compte  la force des choses. La violence, sans l’excuser totalement, doit le plus souvent ĂȘtre situĂ©e dans un contexte particulier.  


    Prenons l’exemple de La guerre qui est selon Carl Von Clausewitz[vi] : « l’usage de la force armĂ©e pour contraindre son adversaire Ă  se soumettre Ă  sa volontĂ© Â». Dans ce cas, les mauvaises intentions sont patentes, la responsabilitĂ© des politiques qui dĂ©clarent les hostilitĂ©s clairement Ă©tablie. La paix semble Ă©videmment toujours prĂ©fĂ©rable, mĂȘme si elle n’est pas toujours possible. Parmi les trois calamitĂ©s qui menacent l’humanitĂ© - la famine,  les Ă©pidĂ©mies et la guerre  - cette derniĂšre a la particularitĂ© d’ĂȘtre toujours initiĂ©e par les humains. Toutefois, une chose le plus souvent est la cause dĂ©clenchante de la guerre qui relĂšve d’une dĂ©cision humaine, autre chose les causes – Ă©conomique, gĂ©opolitiques ou autres - qui ont conduit Ă  la dĂ©claration de guerre. On sait qu’il y a des situations plus propices aux guerres que d’autres. Et les guerres dĂ©fensives illustrent parfaitement  qu’on puisse utiliser la violence, non par mauvaise volontĂ© mais parce qu’on est entraĂźnĂ© par la force des choses


    En droit, on considĂšre aussi qu’il existe dans la lĂ©gitime dĂ©fense, des circonstances qui conduisent Ă  acquitter quelqu’un qui, pourtant, a parfois tuĂ©. Enfin, chez les penseurs modernes de la violence, l’origine des premiers actes meurtriers sont toujours placĂ©s dans une situation qui en donne le cadre et une explication. Chez Thomas Hobbes[vii], la situation d’égalitĂ© stricte dans l’état de nature nourrit, selon lui, rivalitĂ©, orgueil, mĂ©fiance mutuelle et croyance que la solution finalement est d’éliminer l’adversaire avant qu’il ne cherche Ă  vous Ă©liminer. Rousseau pense lui que c’est avec le dĂ©veloppement des sociĂ©tĂ©s boostĂ©es par l’invention de l’agriculture et de la mĂ©tallurgie que les choses s’enveniment. Au dĂ©but, l’espĂšce humaine n’est pas particuliĂšrement belliqueuse selon Rousseau car les hommes sont d’abord assez solitaires et leur Ă©goĂŻsme naturel est freinĂ© par un sentiment de pitiĂ©. Ensuite, les premiĂšres sociĂ©tĂ©s fondĂ©es par le besoin sont surtout des lieux d’épanouissement des humains. La violence entre hommes suppose pour le philosophe de GenĂšve, une grande richesse mal rĂ©partie, une possession mal assurĂ©e et un amour-propre nourri d’une comparaison de sa situation personnelle avec celle des autres. Tout cela  s’est mis progressivement en place dans l’histoire et a abouti Ă  une sorte de guerre de tous contre tous dans le contexte particulier du troisiĂšme stade de l’état de nature[viii].


    III.          Violence et politique


     


    1)   ResponsabilitĂ© personnelle et abandon de la justice sociale.


    En rester Ă  une dĂ©finition de la violence dĂ©finie comme un face Ă  face entre humains sans tenir compte de la situation serait aussi une conception culpabilisante, justifiant surtout l'absence de toute prise en charge des difficultĂ©s collectives qui peuvent conduire Ă  la pauvretĂ©, Ă  la famine[ix], Ă  des problĂšmes de prise en charge des problĂšmes de santĂ©, notamment lors d’épidĂ©mies – voire Ă  la guerre. Dans la fiction d’un individualisme moral radical pour lequel la responsabilitĂ© personnelle expliquerait tout, nos conditions de vie viendraient de ce que nous avons fait. Si vous ĂȘtes en difficultĂ©, il faudrait toujours se demander ce qui vous a amenĂ© dans vos choix de vie Ă  cette situation. La violence et la misĂšre de la situation humaine est ainsi associĂ©e Ă  l’histoire personnelle. Tout le reste qui nous dĂ©termine et nous dĂ©finit est nĂ©gligĂ©. Or nous sommes les hĂ©ritiers d’une longue histoire Ă  la fois familiale et collective, les citoyens d’un Ă©tat qui a sa coloration politique et une espĂšce animale placĂ©e sur terre et soumise aux lois et conditions qui prĂ©sident Ă  la vie sur notre planĂšte. Nous ne sommes pas des particules Ă©lĂ©mentaires mais des ĂȘtres inscrits dans une collectivitĂ© et une histoire. Cette thĂ©orie du « one self made man Â» propose un constructivisme individualiste qui est un dĂ©ni violent de toute dĂ©termination sociologique, historique, biologique ou physique et un refus de toute nĂ©cessitĂ© d’une politique pragmatique inspirĂ©e par le souci de justice. Les consĂ©quences sont lourdes : il y a 10 ans de diffĂ©rence d’espĂ©rance de vie en moins en moyenne  pour un citoyen des USA par rapport Ă  un citoyen français : la libre circulation des armes, une industrie agro-alimentaire peu soucieuse de la santĂ© des consommateurs et surtout l’absence d’un systĂšme de sĂ©curitĂ© sociale vraiment performant expliquent en une trĂšs grande partie cette diffĂ©rence. La situation dans laquelle on est en Ă©chec et en souffrance n’est donc pas simplement liĂ©e Ă  la force des choses – mĂȘme si le hasard peut nous placer sous l’épĂ©e de DamoclĂšs d’une maladie gĂ©nĂ©tiquement transmise - ni Ă  notre seule responsabilitĂ©, mĂȘme si notre comportement dĂ©termine en partie ce que nous sommes devenus, c’est parfois une consĂ©quence de politique publique dĂ©faillante ou peu soucieuse de l’intĂ©rĂȘt commun.


    2)   les trois violences selon Don Helder Camara 


    Don Helder Camara, cet Ă©vĂȘque brĂ©silien dĂ©cĂ©dĂ© en 1999 et connu pour sa lutte contre la pauvretĂ© estimait qu’"il y a trois sortes de violence. La premiĂšre, mĂšre de toutes les autres, est la violence insttutionnelle, celle qui lĂ©galise et perpĂ©tue les dominations, les oppressions et  les exploitations, celle qui Ă©crase et lamine des millions d'hommes dnas ses rouages silencieux et bien huilĂ©s. La seconde est la violence rĂ©volutionnaire qui naĂźt de la volontĂ© d'abolir la premiĂšre. La troisiĂšme est la violence rĂ©pressive, qui a pour objet d'Ă©touffer la seconde en se faisant l'auxiliaire et la complice de la premiĂšre violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n'y a pas de pire hypocrisie de n'appeler violence que la seconde, en feignant d'oublier la premiĂšre qui la fait naĂźtre, et la troisiĂšme qui la tue. " I


    Une certaine influence du marxisme est bien prĂ©sente pour qui la lutte des classes et les rapports de force permettent de mieux saisir l’histoire humaine chez ce dignitaire catholique. Don Helder Camara distingue comme Marx plusieurs sortes de violences politiques. Il y a la violence de la classe dominante avec l’injustice institutionnelle et la rĂ©pression de tout ce qui menace l’ordre. Il y a la violence rĂ©volutionnaire du peuple subissant l’injustice – comme on a pu le voir lors de la rĂ©volution française contre les reprĂ©sentants d’un ancien rĂ©gime hĂ©ritĂ© en partie du moyen-Ăąge. Selon Marx : « la violence est l’accoucheuse de toute vieille sociĂ©tĂ© qui en porte une autre dans ses flancs Â» [x]  Toutefois, Marx voit dans cette violence de la rĂ©volution française un moyen pour « accĂ©lĂ©rer et forcer le passage du mode de production fĂ©odal au mode de production capitaliste et abrĂ©ger les phases de transition.» [xi], autrement dit, pour mettre en harmonie systĂšme politique et puissance Ă©conomique de la bourgeoisie. Le rĂ©gime communiste – modĂšle idĂ©al pour Marx, ne sera possible qu’avec une autre rĂ©volution qui fera Ă©clater les contradictions entre rapports de production et forces de production et mettra un terme Ă  l’exploitation. Don Helder Camara avait affaire Ă  un systĂšme capitaliste brĂ©silien avec ses cruelles particularitĂ©s et il soutenait pragmatiquement toute rĂ©volte permettant de faire reculer la pauvretĂ©, sans aller jusqu’à soutenir une rĂ©volution communiste. Dans ce cas, la violence contestataire, loin d’ĂȘtre destructrice ou « terroriste Â» est ce qui permet d’établir – du moins en thĂ©orie – un ordre plus juste, en tout cas, de combattre un ordre injuste.                                                                         


    Conclusion


    AprĂšs ces quelques pistes qui viennent d’ĂȘtre modestement indiquĂ©es, une remarque de Machiavel va nous permettre de conclure. Machiavel[xii] estime que tout politique doit savoir user de la violence et de la ruse qui sont les deux moyens de conserver le pouvoir et d’obtenir du citoyen une attitude qu’il n’adopterait pas spontanĂ©ment de bon cƓur. Tout politique doit ĂȘtre lion et renard. La ruse ultime est de dĂ©noncer chez l’autre la violence qu’on utilise soi-mĂȘme : il y a ainsi dans l’histoire bien des lions qui se font renard afin de dĂ©noncer hypocritement la violence des autres lions. La vraie question est de se demander quel rĂ©gime politique juste nous permettra de vivre en paix entre humains et en harmonie avec les autres vivants sur terre, sachant que ceux qui seront au pouvoir devront ĂȘtre nĂ©cessairement Ă  la fois lion et renard. Toutefois, la situation a changĂ© d’une façon que Machiavel ne pouvait pas imaginer, le lion est arrivĂ© Ă  un moment de son histoire oĂč il peut certes faire violence aux loups qui le menacent mais il peut aussi se dĂ©truire lui-mĂȘme et l’ensemble de ses congĂ©nĂšres du fait de la puissance de destruction massive dont sa mĂąchoire et ses griffes sont maintenant pourvues.


    Virgules musicales : Les morceaux « Chop Suey Â», « Aerials Â» et « B.Y.O.B. Â» du groupe System of a down





    [i] HĂ©rodote, Histoires

    [ii] Shakespeare, Macbeth, acte 5, scĂšne 5. « It’s a tale told by an idiot full of sound and fury, signifying nothing.”

    [iii] Yuval Noah Harari : 21 leçons pour le XXIe siĂšcle, chap. 10, Albin Michel, 2018

    [iv] AndrĂ© Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article « Violence Â».

    [v] Simone Weil : La pesanteur et la grĂące, chap. intitulĂ© : « La violence Â».

    [vi] Carl Von Clausewitz : De la guerre, 1832.

    [vii] Thomas Hobbes : Le lĂ©viathan, Chap. 13

    [viii] Jean-Jacques Rousseau : Second discours sur l’origine et les fondements de l’inĂ©galitĂ© parmi les hommes

    [ix] Voir l’ouvrage autobiographique de Georges Orwell: Dans la dĂšche Ă  Paris et Ă  Londres oĂč il dĂ©crit  une extrĂȘme misĂšre qui a causĂ© la mort – notamment de faim - de nombreuses personnes.  

    [x] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193.

    [xi] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193.

    [xii] Machiavel : Le Prince, chap. XVIII

  • ResponsabilitĂ© personnelle et libertĂ©


    Illustration : Le jugement de Salomon par Nicolas Poussin 


    ResponsabilitĂ© personnelle et libertĂ©  


    La responsabilitĂ© tient une place importante dans nos apprĂ©ciations morales. Elle est prĂ©sente sous forme d’injonction : « Prenez vos responsabilitĂ©s ! Â». Et on considĂšre que l’on est quelqu’un de bien quand on a un comportement responsable. A l’inverse, reprocher Ă  quelqu’un d’ĂȘtre complĂštement irresponsable est une façon de lui signifier qu’il est au comble de l’immoralitĂ©.


    La responsabilitĂ© semble mĂȘme avoir dĂ©trĂŽnĂ© les catĂ©goriques morales qui Ă©taient traditionnellement dominantes. Vertu et de vice sont des dĂ©signations qui paraissent dĂ©suĂštes. MĂ©chancetĂ© et bontĂ© semblent trop naĂŻves. Ainsi prĂ©fĂšre-t-on parler de personnes responsables plutĂŽt que d’individus vertueux et des irresponsables plutĂŽt que des mĂ©chants : cela sonne mieux aux oreilles de nos contemporains. A tort ou Ă  raison, la responsabilitĂ© semble ainsi dorĂ©navant dĂ©signer l’attitude morale par excellence.


            Pourtant, ce ne fut pas toujours le cas. Est-ce un simple effet de mode ? L’explication semble un peu courte. N’est-ce pas plutĂŽt un changement positif de la modernitĂ© qui met l’accent sur la libertĂ© individuelle et la responsabilitĂ© personnelle qui est censĂ©e lui donner un cadre ? Mais la responsabilitĂ© n’est-elle pas aussi source de stress et de passions tristes qui piĂšgent moralement l’individu plus qu’elle ne lui permet de s’épanouir ? En somme, que penser de cette catĂ©gorie qui a fini par s’imposer au quotidien dans notre discours moral ?  


    I.                    La responsabilitĂ© : analyse gĂ©nĂ©rale.


     


    A.      ElĂ©ments de dĂ©finition.


    1)      Etymologie


    Au sens Ă©tymologie la responsabilitĂ© renvoie au verbe « respondere Â» : rĂ©pondre en latin. Mais il ne s’agit pas tant de rĂ©pondre Ă  une question que de ses agissements.


    2)      La responsabilitĂ© juridique


    Dans le domaine du droit, la responsabilitĂ© est, en effet, l’obligation de rĂ©pondre de ses actions et de son comportement devant la justice et d’en assumer les consĂ©quences civiles, administratives, pĂ©nales et disciplinaires. Le responsable au civil doit rĂ©parer les dommages. Au pĂ©nal, celui qui est tenu responsable et donc reconnu coupable, doit ĂȘtre puni pour les dĂ©lits et les crimes qui lui sont imputĂ©s par un tribunal. En somme, la responsabilitĂ© juridique est Ă©voquĂ©e quand il s’est passĂ© quelque chose de fĂącheux : dommages matĂ©riels, dĂ©lits ou crimes. Quand tout va bien, on ne cherche pas habituellement des responsables. La responsabilitĂ© en droit pĂ©nal est dĂšs lors l’étape qui prĂ©cĂšde culpabilitĂ© et condamnation. En droit civil, celle qui conduit Ă  ĂȘtre tenu de verser des indemnitĂ©s. La responsabilitĂ© juridique fait peser au-dessus de nos tĂȘtes l’épĂ©e de DamoclĂšs des indemnitĂ©s ou du chĂątiment.   


    3)      ResponsabilitĂ© morale


    L’idĂ©e d’un Ă©vĂ©nement mauvais Ă  prendre en compte est prĂ©sente dans la transportation de la catĂ©gorie juridique dans le domaine de la sociĂ©tĂ© civile et de la morale privĂ©e : la promotion de  la responsabilitĂ© au dix-neuviĂšme siĂšcle, souligne François Ewald,[i] va avec tout le dĂ©veloppement dans l’idĂ©ologie libĂ©rale, des assurances dont les taux reposent sur le calcul des risques possibles. Être responsable, en ce sens, c’est pouvoir rĂ©pondre de ce qui peut ne pas aller dans ses actions et ses consĂ©quences prĂ©visibles et ainsi garantir une bonne gestion de ses comportements pour que rien de fĂącheux n’arrive.


    Reste qu’en droit comme en morale, on ne peut dĂ©cemment faire valoir la responsabilitĂ© d’une personne qui a agi sans avoir conscience de ce qu’elle faisait. Une expertise psychiatrique peut ainsi conduire Ă  dĂ©responsabiliser l’auteur d’un dĂ©lit ou d’un crime. Un enfant qui n’a pas la mĂȘme conscience de ce qu’il fait qu’un adulte, doit voir aussi sa responsabilitĂ© attĂ©nuĂ©e – voire dans certains cas annulĂ©e : la responsabilitĂ© de ses tuteurs pouvant, au demeurant, ĂȘtre invoquĂ©e. Quand bien mĂȘme la tentation serait prĂ©sente, face Ă  la gravitĂ© des faits de trouver un responsable sur lequel Ă©vacuer la colĂšre, la justice n’est pas un simple exutoire : la dĂ©fense des intĂ©rĂȘts des victimes ne justifie pas qu’on juge coupables des personnes alors mĂȘme qu’elles ne peuvent pas ĂȘtre tenues responsables de leurs agissements. Une personne est tenue moralement responsable de ses actes et de ces consĂ©quences prĂ©visibles quand elle a la capacitĂ© d’ĂȘtre pleinement consciente de ce qu’elle fait. 


    B.      La responsabilitĂ© : un concept–flic ?


     


    1)      Premier usage du terme « responsable Â»


    Le dictionnaire historique de la langue française[ii] rappelle que « le responsable est initialement un terme de fĂ©odalitĂ© dĂ©signant l’homme ayant la charge Ă  vie de payer Ă  un seigneur la rente d’un fiel ecclĂ©siastique Â». DĂšs l’origine, la responsabilitĂ© se dĂ©finit comme la nĂ©cessitĂ© de rĂ©pondre de la bonne gestion d’un bien. La rente versĂ©e est une sorte de loyer qui montre que le responsable est un dĂ©biteur : quelqu’un qui doit quelque chose Ă  un seigneur mais qui n’est jamais un propriĂ©taire autonome. Etre responsable, ainsi compris, contraint Ă  s’occuper activement de son fief pour pouvoir s’acquitter de ses obligations financiĂšres et cela rĂ©duit la libertĂ© d’action. 


    2)      La responsabilitĂ© personnelle est-elle liberticide ?


    On comprend mieux pourquoi la philosophe Gilles Deleuze affirmait que la responsabilitĂ© est un « concept-flic Â» ! Il arrive assurĂ©ment que la responsabilitĂ© personnelle prenne une figure plĂ©thorique dans une logique de dĂ©sengagement de diverses institutions qui font peser sur les individus le poids de ce qui relevait de l’Etat, d’un service public ou d’une entreprise. C’est ainsi qu’on demande de plus en plus Ă  des clients, des travailleurs et Ă  des citoyens de prendre en charge des opĂ©rations ou certains frais pour pouvoir accĂ©der Ă  un service ou mĂȘme Ă  un emploi. La responsabilisation devient alors un moyen de se dĂ©fausser sur les autres de sa propre responsabilitĂ©. Dans certaines formes nĂ©o-libĂ©rales de management, la responsabilitĂ© prend ainsi une figure redoutable et constitue un des facteurs psychologiquement efficaces pour contrĂŽler et exploiter un ensemble de personnes. Dans ces conditions, la responsabilitĂ© personnelle qui permettait initialement le dĂ©veloppement autonome des libertĂ©s individuelles en leur donnant un cadre, devient un instrument de manipulation, un dispositif aliĂ©nant et liberticide.


    II.                  Les aspects moralement positifs de la responsabilitĂ©.


     


    A.      Limites de la critique de Deleuze ?


    Gilles Deleuze se mĂ©fie des morales du devoir et prĂ©fĂšre une Ă©thique du bonheur qui vise l’épanouissement de la puissance d’exister de tout Ă  chacun. C’est pourquoi il est trĂšs perspicace pour dĂ©tecter les aspects les plus dĂ©testables d’une responsabilitĂ© s’inscrivant clairement du cĂŽtĂ© des morales de l’obligation. NĂ©anmoins, il semble difficile d’en rester Ă  une vision simplement nĂ©gative de la  responsabilitĂ© tant il est vrai que notre vie morale n’est pas faite que de recherche du bonheur mais est constituĂ©e, qu’on le veuille ou non, aussi d’un certain nombre d’obligations et de responsabilitĂ©s qu’il faut assumer.


    B.      Les diverses responsabilitĂ©s


    1)      ResponsabilitĂ© politique


    Il serait erronĂ© de rejeter toute valeur Ă©thique Ă  la notion de responsabilitĂ©. D’abord parce que la responsabilitĂ© personnelle est garante d’une certaine autonomie des individus : elle fournit, par l’autocontrĂŽle de soi qu’elle implique, un cadre pour le dĂ©veloppement d’une libertĂ© individuelle qui ne se confond pas avec une licence nuisible aux autres et Ă  la vie en sociĂ©tĂ©. Un penseur anarchiste comme Joseph Proudhon l’a bien compris en allant jusqu’à l’assimiler Ă  la sociabilitĂ© naturelle qui dispenserait idĂ©alement d’avoir recours, selon lui, Ă  des autoritĂ©s et contraintes extĂ©rieures Ă  l’individu. Ensuite, on constate que la responsabilitĂ© prend diverses formes. Et la responsabilitĂ© personnelle ne devient une sorte de prison que lorsque les institutions se dĂ©faussent de leur propre responsabilitĂ© et se dĂ©chargent des frais et des charges sur les citoyens ou les clients. Ainsi dans beaucoup de pays oĂč le nĂ©o-libĂ©ralisme impose sa doctrine, ce sont les parents qui doivent prendre en charge une grosse partie des frais d’éducation et d’instruction alors que l’intĂ©rĂȘt bien compris d’un pays serait assurĂ©ment que l’état propose une Ă©cole publique et gratuite de qualitĂ©. La notion de responsabilitĂ© renvoie donc aussi aux devoirs du politique Ă  l’égard des citoyens et des entreprises Ă  l’égard de leurs clients. C’est le manquement, souvent volontaire, Ă  certaines responsabilitĂ©s qui fait que la responsabilitĂ© personnelle devient parfois un poids excessif qui Ă©touffe les individus.


    2)      Le principe-responsabilitĂ© selon Hans Jonas


    La philosophe Hans Jonas[iii] souligne que l’objet de la responsabilitĂ© est tout ce qui est vulnĂ©rable - tout ce Ă  quoi il peut arriver quelque chose de nĂ©faste, si on ne s’en occupe pas. De fait, nous nous sentons bien moins responsables de ce qui est fort et suffisamment autonome pour vivre sa vie que des enfants, des personnes ĂągĂ©es et de tout individu fragile. Hans Jonas remarque aussi que ce que nous nommions pendant longtemps la mĂšre nature, cette figure tutĂ©laire et protectrice que nous pensions assez puissante pour supporter tout ce que nous pouvions lui faire subir, a profondĂ©ment changĂ©. Son Ă©quilibre qu’on croyait intangible est gravement perturbĂ© par nos techniques d’extraction, d’exploitation et de transformation. FragilisĂ©e, elle est dĂ©rĂ©glĂ©e et se fait dorĂ©navant menaçante. C’est pourquoi Jonas met l’accent sur la responsabilitĂ© que nous avons Ă  l’égard de la nature mais aussi des gĂ©nĂ©rations futures dont les conditions d’existence sont fragilisĂ©es et menacĂ©es.


    3)      GravitĂ© de certaines irresponsabilitĂ©s


    Les appels Ă  une plus grande responsabilitĂ© politique, entrepreneuriale et Ă©cologique montre que lorsque des risques existent pour les citoyens, les employĂ©s et les vivants sur terre, la notion de responsabilitĂ© est indispensable et plus vaste que celle des simples citoyens. Plus grande est le champ d’action, plus grande est la responsabilitĂ©. Plus grave l’irresponsabilitĂ©. Se dĂ©fausser pour un politique de la responsabilitĂ© qui lui incombe est ainsi assurĂ©ment une faute grave et lourde de consĂ©quences pour les citoyens et pour les gĂ©nĂ©rations futures.  


    C.      ResponsabilitĂ© et conscience des consĂ©quences.


    Parler des gĂ©nĂ©rations futures montre que la responsabilitĂ© se dĂ©finit aussi par la prise en considĂ©ration des consĂ©quences de nos agissements. Selon Max Weber[iv] l’éthique de la responsabilitĂ© se dĂ©finit Ă  l’aide de cette formule : «  nous devons rĂ©pondre des consĂ©quences de nos actes Â» par opposition Ă  l’éthique de la conviction oĂč faire son devoir suffit sans qu’on ait Ă  s’embarrasser des consĂ©quences de nos actes. La responsabilitĂ© est ainsi une morale trĂšs exigeante car elle inclut aussi les effets de nos actions dans nos devoirs.  Cela complexifie la rĂ©flexion morale mais cela semble indispensable. L’irresponsable est en effet souvent celui qui ne veut pas se projeter dans l’avenir, mĂȘme s’il a la capacitĂ© de le faire. AprĂšs moi, le dĂ©luge ! Il est prĂȘt mĂȘme Ă  faire croire que les dangers liĂ©s Ă  l’usage Ă©conomique actuel de notre puissance technique ou Ă  nos atermoiements face au changement climatique n’existent pas du tout - Ă  la maniĂšre des climato-sceptiques. La responsabilitĂ© est bien une catĂ©gorie Ă©thique indispensable pour parer aux grands dĂ©fis de notre civilisation technologique. [v]


    Conclusion. 


    IdĂ©alement, la responsabilitĂ© est donc ce qui permet de donner le cadre pour garantir que ce qui est entrepris par un individu, par une sociĂ©tĂ© privĂ©e mais aussi par un Etat, ne soit pas nuisible mais, au contraire, soit respectueux des autres et de la justice. DĂšs qu’il y a responsabilitĂ©, trois questions se posent auxquelles il faut pouvoir rĂ©pondre en mĂȘme temps : qui est responsable ? De quoi est-il responsable ? Et devant qui ? Lorsqu’il est impossible de rĂ©pondre prĂ©cisĂ©ment Ă  une seule, voire Ă  aucune de ces questions, il y a pĂ©ril en la demeure. La catĂ©gorie morale de responsabilitĂ© est donc bien du cĂŽtĂ© du contrĂŽle mais c’est qu’elle est lĂ  pour prĂ©venir les dĂ©rives des actions humaines. Croit-on vraiment qu’une libertĂ© sans limite serait si profitable ? Toute la question toutefois est d’éviter que le cadre qui permet un dĂ©veloppement Ă©quilibrĂ© de la libertĂ© individuelle ne se transforme en un dispositif pervers et liberticide au service d’individus prompts aux profits, aussi dĂ©nuĂ©s de scrupules qu’irresponsables.


     


    Virgules musicales 


    1)      Jacques Dutronc : Le responsable (1970)


    2 et 3)  Bullets du groupe Archive dans l’album Controlling crowds (2009)





    [i] L’état-Providence.

    [ii] Sous la direction d’Alain Rey

    [iii] Le principe –responsabilitĂ© : une Ă©thique pour la civilisation technologique.

    [iv] Le savant et le politique.

    [v] Idem

  • Les Vacances


    L’instant Philo                                                                                          Dimanche 24 septembre 2023


                                  « Les vacances : un temps de libertĂ© ? Â»           


    Par Marie-Charlotte Tessier et Didier Guilliomet


    Une amie qui se reconnaĂźtra me faisait cet Ă©tĂ© cette confidence Â« D'habitude, je culpabilise un peu de ne rien faire en vacances, mais cette annĂ©e je m'y suis vraiment autorisĂ©e.» Ecartons tout jugement moral et demandons-nous pourquoi il est parfois si difficile de ne rien faire pour simplement se reposer ? LittĂ©ralement se re-poser ? Avec Â« la quille » tant attendue, ce moment oĂč l'on est libĂ©rĂ© des obligations et des emplois du temps contraints, vient le vertige du vide des « vacances » : « comment, Ă  quoi, de quoi vais-je m'occuper ? ». D'un cĂŽtĂ©, si la question se transforme en « de quoi dois-je m'occuper ? », ce ne sont plus vraiment des vacances. D'un autre cĂŽtĂ©, le temps libre est un prĂ©cieux trĂ©sor dont on ne sait pas bien comment jouir : faut-il le protĂ©ger jalousement ? Le partager gĂ©nĂ©reusement ? Mais alors avec qui ? Pour celles et ceux qui Ă©chappent Ă  l'Ă©conomie de la raretĂ©, le problĂšme revient sous d'autres traits : « qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de tout ce temps ? Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de moi ? » De fait, aussi pĂ©nible soit-il, le carcan des obligations constitue une solide armure contre l'angoisse. Une fois le temps libĂ©rĂ©, nous ne sommes pas toujours prĂȘts Ă  accueillir la libertĂ© et nous nous empressons de lui dresser un programme : tour de France des amis ou de la famille, dĂ©fi sportif, grands travaux, festivals, expositions
 La frĂ©nĂ©sie du voyageur parti Ă  la dĂ©couverte pour certains, le rattrapage du temps passĂ© et dĂ©jĂ  la prĂ©paration de la rentrĂ©e pour d'autres
 Que d'agitation ! DerriĂšre le teint hĂąlĂ©, on devine parfois un peu de lassitude, de dĂ©goĂ»t mĂȘme des excĂšs de viande grillĂ©e et de rosĂ©, du trop-plein d'une boulimie culturelle et de ces spectacles trop vite digĂ©rĂ©s et de toutes ces photos postĂ©es ad nauseam sur les rĂ©seaux sociaux. Bien entendu, personne n'ose vraiment le dire franchement. Il faut penser Ă  tous ceux Ă  qui ne partent pas en vacances et bien se rendre compte de la chance qu'on a. Avouer qu'on s'ennuie aujourd'hui, est-ce simplement possible ? Les sollicitations sont partout, les notifications nous accompagnent jusque dans nos draps et nos campagnes.                                                                                                                    


    Rien de neuf sous le soleil, me direz-vous ; Pascal (1623-1662) livrait dĂ©jĂ  ce constat dans ses PensĂ©es1« Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Â» Je ne puis pour ma part adopter un ton aussi sentencieux et entonner le psaume « VanitĂ©, vanitĂ©, tout n'est que vanitĂ© Â». Se haĂŻr soi-mĂȘme et n'aimer que Dieu n'est pas un programme que je puisse suivre. Selon Pascal, nous nous divertirions au lieu de nous reposer pour Ă©viter de contempler la vanitĂ© de notre condition. « L’ennui Â» Ă©crit-il Â« ne laisserait pas de sortir du fond du cƓur, oĂč il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin. Â» Or mon hypothĂšse est sensiblement diffĂ©rente : c'est la peur d'agir et non celle du vide que traduit l'agitation. Dans nos vies dites « actives », il y a souvent plus d'agitation que d'action. L'agitation est un dĂ©placement incessant qui ne produit aucune transformation significative du monde. A la diffĂ©rence de l'action dont on attend avec inquiĂ©tude ou enthousiasme les consĂ©quences, l'agitation dĂ©nuĂ©e de vĂ©ritables enjeux, prend souvent la forme de la rĂ©pĂ©tition ou du retour au mĂȘme, faisant ainsi alliance avec l'obsession. Son mouvement incessant est un leurre. AssociĂ©e Ă  l'immaturitĂ© et la vitalitĂ© de l'enfance, l'agitation est tolĂ©rĂ©e dans une certaine mesure, en fin de journĂ©e, en extĂ©rieur ou pour les fĂȘtes d'anniversaire Ă  condition toutefois qu'elle ne s’installe pas durablement pour devenir un trait de caractĂšre. Car l'agitation ruine l'attention sans laquelle il ne peut y avoir d'authentique prĂ©sence Ă  soi et aux autres. Lorsque le flux de la conscience passe comme un Ă©clair d'un objet Ă  un autre, sans jamais se poser et approfondir ce qui se prĂ©sente Ă  soi pour en saisir les nuances et les possibles non dĂ©voilĂ©s, tout est tristement ramenĂ© Ă  soi, Ă  un soi Ă  la fois boursouflĂ© et Ă©clatĂ© en mille et un objets. Un soi qui peine Ă  se concentrer, Ă  se rassembler en dessinant des cercles successifs du proche au lointain, de l'intime Ă  l'Ă©tranger en passant par le familier ou l'inconnu. Si l'agitation court-circuite l'action, l'attention elle la prĂ©pare, bien que son activitĂ© ne soit pas motrice mais cognitive. D'ailleurs, pour rĂ©pondre de notre inaction alors que la situation appelait Ă  agir, nous invoquons le plus souvent et sans doute de bonne foi un dĂ©faut d'attention : « On n'a rien vu venir.»


    Or, au moment des vacances, plus de diversion, plus d'alibi pour se dire que « ça peut attendre », l'attention - celle qui s'arrĂȘte sur ce qui importe et qui fait hospitalitĂ© Ă  l'autre - peut alors s'Ă©panouir. Et avec elle, l'urgence d'agir, ce dĂ©sir d'une authentique action qui, non seulement transforme le monde, mais aussi et surtout son agent. Mais y sommes-nous prĂȘts tout de suite, dĂšs le dĂ©but des vacances ? Comment accueillir ce besoin d'action sans l'Ă©venter dans l'agitation pour remonter Ă  sa source, celle du dĂ©sir « intact » ? Comment protĂ©ger le dĂ©sir des mille et une aliĂ©nations qui le guettent mĂȘme en vacances ? On peut sans trop de risque commencer par Ă©teindre son tĂ©lĂ©phone et ouvrir un livre. Toutefois, n'est-ce pas ironiquement Ă  la fin des vacances que nous avons le sentiment d'enfin rĂ©ussir Ă  nous reposer ? VoilĂ  de quoi mĂ©diter quand certains pensent qu'au nom des inĂ©galitĂ©s, il serait plus juste de rĂ©duire les congĂ©s d'Ă©tĂ©.


    Marie-Charlotte Tessier


                                                                                     **


    Merci Marie-Charlotte Tessier Ă  qui ces vacances ont fourni l’occasion de rĂ©diger une riche et piquante chronique estivale ! Loin de cette vaine agitation dont elle fait l’analyse, elle ouvre de façon stimulante une rĂ©flexion sur ce temps libre pendant lequel, paradoxalement, nous peinons souvent Ă  affirmer pleinement notre personnalitĂ© et notre libertĂ©. Quand on se libĂšre des obligations professionnelles, il est vrai qu’une pression sociale que nous avons intĂ©riorisĂ©e plus ou moins consciemment, continue souvent de nous enjoindre Ă  nous agiter. Hors de la sphĂšre du travail, il faudrait rester productif et ne pas oublier de le faire savoir. Pas trĂšs reposant pour le coup !


    « Se reposer Â» comme le souligne Marie-Charlotte, signifie deux choses diffĂ©rentes. D’abord, cela consiste principalement Ă  reconstituer ses forces – Ă  commencer par la force de travail : farniente, repas et distraction sont alors au programme. Tel est le sens du loisir accordĂ© habituellement au travailleur pour qu’il puisse reprendre efficacement sa tĂąche. 


    En un second sens, se reposer, c’est se poser, se recomposer, se reconstruire en un sens dans une activitĂ© qui nous semble enrichissante. Cela peut ĂȘtre une activitĂ© artistique ou manuelle comme le jardinage. Ou des lectures, de la rĂ©flexion ou encore des Ă©changes ou des activitĂ©s associatives qui conduisent Ă  intervenir dans la chose publique de façon diffĂ©rente. Dans notre vie quotidienne, on s’affaire souvent tous azimuts mais on n’est jamais Ă  son affaire. Et quand on a l’occasion de s’arrĂȘter et de profiter de loisirs, le problĂšme c’est qu’on n’arrive pas toujours Ă  se libĂ©rer de cette agitation qui finit par dĂ©teindre sur l’ensemble de nos activitĂ©s. L’influence de la sphĂšre professionnelle sur notre temps libre peut ĂȘtre d’autant plus perturbatrice que le travail devient, dans une certaine conception du management qui fait des ravages, ce qui dĂ©truit souvent le sens du mĂ©tier et conduit, au nom de la productivitĂ©, Ă  imposer des protocoles oĂč le travailleur perd toute initiative et mĂȘme, parfois, le goĂ»t du travail bien fait. Cela fait souvent de notre temps libre une Ă©preuve oĂč nous n’arrivons plus Ă  ĂȘtre disponibles Ă  nous-mĂȘme, ni Ă  nous dĂ©terminer vraiment Ă  faire quelque chose. 


    Il n’est pas rare qu’on se situe alors dans un entre-deux inconfortable. On snobe un peu - tout en s’y consacrant - ces vacances vouĂ©es principalement aux besoins vitaux et aux plaisirs du corps : « sea, sex and sun Â» ! Le titre de cette chanson de Gainsbourg est explicite. De l’autre cĂŽtĂ©, on rechigne Ă  se consacrer Ă  des activitĂ©s plus sĂ©rieuses car tout de mĂȘme, on est en vacances pour en « profiter Â»! Lorsque la contrainte sociale disparaĂźt, le dĂ©sir n’arrive pas toujours Ă  se poser sur ce qu’on lui propose, notre attention n’arrive plus Ă  se reposer sur un objet prĂ©cis. Nous sommes alors un peu comme des zombies qui zappent d’une chose Ă  une autre ou se laissent capter absurdement par un Ă©cran, voire par toutes autres choses stupĂ©fiantes. Nous constatons qu’on ne sort pas toujours indemnes de certaines pĂ©riodes d’activitĂ© professionnelle.


    Il est certain que rien faire sur une longue pĂ©riode peut devenir une vĂ©ritable plaie. Le loisir satisfaisant se distingue de cette oisivetĂ©, « mĂšre de tous les vices Â» dont nous parle l’adage populaire. Sans quoi ennui, divertissements et passions pourraient y faire leur nid. Pendant des siĂšcles, Ă  cĂŽtĂ© des jours chĂŽmĂ©s concĂ©dĂ©s aux travailleurs pour qu’ils  reconstituent leurs forces, une classe  aristocratique, libre de tout travail et se mĂ©fiant des plaisirs faciles, a cultivĂ© ce qu’Erasme a nommĂ© le « loisir studieux Â». Descartes au dix-septiĂšme siĂšcle remarquait Ă  ce propos qu’il y a profit pour les riches oisifs, Ă  se consacrer aux lettres, Ă  la philosophie et Ă  science, s’ils ne veulent pas devenir la proie d’un dĂ©sƓuvrement finalement dĂ©shumanisant et dĂ©bilitant. Cet aspect du loisir studieux a Ă©tĂ© en grande partie oubliĂ© au profit d’une vision festive des vacances.


    Avec les progrĂšs sociaux de nos sociĂ©tĂ©s, les pĂ©riodes de congĂ©s payĂ©s se sont heureusement allongĂ©es. Servant initialement Ă  reconstituer ses forces, ces congĂ©s sont devenus occasion de  partir en vacances et de faire du tourisme. Le travail de son cĂŽtĂ© ne pouvant plus ĂȘtre laissĂ©, sans Ă©tats d’ñme, Ă  une population d’esclaves, de serfs ou de travailleurs exploitĂ©s, s’est dĂ©mocratisĂ©. AprĂšs la rĂ©volution française, l’aristocratie est conduite Ă  prendre un mĂ©tier ou Ă  se lancer dans les affaires - adoptant ainsi les mƓurs du tiers-Ă©tat et des bourgeois. Enfin, notre Ă©poque bĂ©nĂ©ficie de machines et de technologies qui permettent d’accroĂźtre la productivitĂ© et de rĂ©duire le temps de travail. La combinaison de ces trois facteurs fait qu’une bonne portion de la population mondiale bĂ©nĂ©ficie de pĂ©riodes libres de toute activitĂ© contrainte, comme le montre le phĂ©nomĂšne du tourisme de masse. Une partie non nĂ©gligeable de l’humanitĂ© est mĂȘme sans travail. Comment pour toutes ces personnes arriver Ă  Ă©quilibrer temps consacrĂ© aux besoins et plaisirs du corps qu’il ne faut pas nĂ©gliger et loisirs studieux vouĂ©s Ă  des activitĂ©s plus enrichissantes ? Certains politiques jugent dangereux de laisser trop de temps libre Ă  une large partie de la population mondiale qui ne saura pas nĂ©cessairement en faire bon usage. Le dĂ©mocrate et ex-conseiller influent de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski a ainsi prĂ©conisĂ©, pendant la conclusion du premier State Of The World Forum en 1995, la diffusion de divertissements de plus en plus addictifs et abrutissants regroupĂ©s sous l’appellation de « tittytainment Â». Certains estiment qu’il s’est agi ainsi d’inhiber la critique politique chez les laissĂ©s-pour-compte du libĂ©ralisme et du mondialisme, d’autres qu’il s’agit de satisfaire des besoins primaires humains et d’occuper toute une population dont le dĂ©sƓuvrement pourrait avoir des effets sociaux trĂšs nĂ©gatifs[1]. Il suffit de voir combien de temps est passĂ© Ă  regarder des vidĂ©os plus ou moins avouables ou Ă  jouer sur son portable pour comprendre que le divertissement addictif a une certaine efficacitĂ© – qu’elle ait Ă©tĂ© programmĂ©e ou non. Le temps libre est ainsi parfois littĂ©ralement squattĂ© par ces divertissements qui dĂ©tournent de la possibilitĂ© de se consacrer Ă  des activitĂ©s plus relevĂ©es. Cet ensemble de sollicitations abrutissantes est un facteur de plus qui nourrit dispersion et agitation des consciences.


    Mais en dĂ©pit de tout ce qui peut nous dĂ©tourner de l’essentiel : vive les vacances ! Ne boudons pas ce droit aux congĂ©s payĂ©s que nos ancĂȘtres ont conquis de haute lutte. On peut certes constater de façon critique que l’industrie du tourisme et du divertissement a su profiter de cet afflux de vacanciers pour ouvrir de nouveaux marchĂ©s aux prĂ©occupations Ă©cologiques malheureusement bien limitĂ©es. L’essentiel reste de dĂ©fendre avec ardeur la possibilitĂ© de faire de notre temps libre, un vrai moment de libertĂ© qui assume lucidement les dĂ©fis inĂ©dits du prĂ©sent, mĂȘme si ces derniers sont bien propres Ă  crĂ©er en nous quelques inquiĂ©tudes et agitations. Vrai moment de libertĂ©, disais-je 
  mais aussi vrai moment de bonheur partagĂ© !


    Didier Guilliomet


    Virgules musicales :


     


    « Belle Ăźle en mer Â», interprĂ©tĂ©e par Philippe Katherine dans l’album : Francis et ses peintres


    « L'amour Ă  la plage Â», Niagara


    « Les vacances au bord de la mer Â», Michel Jonasz


     


     


     





    [1] Jean-Claude MichĂ©a : L’enseignement de l’ignorance.

  • Le Pardon


    Une Ă©mission qui reprend l'enregistrement d'une intervention au cafĂ© de l'Ă©chiquier Ă  Rouen oĂč Michel Lynden m'avait conviĂ© dans le cadre de cafĂ©s philosophiques qu'il animait avec brio. 

  • Par YounĂ©s Bouchoukh, Ă©tudiant de ECG1 du lycĂ©e François 1er avec la collaboration de Didier Guilliomet


    Dans l'opinion commune, la solitude est une situation considĂ©rĂ©e comme dĂ©primante, voire dĂ©gradante. Les grecs anciens, par exemple, considĂ©raient l’ostracisme – le fait de chasser un citoyen de sa citĂ© et donc de le sĂ©parer de sa communautĂ©, comme une punition trĂšs sĂ©vĂšre. Encore maintenant, ostraciser une personne – c’est-Ă -dire l’isoler volontairement dans une sociĂ©tĂ© – est vĂ©cue comme une action agressive moralement et psychologiquement. Une chose est certaine, le sentiment plus ou moins accablant qui dĂ©coule du fait d’ĂȘtre coupĂ© de sa communautĂ©,  peut nous perturber profondĂ©ment dans nos relations avec autrui. Elle peut nous conduire Ă  mal interprĂ©ter les regards, paroles et comportements des autres. Bref le sentiment de solitude s’accompagne souvent d’une sorte de paranoĂŻa. Cercle vicieux car en devenant mĂ©fiant, on s’éloigne des autres de plus en plus, et on renforce ce sentiment de solitude. De fait, se sentir seul provoque souvent une situation dĂ©sagrĂ©able de blocage existentiel. Ne pas pouvoir s’en remettre et se confier Ă  autrui et affronter les difficultĂ©s de la vie, seul, au quotidien, est chose difficile. Aristote soulignait que l’homme est un animal social. L’insertion dans le collectif a toujours Ă©tĂ© une constante de l’humanitĂ©. C’est, d’ailleurs, un des paradoxes de notre monde, qui est de plus en plus connectĂ©, qu’une quantitĂ© non nĂ©gligeable de personnes dĂ©clarent se sentir seules. Aux États-Unis, le Loneliness Index rĂ©vĂšle que 58% de la population s’est sentie seule en 2021. La sociologue IrĂšne ThĂ©ry, constatant le nombre croissant de personnes qui vivent seules au sein de nos sociĂ©tĂ©s oĂč l’on valorise la libertĂ© individuelle et la vie privĂ©e, Ă©crit dans son livre Le dĂ©mariage: « vie privĂ©e, oui 
 mais de quoi ? » La question reste posĂ©e. On le voit, la solitude est souvent vue nĂ©gativement.  Mais est-il exact de dire qu’elle est une rĂ©alitĂ© forcĂ©ment mauvaise ? L’enjeu de cette Ă©mission sera justement de prĂ©senter la solitude sous ses diffĂ©rentes facettes et d’essayer de saisir, sans en rester aux idĂ©es reçues, ce qu’elle est vraiment.                                                                                                        Solitude et sentiment de solitude Pour avancer dans notre analyse, faire la distinction entre la solitude et le sentiment de solitude, toujours plus ou moins accablant et dĂ©pressif, est indispensable.La solitude est en effet, une situation qui possĂšde des aspects clairement bĂ©nĂ©fiques. En effet, elle peut constituer une bonne occasion de se retrouver avec soi-mĂȘme, voire de se trouver tout court. Se dĂ©connecter des autres, prendre du temps pour soi peut-ĂȘtre aussi dans certaines circonstances un remĂšde pour se reconstruire, pour reprendre confiance en soi en se confrontant Ă  soi-mĂȘme. La solitude est nĂ©cessaire pour retrouver la tranquillitĂ© dans l’intimitĂ©. Les prisons surchargĂ©es ajoutent la terrible Ă©preuve de la promiscuitĂ© Ă  la privation de libertĂ© de mouvement pour les condamnĂ©s qui se retrouvent Ă  plusieurs dans une mĂȘme cellule. Disons-le : parfois on est trĂšs entourĂ© mais on se sent mal, la prĂ©sence des autres nous pĂšse : on ne rĂȘve alors que d’une chose : se retirer, seul avec soi-mĂȘme pour arriver Ă  une paix intĂ©rieure. Le sentiment de solitude n’est donc pas nĂ©cessairement le fait d’ĂȘtre physiquement sĂ©parĂ© des autres. C’est plutĂŽt une expĂ©rience subjective plus ou moins nĂ©gative, oĂč l’individu se sent « mal dans sa peau », comme en un pays Ă©tranger et hostile oĂč il n’a pas sa place, mĂȘme quand il est entourĂ© d’autres personnes qui lui sont familiĂšres, que ce soit sa famille, ses amis, ses collĂšgues. On parle par exemple d’un « moment de solitude » quand on fait une gaffe et qu’on se trouve ainsi la risĂ©e d’un groupe. Mais ce sentiment d’isolement peut naĂźtre aussi de l’impression d’ĂȘtre particuliĂšrement incompris dans sa diffĂ©rence ou en dĂ©calage complet avec les autres : on se sentira alors comme dĂ©connectĂ© des autres, comme si on vivait dans un monde parallĂšle. Pour continuer Ă  bien distinguer le dĂ©plaisant sentiment de solitude de l’état de solitude, il est aussi important de rappeler que dans le domaine professionnel, travailler seul permet souvent de dĂ©velopper notre imagination, parce que nous ne sommes pas soumis Ă  l’influence des autres et cela participe Ă  l’épanouissement de soi. Cela permet donc de rĂ©duire considĂ©rablement le stress et la pression que l’on ressent quand on travaille en groupe, par peur que notre contribution ne corresponde aux attentes des autres.En somme, la solitude ne peut ĂȘtre confondue avec un simple sentiment nĂ©gatif, elle renferme d’autres facettes. Elle peut ĂȘtre une situation choisie par l’individu oĂč ce dernier interagit peu socialement et Ă©prouve une satisfaction Ă  ĂȘtre sĂ©parĂ© pendant un temps des autres. Toutefois malgrĂ© tous ses aspects bĂ©nĂ©fiques, il faut rappeler que la solitude, pour ĂȘtre bien vĂ©cue ne doit jamais durer longtemps et doit avoir Ă©tĂ© choisie ou du moins acceptĂ©e. Car si elle est subie, elle peut produire un vĂ©ritable enfer comme le rappelle le chanteur belge Stromae"J'suis pas tout seul Ă  ĂȘtre tout seul/Ça fait d'jĂ  ça d'moins dans la tĂȘte/Et si j'comptais, combien on est est/Beaucoup/Tout ce Ă  quoi j'ai d'jĂ  pensĂ©/Dire que plein d'autres y ont d'jĂ  pensĂ©/Mais malgrĂ© tout je m'sens tout seul/Du coup J'ai parfois eu des pensĂ©es suicidaires/Et j'en suis peu fier/On croit parfois que c'est la seule maniĂšre de les faire taire/Ces pensĂ©es qui nous font vivre un enfer/Ces pensĂ©es qui me font vivre un enfer"                                                                                                                                                                        Solitude et isolement Dans l’opinion commune, il est clair que lorsqu’on parle de la solitude, bien souvent on la confond Ă  tort avec l’isolement. C’est en grande partie pourquoi la solitude a souvent cette connotation nĂ©gative dont nous avons fait la critique. L’isolement est une situation que l’on subit. La solitude, elle, peut ĂȘtre choisie et dĂ©sirĂ©e. Le confinement qui a Ă©tĂ© imposĂ© pendant la pandĂ©mie a pu ĂȘtre ainsi vĂ©cu comme un isolement difficile Ă  vivre. Dans un autre ordre d’idĂ©e, Freud indiquait que dans la nĂ©vrose comme d’autres psychopathologies, c’était comme si un individu dĂ©cidait d’entrer dans une retraite spirituelle et de se couper du reste de la sociĂ©tĂ©. DĂ©cider de s’isoler est une chose, mais ĂȘtre coupĂ© des autres parce qu’on est « mal dans sa peau » est autre chose que l’on subit. La solitude peut ĂȘtre positive alors que l’isolement ne l’est guĂšre.Examiner les diffĂ©rents types d’isolement est certainement Ă©clairant pour approfondir notre analyse. Il existe un isolement qui s’explique par le manque d’interaction sociale. Quand un individu quitte son lieu d’enfance et se retrouve ailleurs sans connaĂźtre personne, il est forcĂ©ment isolĂ© socialement. Pensons au  travailleur immigrĂ© qui ne parle pas la langue, qui est perdu dans un nouveau pays oĂč il n’a ni famille ni ami. Le poignant sentiment d’exil se conjugue avec le sentiment d’ĂȘtre vraiment seul. Mais l’isolement peut aussi ĂȘtre expliquĂ© par des causes psychologiques et morales comme la  perte d’un proche, que ce soit dans le cadre d’une rupture amoureuse ou dans le cadre d’un deuil. «Un seul ĂȘtre vous manque et tout est dĂ©peuplé» Ă©crivait Lamartine dans un poĂšme intitulĂ© : « L’isolement Â». Comme si une seule personne avait le pouvoir de nous lier aux autres et de donner du sens Ă  notre prĂ©sence dans ce monde. L’absence d’un ĂȘtre cher peut expliquer pourquoi un individu peut se sentir subitement coupĂ© du reste de la sociĂ©tĂ©. Le deuil n’est pas simplement alors la perte d’un ĂȘtre aimĂ©, c’est Ă©galement un brouillage du lien avec les autres et le quotidien. Le chagrin isole. Ensuite, on peut ainsi comprendre qu’il y a un isolement Ă©motionnel qui n’est pas un manque d’interactions sociales. L’isolement Ă©motionnel dĂ©finit une situation oĂč l’individu sent qu’il n’est pas compris par les autres. Il n’est pas forcĂ©ment isolĂ© de ses proches ou de ses collĂšgues, mais il a des difficultĂ©s relationnelles importantes. Cela peut ĂȘtre liĂ© Ă  des facteurs comme la difficultĂ© Ă  communiquer, la timiditĂ© maladive, un tourment intĂ©rieur ou une tristesse comme celle du deuil, ou un problĂšme de confiance en soi. Cet isolement prend la forme d’une fermeture aux autres, d’un mutisme dont les causes sont psychologiques et morales et peuvent renvoyer souvent Ă  toute une histoire tourmentĂ©e. Avec la montĂ©e en puissance de la technologie, on assiste Ă  l’émergence d’un isolement « numĂ©rique ». On peut penser d’abord aux geeks addicts Ă  leur ordinateur. Les portables sont faits normalement pour communiquer mais on s’aperçoit qu’ils induisent souvent des comportements de repli sur soi et de fermeture aux personnes qui sont pourtant prĂ©sentes et disponibles autour de soi. Ensuite, il y a une fracture numĂ©rique. Bien des campagnes restent moins bien Ă©quipĂ©es en Ă©quipements informatiques. Cela crĂ©e une distance entre urbains et ruraux : ces derniers pouvant se sentir discriminĂ©s et finalement isolĂ©s Ainsi, certains lycĂ©ens de la campagne peuvent se sentir dĂ©contenancĂ©s par le dĂ©calage entre leur culture et celle de ceux qui vivent dans les grandes mĂ©tropoles. Un nombre non nĂ©gligeable de citoyens – notamment des personnes ĂągĂ©es - se trouvent Ă©galement coupĂ©es de bien des activitĂ©s sociales et d’informations parfois importantes Ă  cause de la fracture numĂ©rique. Une certaine modernisation des administrations et des services a laissĂ© ainsi sur le bord du chemin bien des personnes, crĂ©ant un isolement souvent socialement dĂ©sastreux L’isolement est une condition jugĂ©e anormale - source de souffrance et d’aigreur - dans laquelle on estime qu’on ne ne trouve pas sa place et qu’on n’est pas considĂ©rĂ©. L’isolement est le versant sombre de ce qu’on place habituellement sous le nom de solitude.                                                                                           La solitude comme donnĂ©e existentielle fondamentale. Un chanteur plein d’énergie et de ressources comme Gilbert BĂ©caud peut nier de façon paradoxale l’existence de la solitude parce qu’il lui semble toujours possible de ne pas ĂȘtre isolĂ©. Par tempĂ©rament et non sans humour, il se plaĂźt Ă  sous estimer l’expĂ©rience dĂ©primante de l’isolement avec tous ses ravages et Ă  l’assimiler Ă  la solitude. Mais ne faut-il pas voir dans la solitude la condition naturelle de l’homme, sans que ce soit du tout un malheur ? Par exemple, le philosophe AndrĂ© Comte-Sponville prĂ©sente volontiers la solitude comme une donnĂ©e existentielle fondamentale. Ne sommes-nous pas, en effet, toujours seuls face Ă  nous-mĂȘmes et Ă  nos choix ? Personne ne peut aimer, choisir, vivre ou mourir Ă  notre place. Et si nous sommes autonomes et possĂ©dons un libre-arbitre, c’est principalement parce que nous sommes seuls Ă  ĂȘtre qui nous sommes. La solitude est donc inĂ©vitable et indispensable. Il s’agit donc de changer notre rapport Ă  la solitude. Il faudrait plutĂŽt l’embrasser comme ce qui nous rend humain et constitue une base de notre personnalitĂ©. Il n’y a pas de honte Ă  ĂȘtre seul, chaque individu, au fond, est seul. La solitude est ce qui nous permet aussi de modifier notre rythme de vie, de prendre notre temps, de restaurer notre Ă©nergie pour repartir sur de bonnes bases. C’est grĂące Ă  elle que nous possĂ©dons une intimitĂ©. En effet, la sphĂšre protectrice qu’on se construit en se retrouvant avec soi-mĂȘme nous permet de choisir avec qui on veut partager nos pensĂ©es, nos difficultĂ©s. On conseille parfois de parler de ses problĂšmes pour trouver de l’aide, mais on peut trĂšs bien ne pas vouloir s’en ouvrir Ă  autrui, par pudeur ou par volontĂ© de surmonter cette difficultĂ© seul, et ainsi consolider sa confiance en soi. La solitude est ainsi ce qui permet de forger son identitĂ© personnelle et de la protĂ©ger . En conclusion, il ne faut pas avoir peur de la solitude. Cette derniĂšre nous aide Ă  cultiver notre jardin intĂ©rieur et avoir cette intĂ©rioritĂ© si indispensable dans la vie de tous les jours, notamment dans la prise de dĂ©cisions, la rĂ©flexion personnelle, la vie privĂ©e
 Je pense que nous devons plutĂŽt fuir l’isolement souvent dĂ©stabilisant et nous mĂ©fier du triste sentiment de solitude. Mais la solitude elle-mĂȘme se prĂ©sente comme une rĂ©alitĂ© fondamentale pour notre autonomie. Dans un monde aussi connectĂ© et aussi cacophonique que le nĂŽtre, oĂč les mĂ©dias, les influenceurs et les rĂ©seaux sociaux nous sollicitent tant, il faut tacher de ne pas s’oublier et se rappeler que nous sommes des individu libres et indĂ©pendants – capable d’une intĂ©rioritĂ©. Il est essentiel dans la tranquillitĂ© de la solitude de pouvoir plonger en soi-mĂȘme et de cultiver ce « dialogue intĂ©rieur » qui dĂ©finit la pensĂ©e selon Platon, pour y voir clair sur ce que nous voulons vraiment.                                                                                                                 ////Virgules musicales                                   Ben Harper : Another lonely day                                                                                                                                                       Gilbert BĂ©caud : La solitude, ça n’existe pas                                                                                                                                   Stromae : L’enfer

  • Le plaisir et la morale                                                Emission dudimanche 19 mars 2023   


    Illustration : "Les mangeurs de Ricotta" de Vincenzo Campi                                                          


    Le rapport du plaisir Ă  la morale est souvent conflictuel.  Combien de fois, la recherche du plaisir nous pousse-t-elle Ă  nous Ă©manciper sans beaucoup de scrupule et mĂȘme, parfois avec jubilation, de nos obligations morales ? Sont-elles si nombreuses les personnes qui refusent de frayer avec l'immoralitĂ© dĂšs qu'une dĂ©licieuse occasion se prĂ©sente ? On comprend dĂšs lors que certaines morales se mĂ©fient du plaisir comme du diable et multiplient les mises en garde et les interdits pour limiter son influence.


    Pourtant il existe une doctrine morale - l'hĂ©donisme -qui estime que le plaisir est le bien par excellence qui, seul, peut apporter le bonheur sur terre. Chez le philosophe Epicure, cette doctrine conduit Ă  une "sobriĂ©tĂ© heureuse" et elle ne manque pas d’arguments.  Mais la forme la plus courante d'hĂ©donisme chez les "bons vivants" pour lesquels il n'y a pas de mal Ă  se faire du bien, a beaucoup moins de retenue et de tenue.


    La complexitĂ© du rapport de la morale avec le plaisir mĂ©rite est telle qu’on a souvent le sentiment d’ĂȘtre placĂ© devant un dilemme. En effet, quand on prend le plaisir comme guide, cela peut nous conduire dans des directions totalement opposĂ©es. Mais quand la morale condamne avec virulence le plaisir, on ne peut s’empĂȘcher de trouver cela douteux, voire hypocrite. Les moralistes intransigeants sont, en effet, parfois si obsĂ©dĂ©s par la sexualitĂ© qu'il est difficile de les croire dĂ©tachĂ©s de ce plaisir qu'il dĂ©nonce avec passion. Quelle place faut-il donc accorder au plaisir dans notre recherche d'une vie bonne ?


    I. Le plaisir comme indicateur naturel du bien dans l'hédonisme d'Epicure


    1) Le plaisir


    Chez nous, comme pour tous les animaux pourvus d'une sensibilitĂ© un peu dĂ©veloppĂ©e, le plaisir s'inscrit dans une logique naturelle de rĂ©compense. C'est pourquoi naturellement il nous attire. A l'opposĂ©, nous fuyons la souffrance qui se prĂ©sente comme un rĂ©vĂ©lateur de ce qui est mauvais pour nous.  Par exemple, la douleur nous fait retirer spontanĂ©ment la main quand un objet la brĂ»le ou la blesse. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, elle contribue largement Ă  la prĂ©servation de notre intĂ©gritĂ© physique. A l'inverse, le plaisir indique naturellement ce qui semble bon pour l’organisme vivant que nous sommes.


    2) L'hédonisme d'Epicure


    Epicure est un adepte de la thĂ©orie selon laquelle tout notre savoir provient des sensations qu’on nomme le sensualisme. C'est en cohĂ©rence avec l'idĂ©e que la sensation de plaisir structure, enchante et souvent guide notre existence qu’il a pu construire sa doctrine hĂ©doniste. Dans La lettre Ă  MĂ©nĂ©cĂ©e, il dĂ©clare "Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (...) c’est de lui que nous partons pour dĂ©terminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut Ă©viter" On distingue souvent le bonheur durable et paisible du plaisir parfois violent et Ă©phĂ©mĂšre : pour Epicure ces deux satisfactions peuvent n'en faire qu'une, Ă  condition toutefois de ne cultiver que les dĂ©sirs naturels qui sont accessibles et dont la rĂ©alisation peut se rĂ©pĂ©ter de façon agrĂ©able. 


     


    3) Trois sortes de désirs


    Epicure distingue en effet trois types de dĂ©sirs. Les naturels et nĂ©cessaires comme boire quand on a soif. Les dĂ©sirs naturels mais non nĂ©cessaires : comme boire une boisson sucrĂ©e pour se dĂ©saltĂ©rer. Enfin, les dĂ©sirs non naturels et non nĂ©cessaires - les dĂ©sirs vains - comme l'ivrognerie ou la goinfrerie. Son hĂ©donisme se prĂ©sente ainsi comme une pratique de sobriĂ©tĂ© heureuse oĂč l'on fuit tous ces dĂ©sirs excessifs qui dĂ©gradent le corps et troublent les esprits.


    II. Les plaisirs et désirs à éviter selon Epicure


    1) Contre les désirs vains et excessifs.


    Pour avoir une vie vraiment plaisante, l'Ă©picurisme dĂ©conseille fortement toute recherche du plaisir qui passe par des dĂ©sirs vains. Les addictions diverses liĂ©es le plus souvent Ă  ces dĂ©sirs  sont source de souffrance physique et morales. Qu’on songe aux dĂ©gĂąts de l’alcoolisme. Et ils dĂ©naturent la satisfaction elle-mĂȘme. Un fumeur invĂ©tĂ©rĂ© grille trĂšs souvent une cigarette davantage pour ne plus sentir le manque que par plaisir. Les dĂ©sirs excessifs produisent un manque qui transforme le plaisir en simple analgĂ©sique, en une sorte d'ectoplasme. Le vrai plaisir se dĂ©finit par la satisfaction agrĂ©able d'un dĂ©sir car il arrive que rĂ©aliser un dĂ©sir n'apporte rien de positif. Le vrai plaisir remplit d'une vraie satisfaction durable plutĂŽt qu'il ne chasse temporairement la douleur. Enfin, Epicure qui place l’amitiĂ© dans les dĂ©sirs naturels sait aussi que la recherche des plaisirs intenses ne facilite pas les relations apaisĂ©es avec les autres.


    2) Un hĂ©donisme consĂ©quent qui s’appuie sur la raison


    De façon gĂ©nĂ©rale, l'hĂ©donisme d'Epicure mobilise le plaisir en s’appuyant sur une intelligence qui sait prĂ©voir ce qui nous est vraiment avantageux sur le long terme. "Il y a des cas -Ă©crit-il - oĂč nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent" Ainsi mieux vaut-t-il s'abstenir d'aliments sucrĂ©s quand on est diabĂ©tique car on sait qu'on le payera cher plus tard. Epicure ajoute : " il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, aprĂšs avoir longtemps supportĂ© les douleurs, il doit rĂ©sulter de lĂ  pour nous un plaisir qui les surpasse." Il est ainsi profitable de supporter un mauvais quart d'heure chez le dentiste pour obtenir une agrĂ©able et durable guĂ©rison. Epicure conclut ainsi : "chaque plaisir et chaque douleur doivent ĂȘtre apprĂ©ciĂ©s par une comparaison des avantages et des inconvĂ©nients Ă  attendre." Dans tous les cas, notre choix sera guidĂ© par le dĂ©sir d'obtenir finalement le maximum de plaisir pour avoir une vie heureuse. Le bonheur se dĂ©finit pour lui par l'aponia - une bonne santĂ© du corps liĂ©e Ă  une hygiĂšne de vie Ă©quilibrĂ©e et naturelle et par l'ataraxie - la sĂ©rĂ©nitĂ© de l'esprit obtenue en se dĂ©barrassant d'idĂ©es fausses et toxiques notamment sur les Dieux et la mort.


    III.  Critique de l'hĂ©donisme


    1. Une remarque de SĂ©nĂšque


    Epicure dĂ©clare que le plaisir dont il parle est celui du ventre. Le philosophe SĂ©nĂšque a beau jeu de lui rĂ©torquer : " Pourquoi invoques-tu le plaisir ? C'est le bien de l'homme que je cherche, non celui du ventre, qui est plus large chez les bestiaux et les bĂȘtes sauvages. " [i]Le propos est polĂ©mique mais il a l'intĂ©rĂȘt de souligner que le plaisir, cette douce sensation qu'on rapporte spĂ©cialement au corps, n'est pas distinguĂ© chez Epicure des contentements plus relevĂ©s. Il semble incohĂ©rent de rĂ©duire ainsi toutes les diffĂ©rentes satisfactions que nous Ă©prouvons au plaisir physique. Bergson souligne que ce plaisir est du cĂŽtĂ© de la conservation alors que la joie est du cĂŽtĂ© de la crĂ©ation. Le plaisir de dĂ©vorer un bon plat quand on a faim n'est pas comparable Ă  la joie Ă©prouvĂ©e par un Ă©crivain qui vient d'achever un roman dont il est fier. Pour prolonger cet exemple, on peut se demander si le plaisir esthĂ©tique ne serait pas aussi Ă©loignĂ© du plaisir des sens que la joie. Peut-on confondre en effet la sensation agrĂ©able avec le sentiment du beau ? AssurĂ©ment non. SĂ©nĂšque qui reconnait la sagesse d'Epicure, critique donc une analyse rĂ©ductrice de la sensibilitĂ© humaine qui peut Ă©garer. Il loue l'homme mais critique sa doctrine du plaisir censĂ©e rendre compte de l'ensemble des satisfactions et ĂȘtre le critĂšre principal en morale.  


    2. Une autre tension interne à la doctrine d’Epicure


    Sur ce point, des tensions se font jour chez Epicure. Il prĂ©cise en effet qu’il faut en morale un autre guide que le plaisir, Ă  savoir : " le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut Ă©viter, et de rejeter les vaines opinions d’oĂč provient le plus grand trouble des Ăąmes." Et il ajoute : "(...) le principe de tout cela et par consĂ©quent le plus grand des biens, c’est la prudence. (...) il n’y a pas moyen de vivre agrĂ©ablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnĂȘtetĂ© et justice" DrĂŽle d'aveu finalement qui indique que l'hĂ©donisme ne peut se satisfaire du seul plaisir mais a besoin de la prudence – en grec la phronĂ©sis - qui est prĂ©sentĂ©e comme « le plus grand bien Â». Certes, Epicure ajoute  " 
 il est impossible de vivre avec prudence, honnĂȘtetĂ© et justice si l’on ne vit pas agrĂ©ablement." Façon de replacer le plaisir au centre de la morale mais est-ce bien convaincant ?


    IV. L'oubli de la vertu de tempĂ©rance ?    


    1) Prudence et tempérance.


    La prudence dont parle Epicure présente les principales caractéristiques d'une vertu un peu oubliée : la tempérance. La tempérance est cette force morale qui permet de rester modéré dans la recherche du plaisir et dans la satisfaction des désirs. Pour Platon, c'est une des quatre grandes vertus à cÎté de la justice, du courage et de la sagesse. Elle fait partie aussi des quatre vertus cardinales.


    2) Pourquoi cet oubli de la tempĂ©rance ?


    Pourquoi cette disparition de la tempĂ©rance de la liste des qualitĂ©s morales les plus apprĂ©ciĂ©es ? N’aurions-nous plus besoin dorĂ©navant d’avoir une sorte de maĂźtrise de nos dĂ©sirs ? Ce serait Ă©trange.  C'est plutĂŽt que les conditions matĂ©rielles et notre systĂšme Ă©conomique ont changĂ© Ă  la fois notre rapport au plaisir et attĂ©nuer les rĂ©ticences de la morale Ă  son Ă©gard. Sont souvent louĂ©es ce qui Ă©tait avant considĂ©rĂ©s comme dĂ©fauts, voire comme pĂ©chĂ©s : la gourmandise, la luxure, et mĂȘme le dĂ©sir d’accumuler la richesse et de « profiter Â» de ce qui s’offre Ă  nous. C'est qu'il y a eu aussi une extension du domaine des biens Ă  consommer. Une bonne partie de l'humanitĂ© a ainsi adhĂ©rĂ© Ă  une sorte d'hĂ©donisme consumĂ©riste.


    3) Le retour du conflit entre hédonisme et rigorisme.


    Une frange moins nombreuse et plus riche de notre espĂšce a les moyens de le mettre concrĂštement en application. Un rigorisme moral qui n'est certes pas une nouveautĂ© se prĂ©sente comme le pendant de cet hĂ©donisme consumĂ©riste. En rĂ©action Ă  cette culture des dĂ©sirs excessifs, on voit en effet des attitudes de rejet sĂ©vĂšre et mĂȘme violent du plaisir et de tout ce qui est censĂ© en ĂȘtre le vecteur : la sexualitĂ©, la musique, la fĂȘte. Le rapport conflictuel que nous entretenons avec le plaisir se rejoue Ă  grande Ă©chelle – associĂ© souvent Ă  une opposition plus ou moins artificielle entre diffĂ©rentes sphĂšres civilisationnelle et dans un contexte oĂč ce conflit prend une figure inĂ©dite et dramatique. Car l'american way of life nous conduit Ă  la catastrophe Ă©cologique : les sociĂ©tĂ©s de consommation ne font pas que se nuire Ă  elle-mĂȘme dans leurs excĂšs mais elles impactent toute la planĂšte. Sans compter que cet hĂ©donisme dĂ©voyĂ© est loin d’apporter le bonheur aux populations qui y adhĂ©rent. A l’opposĂ©, le retour du rigorisme moral conduit Ă  mettre en place de rĂ©gimes autoritaires et liberticides. Sommes-nous dans une impasse ?


    4) Revalorisation de la tempĂ©rance et de la sobriĂ©tĂ© heureuse ?


    Sans condamner le plaisir, ni se damner pour ses aspects les plus excessifs, ne peut-on renouer avec la sagesse d'une sobriĂ©tĂ© compatible avec la prĂ©servation de la biosphĂšre en rompant avec la course effrĂ©nĂ©e Ă  l'accumulation et Ă  la consommation ? Dans cette optique, la vertu de tempĂ©rance gagnerait sĂ»rement Ă  ĂȘtre revalorisĂ©e. Ne serait que pour prendre en considĂ©ration ce que les grecs appelaient la "plĂ©onexie", ce dĂ©sir insatiable qui nous conduit toujours Ă  en vouloir plus. En tout cas, notre rapport complexe au plaisir nous invite, dans la crise Ă©cologique majeure dans laquelle nous nous trouvons, Ă  nous demander quel type de satisfaction nous voulons prĂ©cisĂ©ment cultiver pour ouvrir un avenir dĂ©cent et ainsi Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  une autre voie qui Ă©vite les horribles intransigeances des rĂ©gimes qui prĂŽnent une extrĂȘme rigueur des mƓurs ainsi que les scandaleux dĂ©rapages du consumĂ©risme et de la cupiditĂ© dans les sociĂ©tĂ©s nĂ©o-libĂ©rales. 


    LucrĂšce, un disciple d’Epicure, notait quelque chose qui demande sĂ»rement Ă  ĂȘtre mĂ©ditĂ©e par les personnes qui profitent sans retenue de notre dĂ©vastatrice sociĂ©tĂ© d’abondance : « "De la source mĂȘme des plaisirs surgit je ne sais quoi d'amer qui, jusque dans les fleurs, prend Ă  la gorge"  


    Virgules musicales dans l’ordre de diffusion : Georges McCrae : « Rock your baby Â». Chris Squire : Lucky seven dans l’album Fish out of water (1975). Siouxsee and the banshees : « Cry Â» dans l’album Superstition (1991) 





    [i] SĂ©nĂšque : La vie heureuse", IX. 4 

  • Illustration : Oedipe se crevant les yeux


    La lucidité et le pessimisme.


    Des vƓux mal venus ?


    2023 dĂ©bute : c’est le moment des traditionnels vƓux qu’il serait incongru sans doute de ne pas prĂ©senter. Bonne annĂ©e Ă  vous !     


    Pourtant, on sent bien que, depuis quelques temps, ce rituel qui consiste Ă  souhaiter un avenir meilleur sonne Ă©trangement. Une chose est sure : il ne doit pas ĂȘtre prĂ©texte Ă  se voiler la face sur l’état du monde. Par-delĂ , les diffĂ©rentes crises que nous devons affronter – guerre, mesures antisociales, manipulation des opinions, montĂ©e en puissance des extrĂ©mismes politiques et religieux, inflation, augmentation des rĂ©fugiĂ©es - nous sommes visiblement surtout Ă  la fin d’un cycle de quelques centaines d’annĂ©es qui a apportĂ© Ă  l’humanitĂ© une abondance inĂ©dite. Tout notre systĂšme de production est en train de s’enrayer et nous sommes entraĂźnĂ©s d’ors et dĂ©jĂ  dans des changements majeurs – Ă  commencer par le rĂ©chauffement climatique global de la planĂšte du fait des activitĂ©s humaines – qui engendrent des difficultĂ©s et des dĂ©fis inĂ©dits et vont conduire l’espĂšce humaine Ă  changer radicalement sa maniĂšre de vivre. En un sens, nous sommes victimes de notre succĂšs sans doute parce qu’il ne fut pas sans excĂšs, cupiditĂ©, orgueil, ni graves erreurs d’apprĂ©ciation sur le vivant et sur les effets que nos technologies et modes de vie produisent sur la biosphĂšre.


    S’il nous semble important de maintenir ces traditionnels Ă©changes de vƓux, en dĂ©pit de tout ce qui se passe et se prĂ©sente Ă  nous, c’est que nous considĂ©rons qu’ĂȘtre lucide sur notre situation ne conduit pas Ă  dĂ©sespĂ©rer complĂ©tement de l’avenir. Mais est-ce bien le cas ?


    Lucidité selon René Char


    Le poĂšte RenĂ© Char dĂ©clarait : « La luciditĂ© est la blessure la plus rapprochĂ©e du soleil ? [i]» Une telle dĂ©finition semble curieusement d’actualitĂ© aprĂšs ces mois de juillet et d’aoĂ»t 2022, oĂč dans une grande partie de l’Europe et du monde, nous avons subi la canicule et la morsure d’un soleil implacable. Mais que signifie cette citation assez Ă©nigmatique ? PrĂ©senter la luciditĂ© comme « la blessure la plus rapprochĂ©e du soleil Â» semble signifier au moins deux choses. D’abord que la luciditĂ© est une souffrance – une blessure – donc une source de malheur. Ensuite, « la blessure la plus rapprochĂ©e du soleil Â» fait rĂ©fĂ©rence au mythe d’Icare qui a Ă©tĂ© enfermĂ© avec son pĂšre DĂ©dale dans un labyrinthe dont il est strictement impossible de sortir sans ruse spĂ©cifique. IngĂ©nieux technicien, DĂ©dale a fini par fabriquer des ailes en cire pour permettre Ă  Icare de s’échapper en s’envolant du labyrinthe. Mais Icare, imprudent et tombant dans la dĂ©mesure, ne s’est pas contentĂ© de fuir, il s’est trop rapprochĂ© du soleil. Ses ailes ont fondu et il a chutĂ© dans la mer qui l’a englouti sous ses eaux.


    ActualitĂ© du mythe d’Icare ?


    Ne sommes-nous pas dans la situation d’Icare ? Nous Ă©tions enfermĂ©s dans un monde au dĂ©veloppement lent qui pouvait donnait l’impression de tourner en rond, monde oĂč famine et maladies continuaient Ă  errer, tels des minotaures meurtriers, dans le labyrinthe de l’existence humaine. Nous en sommes sortis grĂące Ă  une science et des techniques qui ont fait reculer les maladies et les famines et ont rendu possible une accĂ©lĂ©ration de l’histoire et une explosion de la dĂ©mographie. EnivrĂ© par ces succĂšs, aveugles aux dangers, ne sommes-nous pas allĂ©s trop loin ? Ces techniques qui ont portĂ© trĂšs haut notre niveau de vie, ne risquent-t-elles pas de faire chuter brutalement notre espĂšce dans une situation chaotique ? Et de faire voir bien des rĂ©gions et villes que nous habitions disparaĂźtre, englouties par l’élĂ©vation du niveau des mers ?


    En somme, la luciditĂ© ne nous condamne-t-elle pas au pessimisme complet ? Nous aimerions montrer que tel n’est pas le cas et que faire des vƓux pour l’avenir conserve tout son sens, par-delĂ , la sociabilitĂ©, la politesse et l’attention aux autres que dĂ©jĂ  avantageusement ce rituel peut produire. 


    Que faut-il entendre prĂ©cisĂ©ment par luciditĂ© ?


    Le mot « LuciditĂ© Â» provient du latin luciditas[ii] qui signifie clartĂ© ou splendeur. L’adjectif « Lucide Â» provient de « lucidus Â» qui signifie « clair, brillant, lumineux Â» Ces deux mots dĂ©rivent de « lux Â» et « lucis Â» - la lumiĂšre d’abord considĂ©rĂ©e comme une force agissante et divinisĂ©e. Une Ă©volution sĂ©mantique a fait passer de cette signification positive de « splendeur et de brillant Â» Ă  une acceptation psychologique. Dans son sens le plus neutre, avoir toute sa luciditĂ© signifie ainsi avoir une clartĂ© d’esprit dans un raisonnement, avoir  tous ses esprits et ne pas ĂȘtre dĂ©lirant – quelle que soit la cause de cette perte de luciditĂ© – alcoolisation, drogue, aveuglement de la passion, psychopathologie ou encore traumatisme subi – la liste n’étant pas exhaustive. Dans un sens plus chargĂ© de valeur, ĂȘtre lucide, c’est faire toute la lumiĂšre sur la rĂ©alitĂ© d’une situation quelconque et donc accepter de voir clairement et distinctement les choses telles qu’elles sont.


    LuciditĂ©, amour de la vĂ©ritĂ© et rejet de l’illusion


    La luciditĂ© se prĂ©sente ainsi comme une qualitĂ© morale. C’est une exigence de probitĂ© dans les analyses scientifiques qui oblige Ă  voir et prĂ©senter la rĂ©alitĂ© telle qu’elle nous apparaĂźt Ă  la lumiĂšre de nos observations, surtout quand elle est dĂ©rangeante, voire dĂ©moralisante. AndrĂ© Comte-Sponville estime que la luciditĂ© est la premiĂšre vertu pour un intellectuel[iii]. De façon gĂ©nĂ©rale, qu’on soit un intellectuel ou non, elle est donc « l’amour de la vĂ©ritĂ©, quand elle n’est pas aimable[iv]. C’est un amour de la vĂ©ritĂ© qui s’impose et supplante mĂȘme le dĂ©sir d’ĂȘtre heureux et de se protĂ©ger des vĂ©ritĂ©s qui blessent ou ruine la sĂ©rĂ©nitĂ©. Descartes dans une lettre envoyĂ©e Ă  la princesse Elisabeth[v] Ă©crit ainsi :


    « Je me suis quelquefois proposĂ© un doute : savoir, s’il est mieux d’ĂȘtre gai et content, en imaginant les biens qu’on possĂšde ĂȘtre plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrĂȘtant pas Ă  considĂ©rer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considĂ©ration et de savoir, pour connaĂźtre la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fĂ»t la joie, je ne douterais point qu’on ne dĂ»t tĂącher de se rendre joyeux, Ă  quelque prix que ce pĂ»t ĂȘtre, et j’approuverais la brutalitĂ© de ceux qui noient leurs dĂ©plaisirs dans le vin ou les Ă©tourdissent avec du pĂ©tun. Â» 


    PrĂ©cisons que le pĂ©tun n’est rien d’autre que le tabac : au siĂšcle de Descartes le tabac avait des effets bien plus forts et hallucinogĂšnes que celui que nous trouvons en vente actuellement. Pour faire dans la formule facile, disons que le pĂ©tun de Descartes Ă©quivaut au pĂ©tard actuel.


    Descartes continue son Ă©loge d’un amour inconditionnel de la vĂ©ritĂ© ainsi : « Voyant que c’est une plus grande perfection de connaĂźtre la vĂ©ritĂ©, encore mĂȘme qu’elle soit Ă  notre dĂ©savantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux ĂȘtre moins gai et avoir plus de connaissance. Â» [vi]


    Enfin pour justifier la supĂ©rioritĂ© de la luciditĂ©, il ajoute un argument qui relĂšve de la psychologie morale. Il Ă©crit :


    « â€Š je n’approuve point qu’on tĂąche Ă  se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’ñme, laquelle sent cependant une amertume intĂ©rieure en s’apercevant qu’ils sont faux. Â»[vii]


    Pour lui, la luciditĂ© Ă  laquelle on renonce revient sous la forme d’une sourde inquiĂ©tude qui mine notre tranquillitĂ©. Retour du refoulĂ©. Et il est vrai que la question se pose : peut-on peut vivre dans l’illusion et le mensonge sans Ă©tats d’ñme ? L’illusion est le contraire de la luciditĂ©. Ce n’est pas une simple erreur qui se corrige quand la vĂ©ritĂ© est connue et reconnue. En effet, l’illusion  la spĂ©cificitĂ© de persister, mĂȘme en prĂ©sence de la vĂ©ritĂ© car le dĂ©sir de comprendre se trouve Ă©touffĂ© par un mouvement de l’ñme opposĂ© : l’aspiration Ă  ĂȘtre tranquille, quitte Ă  se mentir Ă  soi-mĂȘme.


    La luciditĂ© est donc pour Descartes le devoir d’utiliser la raison qui nous a Ă©tĂ© donnĂ©e de la meilleure façon possible en accueillant mĂȘme les vĂ©ritĂ©s les moins plaisantes que nous pouvons saisir. Elle s’oppose Ă  l’ignorance mais aussi et surtout Ă  l’illusion qui prend source dans le lĂąche dĂ©sir de se cacher les vĂ©ritĂ©s qui pourraient troubler notre bien-ĂȘtre.


    En quoi la luciditĂ© et le pessimisme se distinguent ?


    Par opposition Ă  la facilitĂ© avec laquelle on peut s’installer dans l’illusion, la luciditĂ© est une forme de courage de l’intelligence  - elle est l’effort que nous faisons pour voir les choses en face et affronter les vĂ©ritĂ©s les plus dĂ©moralisantes. Elle consiste souligne AndrĂ© Comte-Sponville Ă  « voir ce qui est comme cela est, plutĂŽt que comme on voudrait que cela soit. Â» Par quoi –ajoute-t-il-  la luciditĂ© ressemble beaucoup au pessimisme. Â» Les deux en effet font l’expĂ©rience d’un ordre du monde qui contrarie l’ordre de nos dĂ©sirs. Mais le pessimisme en tire l’idĂ©e que toute la condition humaine est dĂ©sespĂ©rante[viii]. Alors que la luciditĂ©, loin d’ĂȘtre une conception gĂ©nĂ©rale de notre situation existentielle, ne s’exerce que sur les quelques vĂ©ritĂ©s les moins rĂ©jouissantes.


    Romain Gary dĂ©clarait : « Je n'aime pas les gens qui prennent leur nĂ©vrose pour des vues philosophiques. [ix]» Ne pourrait-on pas, dans cette perspective, reprocher aux pessimistes d’ériger leur dĂ©sarroi face Ă  une rĂ©alitĂ© dĂ©stabilisante en thĂ©orie gĂ©nĂ©rale ? En plus, les pessimistes aiment Ă  se distinguer - non sans quelques traces d’orgueil et de mĂ©pris - des supposĂ©s naĂŻfs et ignorants qui s’agitent encore pour amĂ©liorer les choses sur terre. Le pessimisme fait ainsi trĂšs souvent le lit d’un fatalisme rĂ©signĂ© et est trĂšs compatible avec l’acceptation de l’ordre ou du dĂ©sordre Ă©tabli. Autant de traits caractĂ©ristiques qui ne les rendent effectivement pas trĂšs aimables.


    Au fond, le pessimisme semble s’inspirer de la conception tragique de la luciditĂ© que l’on trouve dans l’histoire d’ƒdipe. Lorsque ce dernier apprend la vĂ©ritĂ© sur la mort de son pĂšre LaĂŻos – Ă  savoir que c’est lui qui l’a tuĂ© et qu’il a Ă©tĂ© conduit ensuite Ă  Ă©pouser sa propre mĂšre – Jocaste - cela le conduit Ă  se crever les yeux. Jocaste de son cĂŽtĂ© finit par se pendre. La conception tragique de la luciditĂ© conduit ainsi Ă  un dĂ©sespoir complet et loin de permettre une vision plus claire du rĂ©el, la rencontre du terrible finit par l’aveugler. Tout au contraire, parce que c‘est une forme de courage, la vision non tragique de la  luciditĂ© invite, quant Ă  elle, Ă  traverser l’épreuve de l’accablement qu’elle arrive ainsi Ă  « relativiser Â», c’est-Ă -dire Ă  regarder avec la distance que la raison permet de prendre sur les Ă©vĂ©nements les plus dramatiques, mĂȘme si s’agit d’une situation de crise inĂ©dite. [x]


    Conclusion


    Loin de se laisser aveugler et dĂ©truire comme ƒdipe par la vue d’une vĂ©ritĂ© terrible, il faut chercher Ă  mieux voir l’avenir dans toutes ses dimensions. La luciditĂ© concernant l’avenir de l’humanitĂ© ne suppose pas que « les choses aillent de pire en pire.[xi] Â» contrairement Ă  ce que le pessimisme annonce. A vrai dire, c’est en regardant avec courage les dĂ©fis futurs qu’il est possible de nous prĂ©parer efficacement Ă  les affronter. La luciditĂ© invite ainsi Ă  agir avec la prudence requise pour que notre destinĂ©e ne soit pas comparable Ă  celle d’Icare qui finit, par dĂ©mesure et dĂ©sinvolture, par se perdre.


    Pour conclure, revenons aprĂšs ces dĂ©veloppements Ă  la question initiale : peut-on dire qu’il y a toujours une rĂ©elle opportunitĂ© des vƓux de dĂ©but d’annĂ©e quand on cultive actuellement la luciditĂ© ?


    D’abord rappelons un constat lucide que Romain Gary faisait dĂ©jĂ  Ă  la fin des annĂ©es 50 dans son roman Les racines du ciel « L'espĂšce humaine est entrĂ©e en conflit avec l'espace, la terre, l'air mĂȘme qu'il lui faut pour vivre. Comment pouvons-nous parler de progrĂšs, alors que nous dĂ©truisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? Â»[xii] Ensuite, avançons que dans le futur, le vrai progrĂšs consistera Ă  opĂ©rer « une rĂ©duction planifiĂ©e de l’utilisation de l’énergie et des ressources dans le but de rĂ©tablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant et de rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s et amĂ©liorer le bien-ĂȘtre de l’Homme. Â»[xiii]  Tel est le vƓu qu’en toute luciditĂ©, il est possible, je crois, de  formuler pour 2023 ainsi que pour les annĂ©es Ă  venir. La luciditĂ© en effet ne conduit pas Ă  la rĂ©signation pessimiste mais Ă  la mobilisation Ă©cologique.


    Virgules musicales : 



             MĂ©lissa Lavaux : la chanson “Half wizard, half witch” dans l’album : Mama forgot her name was miracle. (2022)
         King Crimson : The sheltering sky de l’album Discipline (1981)

                   


     





    [i] RenĂ© Char : Feuillets d’Hypnos (1944), in Fureur et mystĂšre

    [ii] Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey.

    [iii] Voir l’émission de France Inter : "Sous le soleil de Platon" du mercredi 6 juillet 2022. La luciditĂ© peut-elle nous rendre heureux ? Avec AndrĂ© Comte-Sponville.

    [iv] AndrĂ© Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : LuciditĂ©.

    [v] Descartes, Lettre Ă  Elisabeth du 6 octobre 1645

    [vi] Descartes, Lettre Ă  Elisabeth du 6 octobre 1645.

    [vii] Idem

    [viii] Schopenhauer : Le monde comme volontĂ© et reprĂ©sentation

    [ix] Romain Gary : Les racines du ciel.

    [x] Voir le dernier ouvrag de Corine Pelluchon. L’espĂ©rance ou la traversĂ©e de l’impossible, Rivages, 2022.

    [xi] AndrĂ© Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : LuciditĂ©.

    [xii] Romain Gary : Les racines du ciel.

    [xiii] Jason Hickel, Less is more : How Degrowph will Save the World, 2020.

  • L'expĂ©rience de la beautĂ©                                                                 

     Emission du dimanche 6 novembre 2022          

    Illustration Lucrezia Panciatichi, un tableau d’Angelo Bronzino                     


    I. Une expérience bouleversante


    A. Nature paradoxale de la beauté ?


    1. Constat.


    L’expĂ©rience que nous faisons de la beautĂ© est intrigante. D’un cĂŽtĂ©, c'est une expĂ©rience somme tout banale : qui n'a jamais ressenti cette Ă©motion qui lui fait dĂ©clarer de façon solennelle : " qu'est-ce que c'est beau ! " ? Cela peut arriver devant un paysage, un visage, une peinture, un film, en Ă©coutant une cantate de Bach ou bien le chant d'un oiseau. Et la beautĂ© est perçue dans le monde ordinaire par les deux sens principaux que nous mobilisons : la vue et l'ouĂŻe. Mais, d’un autre cĂŽtĂ©, la beautĂ© rend manifeste l'existence de quelque chose de tout Ă  fait extraordinaire - bien diffĂ©rent de tout ce que nos cinq sens nous prĂ©sentent. L'expĂ©rience de la beautĂ© comprend en effet le plus souvent un moment de sidĂ©ration : comme si un Ă©clat d'absolu entrait subitement dans notre quotidien.


    2. Spécificité de l'idée du beau selon Platon.


    Pour Platon, ce caractĂšre paradoxal de la beautĂ© tient Ă  sa nature mĂȘme. Illustre reprĂ©sentant de l'idĂ©alisme philosophique, Platon estime que la rĂ©alitĂ© est constituĂ©e d'idĂ©es que notre intelligence pure peut saisir. Notre perception habituelle du monde est censĂ©e, selon lui, nous Ă©garer car elle ne nous propose que de pĂąles et pĂ©rissables copies des idĂ©es Ă©ternelles. Parmi ces derniĂšres, les trois grandes idĂ©es sont celles du beau, du vrai et du bien. Toutefois, pour Platon, il existe une diffĂ©rence de statut entre ces trois idĂ©es et celle de la beautĂ© se singularise Ă  bien des Ă©gards. Le vrai, on le sait, demande souvent bien des efforts et des raisonnements pour ĂȘtre Ă©tabli. La vĂ©ritĂ©, loin d'ĂȘtre une Ă©vidence spontanĂ©e, est le rĂ©sultat de tout un cheminement. Le bien, quant Ă  lui,  ne se voit pas clairement sur les visages, ni dans les attitudes et les actions. MĂȘme l'idĂ©e de notre bien-propre ne nous apparaĂźt souvent que lorsque l'expĂ©rience a permis de sortir de toutes les fausses pistes et impasses que nous avons explorĂ©es. Pour notre philosophe athĂ©nien, la beautĂ© a, elle, ce privilĂšge - qui peut passer aussi pour une sorte de sortilĂšge - d’ĂȘtre la manifestation la plus immĂ©diatement perceptible du monde idĂ©al ici-bas. La seule idĂ©e Ă©ternelle qui est directement sensible est en effet celle du beau. La beautĂ© constitue ainsi une exception remarquable dans la conception idĂ©aliste du fondateur de l'acadĂ©mie car elle est l'apparition sur terre de ce qu'il y a de meilleur et d'impĂ©rissable dans le monde des idĂ©es. C’est pourquoi pour Platon il ne faut jamais se moquer, ni sous-estimer une personne qui s’extasie devant une manifestation de la beautĂ© : il y a toujours de la profondeur dans cette attitude. Un esthĂšte ne peut jamais ĂȘtre totalement mauvais.


    B. La singuliÚre expérience de la beauté.


    On parle parfois de beautĂ© Ă  couper le souffle. En tout cas, la beautĂ© nous enthousiasme et nous inspire. Platon en fait l’objet gĂ©nĂ©ral de toute passion. L’amour est pour lui toujours dĂ©sir de beautĂ© et mĂȘme dĂ©sir d’engendrer dans le beau[i]. La beautĂ© nous chamboule, peut nous faire tourner la tĂȘte, nous bouleverse tout comme le fait l’amour quand il s’empare de nous, corps et Ăąme. Stendhal disait souffrir Ă  Florence de vertiges liĂ©s Ă  la puissance des chefs d’Ɠuvre qu’il contemplait dans cette citĂ© de Toscane qui abrite dans ses murs des beautĂ©s picturales dont les auteurs sont RaphaĂ«l, LĂ©onard de Vinci, Masaccio, Botticelli, Le Caravage, Michel-Ange, Bronzino ... « La beautĂ© est promesse de bonheur Â» notait Ă©galement Stendhal pour qui le beau prĂ©pare Ă©galement et rend possible une existence accomplie. C’est dire l’aspect mixte de cette expĂ©rience du beau  qui est Ă  la fois  physique et en un sens "mĂ©taphysique", c'est-Ă -dire qui renvoie au concret de la sensibilitĂ© et nous Ă©lĂšve dans un au-delĂ  magnifiĂ© du monde. Kant disait de façon si mystĂ©rieuse qu’elle en devient presque poĂ©tique : «  le beau est la forme de la finalitĂ© d’un objet en tant qu’elle est perçue sans reprĂ©sentation d’une fin Â»[ii]. Formule Ă©nigmatique !  Sans doute disait-il cela pour souligner qu’il y a un Ă©lan dans la beautĂ© mais qui dessine un mouvement sans but prĂ©cis : la beautĂ© serait ainsi le pur plaisir d’ĂȘtre transportĂ© dans un ailleurs d’une grande sĂ©rĂ©nitĂ©. Un Ă©lan de passion sans objet prĂ©cis qui loin de nous dĂ©chirer et nous tourmenter, nous rĂ©concilierait avec le meilleur de soi-mĂȘme.  


    C. Critique de la conception idéaliste de la beauté.


    1. Critique générale.


    Les objections aux analyses de Platon ainsi qu'Ă  toute interprĂ©tation idĂ©aliste de la beautĂ© ne manquent pas. Pour Nietzsche et Freud, la vision idĂ©aliste de la beautĂ© parle plus du ressentiment Ă  l'Ă©gard de l'existence humaine que du sentiment lui-mĂȘme du beau. La beautĂ© du monde idĂ©al serait alors surtout un prĂ©texte pour dĂ©noncer et compenser la supposĂ©e laideur de notre monde.       


    2.  Conception Bergsonienne de l'art et du beau.


    Dans une autre optique, le philosophe Bergson voit dans l'expĂ©rience esthĂ©tique une meilleure perception de la rĂ©alitĂ© elle-mĂȘme et non la description d'un autre monde idĂ©al qu'on aurait perdu ou qu'on chercherait Ă  atteindre. Il note : " ... l'artiste a toujours passĂ© pour un "idĂ©aliste". On entend par lĂ  qu'il est moins prĂ©occupĂ© que nous du cĂŽtĂ© positif et matĂ©riel de la vie. C'est, au sens propre, un "distrait". Pourquoi Ă©tant plus dĂ©tachĂ© de la rĂ©alitĂ©, arrive-t-il Ă  y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extĂ©rieurs et de nous-mĂȘmes n'Ă©tait pas qu'une vision que (...) notre besoin d'agir et de vivre nous a amenĂ© Ă  rĂ©trĂ©cir et Ă  vider."[iii] Pour Bergson " les nĂ©cessitĂ©s de l'action tendent Ă  limiter le champs de notre vision"[iv] L'expĂ©rience du beau est un moment d'Ă©largissement de notre perception. La beautĂ© n'indique donc pas la prĂ©sence d'un monde meilleur que le nĂŽtre mais elle est le fruit d'un meilleur regard portĂ© sur la riche rĂ©alitĂ© de notre monde.


     II. Le contraste entre l’expĂ©rience du beau et notre maniĂšre de le dĂ©finir  


    A.      Le contraste    


    Quelle que soit la doctrine Ă  laquelle on adhĂšre, on s'accorde au moins sur un point : l'expĂ©rience de la beautĂ© est d’une grande force. La beautĂ© est toujours perçue comme une expĂ©rience riche, censĂ©e nous placer devant une rĂ©alitĂ© plus intense. Mais curieusement cette description fait contraste avec les considĂ©rations habituelles sur cette catĂ©gorie esthĂ©tique. La beautĂ© qui fait si forte et noble impression sur notre sensibilitĂ© est souvent saisie de maniĂšre plate par notre intelligence qui peine Ă  lui donner la place et la valeur qu’elle semble mĂ©riter. En effet, il est courant d’insister sur la relativitĂ© de la beautĂ© : comme si cette rĂ©alitĂ© si riche de sens pouvait se diluer dans la logique banale des goĂ»ts et des apprĂ©ciations personnelles. On croit souvent que cette rencontre avec le beau pourtant si commune et frappante dĂ©pend des goĂ»ts, de sa culture, de son humeur, bref cette grande expĂ©rience se rĂ©duirait Ă  notre petite subjectivitĂ©.


           B.    Les explications


    1) Le relativisme culturel.


    Comment expliquer cet Ă©cart entre cette bouleversante expĂ©rience du beau et la conception  assez plate qu'on s'en fait ? D'abord par le relativisme culturel. On sait que les goĂ»ts esthĂ©tiques sont liĂ©s en partie au type de culture, Ă  l’éducation, Ă  notre parcours personnel et Ă  la pĂ©riode historique oĂč l’on se situe. Il faut tenir compte de cet aspect et restĂ© ouvert face Ă  la diversitĂ© des manifestations du beau. Toutefois, ce relativisme culturel n’empĂȘche pas qu’il y a des Ɠuvres qui traversent les siĂšcles et les cultures et sont reconnues comme ayant une grande valeur esthĂ©tique partout : je parle des classiques comme Les mille et une nuits, L’Iliade ou les Ɠuvres de Mozart.


    2)  La confusion faite entre beautĂ© et agrĂ©able.


    Si on croit que le sentiment du beau est relatif, c'est aussi selon Kant parce qu'on le confond avec la sensation de l'agrĂ©able. Kant Ă©crit : " Lorsqu'il s'agit de ce qui est agrĂ©able, chacun consent Ă  ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme qu'un objet lui plaĂźt, soit restreint Ă  sa seule personne. (...) "Le principe : " Ă  chacun son goĂ»t" (...) est valable pour ce qui est agrĂ©able. " [v]  Kant rejoint l'adage populaire : "les goĂ»ts et les couleurs ne se discutent pas".


    III. DĂ©finition kantienne du beau


    A.       La spĂ©cificitĂ© de l’expĂ©rience de la beautĂ©.


    Mais il prĂ©cise : "Il en va tout autrement du beau. Il serait tout juste Ă  l'inverse ridicule que quelqu'un s'imaginant avoir du goĂ»t en ce domaine songe en faire preuve en dĂ©clarant cet objet (...) est beau pour moi. Car (...) lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la mĂȘme satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui mais pour autrui et parle alors de la beautĂ© comme si elle Ă©tait une propriĂ©tĂ© des choses (...) Et ainsi on ne peut pas dire ici : " Ă  chacun son goĂ»t". Car cela reviendrait Ă  dire : (...) il n'existe pas de jugement esthĂ©tique qui pourrait lĂ©gitimement prĂ©tendre Ă  l'assentiment de tous. " [vi]


    B.       DĂ©finition du beau selon Kant.


    Kant en dĂ©duit la dĂ©finition suivante : Â« Est beau ce qui plaĂźt universellement sans concept Â»[vii] Pourquoi  " sans concept" ? Parce que toutes les explications intellectuelles pour justifier un jugement esthĂ©tique sont inadaptĂ©es. Le beau est saisi par la sensibilitĂ© et non par la raison thĂ©orique. Si on pense que le beau est relatif, c'est aussi parce qu'on croit que seule la vĂ©ritĂ© prouvĂ©e scientifiquement peut avoir une validitĂ© universelle. Pour Kant, toutefois, un sentiment Ă©prouvĂ© peut aussi "plaire universellement" et s'imposer Ă  toute sensibilitĂ© ayant cultivĂ©e a minima son goĂ»t. Rappelons qu'est universel ce qui vaut de droit partout et toujours. Mais une chose est l'universalitĂ©, autre chose l'unanimitĂ©. Que la terre est ronde et tourne autour du soleil est une vĂ©ritĂ© universelle mais qui n'a pas toujours Ă©tĂ© acceptĂ©e de fait par tout le monde. Il y a encore des platistes ! Encore une fois, l'exemple des classiques qui traversent les siĂšcles et les cultures semblent donner raison Ă  cette critique de la relativitĂ© du beau ainsi qu'Ă  l'affirmation de la valeur universelle du beau, mĂȘme si l'unanimitĂ© n'est pas toujours au rendez-vous.


    C.       Les classiques  


    Estimer Ă  cet Ă©gard que cette thĂ©orie des classiques seraient une façon pour la classe ou la civilisation dominante d'imposer ces vues semble un peu court. Il a toujours existĂ© un art officiel : des peintres dits "pompiers" aux artistes contemporains promus artificiellement par des galeristes qui spĂ©culent. Mais le temps fait souvent le tri et il arrive que des artistes d'abord maudits, trop populaires, appartenant Ă  une culture moins mise en valeur, finissent heureusement par ĂȘtre reconnus. S'il ne faut pas minimiser l'efficacitĂ© de la promotion de certains goĂ»ts esthĂ©tiques pour des raisons idĂ©ologiques ou Ă©conomiques, il semble raisonnable de ne pas leur accorder une toute puissance.    


    Conclusion 


    Enfin, la beautĂ© est, il faut le noter, une des catĂ©gories esthĂ©tiques parmi d'autres. Kant parle aussi du sublime. Et des tragiques grecs aux Ɠuvres de Francis Bacon ou de Picasso, en passant par les comĂ©dies de MoliĂšre, il y a toute une lignĂ©e d'artistes qui ne cherchent pas Ă  faire naĂźtre le sentiment du beau.  Au demeurant, comme toute expĂ©rience esthĂ©tique, la beautĂ© nous fait comprendre que nous pouvons rencontrer les autres humains et nous entendre avec eux, pas seulement en reconnaissant le vrai grĂące Ă  la science ou en ayant un sentiment partagĂ© du bien en morale mais aussi directement par la sensibilitĂ©. Toutefois, avec la beautĂ© c’est la communion la plus paisible et la plus rĂ©confortante avec le reste de l’humanitĂ© qui est proposĂ©e, celle qui passe par la complicitĂ© immĂ©diate et harmonieuse des Ăąmes sensibles. La beautĂ© a  donc la particularitĂ© de faire rĂ©sonner en nous la corde sensible d’un cosmos ordonnĂ© et idĂ©al et  de proposer ce dont nous avons souvent besoin : une esthĂ©tique de la sĂ©rĂ©nitĂ© et de la paix.


    Extraits musicaux mobilisĂ©s pour cette Ă©mission dans l’ordre de diffusion :


    Jean-SĂ©bastien Bach, la cantate : « JĂ©sus,  Que ma joie demeure ! Â», Wolfgang Amadeus Mozart : Petite musique de nuit, Vivaldi : "Et in terra pax" dans Gloria.


     





    [i] Platon : Le banquet, 206 e.

    [ii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p.67.

    [iii] Bergson, Le rire.

    [iv] Idem

    [v] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 41.

    [vi] Idem

    [vii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 53.

  • Que nous disent les chansons de la  rupture amoureuse ?


    AprĂšs la pause estivale, « l’instant philo Â» reprend en musique ! En avril dernier, en effet, nous avons abordĂ© le thĂšme de « Rupture et continuitĂ© Â» sans parler de la rupture amoureuse. Il semble pourtant intĂ©ressant, Ă  bien des Ă©gards, d’y consacrer une Ă©mission. Pour explorer, on l’espĂšre de façon plaisante, diverses facettes de ce moment toujours dĂ©stabilisant de la vie affective, nous avons choisi de prendre appui sur la chanson populaire qui constitue, en cette affaire, un bon fil conducteur.


    Une rupture a un versant sombre et elle peut ĂȘtre une vĂ©ritable catastrophe. Parfois tout Ă  l’inverse, elle nous fait mĂȘme entrer dans un scĂ©nario de comĂ©die et de marivaudage oĂč les larmes et les rires se mĂȘlent pour aboutir Ă  une fin heureuse. Loin d’ĂȘtre un traumatisme dĂ©finitif, la rupture amoureuse peut constituer ainsi une vraie dĂ©livrance – ou du moins, une scansion, une respiration ou un rebond salutaire au sein des relations affectives. Elle peut fournir l’occasion de se rĂ©inventer, comme le montre la philosophe Claire Marin dans un essai qui date de 2019 : Rupture(s) : comment elles nous transforment. En somme, la rupture amoureuse, Ă  l’instar du mariage, est pour le meilleur comme pour le pire.


     


    https://www.youtube.com/watch?v=sIGK6G6IerI  


    L’aspect dramatique et douloureux de la sĂ©paration amoureuse prĂ©vaut le plus souvent dans la chanson populaire. Alex Beaupain, que nous venons d’entendre, ne l’ignore pas quand il reprend magistralement « Comme un ouragan Â» de StĂ©phanie de Monaco.


     Â« Nous ne sommes jamais aussi mal protĂ©gĂ©s contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais plus irrĂ©mĂ©diablement malheureux que si nous avons perdu la personne aimĂ©e et son amour Â»  souligne Sigmund Freud[i].


    Un air cĂ©lĂšbre du film « Les parapluies de Cherbourg Â» exprime tout ce qu’il y a de dĂ©chirant quand les Ă©vĂ©nements conduisent des amants se rĂ©signer Ă  une suspension mĂȘme temporaire de leur relation.


    https://www.youtube.com/watch?v=KhQ2Mb_Xa7Y                                                                           Â« Je ne pourrai vivre sans toi Â» : chantĂ© par Catherine Deneuve, composĂ© par Michel Legrand.


    Parfois, les lamentations deviennent supplications de celui qui est quitté quand le couple se brise.


    https://www.youtube.com/watch?v=i2wmKcBm4IkJacques Brel : « Ne me quitte pas Â»


    La dĂ©ception amoureuse peut prendre Ă©galement une forme plus autodestructrice et plus virulente oĂč la blessure se cache derriĂšre une indiffĂ©rence hostile comme en tĂ©moigne cette chanson de la Mano Negra 


    https://www.youtube.com/watch?v=eSxoxqDB0OI« Pas assez de toi Â» [ii]


    Une rupture peut dĂ©gĂ©nĂ©rer en un moment d’horreur, comme malheureusement nous le rappellent harcĂšlements, violences conjugales, crimes passionnels et fĂ©minicides.


    A mille lieux de cela, Françoise Hardy toute en retenue et en pudeur, demande des explications. Il est utile et rĂ©confortant pour accepter la fin d’une histoire, de mettre des mots sur ce qui se passe et de soigner ainsi ressentiment et tristesse  par le dialogue – ce bon antidote Ă  la violence.     


    https://www.youtube.com/watch?v=uJd6ydAJK4A  F. Hardy : « Comment te dire Adieu ? Â»


     


    Dans les annĂ©es 70, GĂ©rard Lenorman campe le personnage d’un homme qui, loin  de se laisser entraĂźner par le dĂ©pit d’avoir Ă©tĂ© quittĂ©, affiche une attitude plus conciliante – plus Françoise Hardy que Mano Negra !- en s’adressant Ă  son ex.


    https://www.youtube.com/watch?v=Pn_itowbTzs   GĂ©rard Lenorman : « Voici les clĂ©s Â»


    La culpabilisation et la façon narquoise de chantonner indiquent toutefois que l’acceptation de la sĂ©paration n’est pas sans arriĂšre-pensĂ©e dans cette chanson oĂč la comĂ©die prend le pas sur la tragĂ©die.


    Plus franc du collier, Ben MazuĂ© dans un morceau intitulĂ© « Les jours heureux Â» met en lumiĂšre un Ă©lĂ©ment qui brouille souvent la donne : cette peur du cĂ©libat et de la solitude affective qui conduit souvent Ă  regretter une rupture pourtant nĂ©cessaire.


    https://www.youtube.com/watch?v=SE9I71Vx1rQ&list=PLkqz3S84Tw-SrSLtMkGAgKtKvNH5L5syz&index=14  Â« Les jours heureux Â»[iii]


    CĂ©line Dion, quant Ă  elle, revendique ce dĂ©sir un peu insensĂ© mais d’une touchante sincĂ©ritĂ©, d’ĂȘtre aimĂ© encore et toujours, en dĂ©pit du dĂ©samour annoncĂ©.    


    https://www.youtube.com/watch?v=3eAJNjB-uFw «  Pour que tu m’aimes encore Â» morceau composĂ© (et jouĂ© Ă  la guitare dans l’extrait sĂ©lectionnĂ©) par Jean-Jacques Goldman


    Tout Ă  l’inverse, Serge Gainsbourg dans une de ses premiĂšres compositions qui date de 1958,  rappelle, non sans un peu de cynisme, que la rupture peut aussi ĂȘtre conçue comme un lĂąche soulagement quand il n’y a qu’un amour sensuel qu’on aimerait sans suite. Il n’est jamais bien facile de conjuguer intĂ©rĂȘts Ă©goĂŻstes et investissement dans une relation – surtout Ă  une Ă©poque oĂč les pratiques contraceptives n’étaient pas monnaie courante et le divorce peu facilitĂ© par la lĂ©gislation.  


    https://www.youtube.com/watch?v=TyMqgv5Djf0  Serge Gainsbourg : « Ce mortel ennui Â» [iv]


    Une chose est de prendre l’initiative d’une rupture, autre chose de la subir. Les subjectivitĂ©s sont Ă©videmment diffĂ©rentes de part et d’autre. Pourtant, les frontiĂšres se brouillent parfois et il arrive que les personnes en cours de sĂ©paration se complaisent dans un Ă©change paradoxalement complice autour de leur tristesse et Ă©tats d’ñme. Benjamin Biolay en a fait une chanson :  


    https://www.youtube.com/watch?v=Ba7TB4QXzmU « Comment est ta peine ? Â»


    Un principe d’inertie sentimentale peut affecter les anciens amants, le plus souvent sous la forme du deuil Ă  faire du couple qu’ils formaient. LĂ©gĂšretĂ© et gravitĂ© sont alors prĂ©sentes ensemble. C’est pourquoi le discours de celui qui quitte peut ĂȘtre traversĂ© par un mĂ©lange de mĂ©lancolie, de duretĂ© et de cruautĂ© dans lequel la culpabilitĂ© n’est pas absente - comme on l’entend dans cette autre chanson de Gainsbourg :


    https://www.youtube.com/watch?v=AuxFRUNv_ww  « Je suis venu te dire que je m’en vais. Â»


    Mais il y a profit surement Ă  prendre distance avec cette luciditĂ© de courte vue qui prĂ©tend que les sĂ©parations s’expliquent par le fatal dĂ©clin de toute passion amoureuse et l’impossibilitĂ© de faire durablement couple. Dans un duo qui apporte un utile contre-champ Ă  la ritournelle de Gainsbourg, CamĂ©lia Jordana rompt avec ce prĂ©jugĂ© au sujet de la rupture amoureuse


    https://www.youtube.com/watch?v=X3TrtakDZ2s «Avant la haine Â» composĂ© par A. Beaupain


    L’insistance sur les diverses figures de la rupture ne doit pas toutefois nous faire oublier que ce sont aussi les Ă©cueils de la conjugalitĂ© qu’il faut craindre. On contemple trop souvent les effets d’une relation qui se dĂ©lite sans prendre le temps d’en analyser les causes. La chanson de Georges Brassens « La non demande en mariage Â», met en avant le charme des relations libĂ©rĂ©es des obligations du mariage et dĂ©nonce le prosaĂŻsme du quotidien parfois vĂ©ritable  Â« tue-l-amour Â». Anne Sila en duo avec Nina Louise en a fait rĂ©cemment une reprise originale.


    https://www.youtube.com/watch?v=qF2ouovjakw La non demande en mariage.


    A entendre cette version, on comprend que la conjugalitĂ© amoureuse est toujours Ă  rĂ©inventer dans le dialogue, par-delĂ  les accidents de parcours, les clichĂ©s et les ruptures. Reste que l’important, c’est d’aimer - mĂȘme si, comme le remarque Ben MazuĂ©, cela ne se passe pas toujours comme on le souhaiterait.


    https://www.youtube.com/watch?v=CBMvKdhqlPk&list=PLkqz3S84Tw-SrSLtMkGAgKtKvNH5L5syz&index=10   Ben MazuĂ© : “Le Coeur nous anime”


    Vous trouverez toutes les rĂ©fĂ©rences de cette Ă©mission sur le site de la M.C.H ainsi que dans les podcasts du site de Radio Ouest Track dans la rubrique consacrĂ©e Ă  L’instant philo.


    Pour finir, je propose d’écouter un extrait d’une reprise d’un morceau de Taxi Girl par le groupe Nouvelle Vague[v]. C’est Coralie ClĂ©ment qui est au chant.  


    Au revoir.


    DurĂ©e des chansons : 9 mn 20 environ


    + 1 mn 10


    https://www.youtube.com/watch?v=noTiDbaVjOg  Nouvelle vague. « Je suis dĂ©jĂ  parti Â»





    [i] Malaise dans la civilisation.

    [ii] Dans l’album : Puta’s fever (1989)

    [iii] Album datant de 2020 intitulĂ© : Paradis

    [iv] Album : Du chant Ă  la une ! (1958)

    [v]  Album : Version française (2010)

  • « L’instant philo Â»                                              Emission du dimanche 19 juin 2022   


                                                  L’interprĂ©tation du rĂȘve                                                                                                     


    I.             Propos liminaires


    A.   Rappel


    Pour Freud, si nous rĂȘvons, c’est que nos dĂ©sirs dĂ©bordent du cadre Ă©troit de ce que la rĂ©alitĂ© quotidienne peut nous apporter comme satisfaction. Toutes ces passions et aspirations bien prĂ©sentes en nous qui ne trouvent pas moyen de se rĂ©aliser pourraient produire une amertume individuellement et socialement nĂ©faste. Une des fonctions de l’activitĂ© onirique est de limiter la frustration que nous rencontrons fatalement dans nos existences. Pour dĂ©signer cette capacitĂ© que nous avons de traduire un dĂ©sir qui nous hante en une crĂ©ation originale sur la scĂšne onirique, Freud parle de dramatisation. Cette capacitĂ© de nous persuader qu’est prĂ©sente en rĂȘve une satisfaction qui est absente dans la rĂ©alitĂ© ne fait pas que compenser un manque, elle apporte Ă©galement une dimension tout Ă  fait originale Ă  nos vies. A cĂŽtĂ© des dĂ©sirs qui continuent de nous tourmenter aprĂšs une journĂ©e auxquels le rĂȘve donne satisfaction par l’imaginaire, il y a des aspirations plus gĂ©nĂ©rales, plus profondes peut-ĂȘtre, en tout cas plus existentielles auxquelles le rĂȘve donne forme. La fonction onirique permet ainsi d’incarner le dĂ©sir de donner du sens Ă  ce que nous vivons et de donner corps au dĂ©sir d’explorer de façon inventive les rapports complexes que nous tissons avec ce qui nous entoure, en les rejouant et en les scĂ©narisant.


    B.   Les rĂȘves Ă  interprĂ©ter.


    Tout rĂȘve est la rĂ©alisation d’un dĂ©sir. Tel est le cadre interprĂ©tatif gĂ©nĂ©ral proposĂ© par Freud. Mais, comment savoir quel dĂ©sir particulier se rĂ©alise dans ces rĂȘves d’adultes qui paraissent si Ă©tranges et incomprĂ©hensibles ? Pas facile ! C’est justement lĂ  qu’une interprĂ©tation devient nĂ©cessaire. Ce qui est sans ambiguĂŻtĂ© n’a nul besoin qu’on enquĂȘte pour en saisir le sens. Dans le souvenir qu’on a des rĂȘves qui rĂ©alisent clairement un dĂ©sir bien identifiĂ©, tout est comprĂ©hensible. Quand des scientifiques sont envoyĂ©s dans une station polaire Ă  l’époque de Freud, ils se trouvaient condamnĂ©s Ă  se nourrir pendant des semaines essentiellement de boites de conserve ; il n’est pas Ă©tonnant que tous finissent par rĂȘver de façon rĂ©currente de festins merveilleux. Le dĂ©sir rĂ©alisĂ© alors n’a rien de mystĂ©rieux. Par contre, les rĂȘves oĂč ce sont des dĂ©sirs inconscients qui se rĂ©alisent demandent Ă  ĂȘtre interprĂ©tĂ©s. En effet, le souvenir que nous en avons – Freud parle pour le dĂ©signer de « contenu manifeste Â» - ne permet pas d’accĂ©der directement Ă  son sens. Le contenu qui se manifeste Ă  notre conscience au rĂ©veil dans ces songes intrigants semble lourd d’une signification Ă©nigmatique que Freud appelle « le contenu latent Â» - « latent Â» car s’il nous Ă©chappe bien, on en a tout de mĂȘme une sorte d’intuition vague. InterprĂ©ter un rĂȘve consiste donc, Ă  l’aide d’une enquĂȘte et d’un ensemble de moyens mobilisĂ©s, Ă  tenter de retrouver son sens profond Ă  partir de la mĂ©moire qu’on en a. Comment concrĂštement fait-on ? Quelle mĂ©thode Freud prĂ©conise-t-il pour arriver Ă  dĂ©crypter nos productions oniriques les plus dĂ©concertantes ?


    II. La mĂ©thode d’interprĂ©tation du rĂȘve


    A.      ThĂ©orie.


    1)   Le travail de censure


    Les rĂȘves Ă  interprĂ©ter sont ceux qui mettent en scĂšne des dĂ©sirs inconscients dont  la satisfaction reste cachĂ©e pour protĂ©ger notre Ă©quilibre. Dans ces productions oniriques, notre psychisme dissimule la prĂ©sence de pulsions perturbatrices. Dans cette censure que Freud nomme le travail du rĂȘve, diverses opĂ©rations interviennent. Par exemple, un rĂȘve peut transformer une information trop dĂ©stabilisante en un Ă©lĂ©ment symbolique : c’est le cas de bien des aspects sexuels qui arrivent Ă  la conscience sous une forme ainsi moins explicite. Par exemple, le sexe masculin prend la forme d’une bougie ou du cou d’un cygne. A cĂŽtĂ© de la symbolisation, deux autres opĂ©rations contribuent Ă  brouiller les pistes du rĂȘveur. D’abord la condensation oĂč diverses scĂšnes, personnes ou lieux sont mĂȘlĂ©s. Il n’est pas rare dans un rĂȘve de passer magiquement d’un endroit Ă  un autre trĂšs Ă©loignĂ©,  d’une Ă©poque Ă  une autre, parfois d’une personnalitĂ© Ă  une autre. Freud met l’accent aussi sur le dĂ©placement qui consiste pour un sentiment ou pour une rĂ©action d’ĂȘtre changĂ© de place dans l’agencement d’une scĂšne. C’est ainsi que la colĂšre peut s’exprimer violemment contre une personne qui n’en est pas la cause alors que l’individu qui mĂ©riterait qu’on lui souffle dans les bronches est Ă©pargnĂ©. Si dans notre souvenir, notre animositĂ© a Ă©tĂ© dĂ©placĂ©e, c’est souvent que la personne qui nous a indignĂ©s est une personne d’autoritĂ© que notre conscience ne trouverait pas biensĂ©ant d’agresser.


    2)      Codage et dĂ©codage.


    Le travail d’interprĂ©tation doit d’abord s’appuyer sur les opĂ©rations qui ont conduit Ă  coder et Ă  transformer le contenu du rĂȘve pour qu’il devienne inoffensif dans la rĂ©ception qu’on en a. InterprĂ©ter, c’est donc dĂ©coder le rĂȘve Ă  l’aide de toutes ces opĂ©rations complexes - la symbolisation, la condensation et le dĂ©placement - qui ont permis d’en cacher la portĂ©e rĂ©elle. Rien de scandaleux Ă  cette censure car c’est chose, disons, normale, que de protĂ©ger le psychisme de dĂ©sirs perturbateurs.


    B.   La pratique.


    1)   Une objection ?


    Faudrait-il alors s’interdire d’interprĂ©ter ces rĂȘves qui pourraient ĂȘtre dĂ©stabilisants ? Rappelons d’abord que Freud a toujours mis en garde contre une diabolisation de l’inconscient qui consiste Ă  se le reprĂ©senter comme une sorte de boite de Pandore dont sortiraient essentiellement des pulsions nĂ©fastes. La rĂ©alitĂ© est souvent d’une plus grande banalitĂ© et finalement, inoffensive. Ensuite quand le souvenir d’un rĂȘve d’adulte affleure Ă  notre conscience, c’est une invitation Ă  y aller voir de plus prĂšs pour mieux comprendre ce qui se trame en nous. Il suffit de prendre un exemple d’interprĂ©tation de rĂȘve pour s’en persuader.


    2)   Un exemple.


    a)   Le contenu manifeste  


    Dans son ouvrage, Sur le rĂȘve, Freud donne un exemple : « Une jeune fille rĂȘve que le second enfant de sa sƓur vient de mourir et qu’elle se trouve devant le cercueil exactement comme elle s’est trouvĂ©e, quelques annĂ©es auparavant, devant celui du premier-nĂ© de la mĂȘme famille. Ce spectacle ne lui inspire pas le moindre chagrin. Â»[i]


    C’est lĂ  un rĂȘve d’adulte dĂ©concertant et culpabilisant. On sent bien que le souvenir du rĂȘve ne donne pas le sens vĂ©ritable. Freud prĂ©cise : 


    « La jeune fille se refuse naturellement Ă  voir interprĂ©ter son rĂȘve dans le sens d’un dĂ©sir secret et agressif – prĂ©cisons-le : elle n’a rien contre son neveu dont elle ne souhaite Ă©videmment pas la mort. Ni apparemment contre sa sƓur qui a dĂ©jĂ  perdu son premier enfant.


     


    b)   La mĂ©thode d’association libre des idĂ©es.


    Pour en savoir plus et obtenir des Ă©lĂ©ments qui vont permettre de dĂ©coder ce rĂȘve, Freud utilise la mĂ©thode d’association libre des idĂ©es grĂące Ă  laquelle il a obtenu dĂ©jĂ  quelques succĂšs en psychothĂ©rapie. ConcrĂštement, il demande Ă  la patiente de prĂ©ciser tout ce qui lui vient Ă  la tĂȘte Ă  l’évocation de ce rĂȘve, sans rien Ă©carter, mĂȘme si cela ne semble rien Ă  voir. Cette mĂ©thode a apportĂ© quelques Ă©lĂ©ments Ă©clairants que Freud rĂ©sume ainsi :    


    « «(
)  il y a ceci qu’auprĂšs du cercueil du premier enfant,  elle s’est rencontrĂ©e avec l’homme qu’elle aime; elle lui a parlĂ©; depuis ce moment, elle ne l’a plus jamais revu. Nul doute que, si le second enfant mourait, elle rencontrerait de nouveau cet homme dans la maison de sa sƓur. Elle se rĂ©volte contre cette hypothĂšse, mais elle en souhaite ardemment la consĂ©quence, c’est-Ă -dire la rencontre de l’homme aimĂ©. Le jour qui a prĂ©cĂ©dĂ© le rĂȘve, elle avait pris une carte d’entrĂ©e pour une confĂ©rence oĂč elle espĂ©rait le voir. Â»


    De ces faits collectĂ©s par la mĂ©thode d’association libre des idĂ©es et en mobilisant l’opĂ©ration psychique de dĂ©placement, Freud tire une interprĂ©tation de ce songe. Il Ă©crit :  


    « Le rĂȘve est donc un simple rĂȘve d’impatience, comme il s’en produit avant un voyage, avant une soirĂ©e au thĂ©Ăątre, dans l’attente de n’importe quel plaisir. Mais la jeune fille se dissimule Ă  elle-mĂȘme son propre dĂ©sir; alors, Ă  l’un des aspects trop indicatifs de la situation, il s’en substitue un autre, aussi impropre que possible Ă  inspirer la joie qui persiste.»


    Conclusion : Plusieurs perspectives d’interprĂ©tation


    DerriĂšre un aspect troublant, ce rĂȘve cache, Ă  premiĂšre lecture, une mise en scĂšne permettant de donner satisfaction au souhait que cette femme a de revoir un homme qui lui est cher. Une autre interprĂ©tation toutefois semble possible qui permet de mieux expliquer culpabilitĂ© et dĂ©ni d’agressivitĂ© qui s’expriment chez la jeune femme. La rivalitĂ© fraternelle entre frĂšres et sƓurs n’a pas attendu Freud pour ĂȘtre saisie et bien des mythes dans toutes les civilisations nous en parlent. Le dĂ©sir de la jeune fille n’est dĂšs lors peut-ĂȘtre pas totalement centrĂ© sur ce confĂ©rencier qu’elle ne connaĂźt d’ailleurs visiblement pas bien, mais aussi sur une situation qui pourrait lui apporter satisfaction en la replaçant Ă  Ă©galitĂ© avec sa sƓur. Cette derniĂšre en effet a pu se marier et faire deux enfants. La femme qui rĂȘve est cĂ©libataire et sans enfant. Dans une famille traditionnelle Ă  cette Ă©poque, cette situation n’est pas enviable car la jeune femme commence ainsi une carriĂšre de « vieille fille Â». Ce rĂȘve ne serait-il pas une façon de retrouver une situation Ă©quilibrĂ©e avec sa sƓur ? Cette derniĂšre y perd son second enfant. Mais la jeune femme rencontre un potentiel mari. Les voilĂ  de nouveau Ă  Ă©galitĂ©. Ce rĂȘve exprime-t-il alors du ressentiment Ă  l’égard d’une sƓur dont elle est jalouse ? Ou bien est-ce une façon d’interroger la place d’une jeune femme  Ă  une Ă©poque oĂč il est assez mal vu qu’elle ne trouve pas Ă  faire couple et enfants ? Peut-ĂȘtre ces deux choses en mĂȘme temps. InterprĂ©ter, un rĂȘve c’est considĂ©rer que les dĂ©sirs et prĂ©occupations individuels prennent source aussi dans une situation historiquement et sociologiquement dĂ©terminĂ©s


    Pour un mĂȘme rĂȘve, des interprĂ©tations diffĂ©rentes, sans ĂȘtre au demeurant, contradictoires, sont donc possibles. Est-ce un dĂ©faut ou, au contraire, une richesse ? Je pencherais pour la seconde solution. En tout cas, il est important de souligner que pour Freud, le rĂȘve n’est pas simplement du cĂŽtĂ© d’une imagination qui permet de compenser, voire d’oublier, les dĂ©ceptions et frustrations du rĂ©el. Le rĂȘve est aussi du cĂŽtĂ© de l’enquĂȘte et de la recherche de soi : il constitue, comme ne cesse de le rĂ©pĂ©ter Freud, « la voie royale de l’exploration de l’inconscient Â». Dans l’activitĂ© onirique s’inventent des dispositifs qui permettent de rendre visible et d’incarner le rĂ©el de nos dĂ©sirs, mĂȘme les plus inconscients, mĂȘme les plus hĂ©sitants, mĂȘme les moins affirmĂ©s. Freud ne serait pas en dĂ©saccord, je pense, avec l’idĂ©e formulĂ©e derniĂšrement par le sociologue Bernard Lahire[ii] selon laquelle « le rĂȘve est une conversation de soi avec soi Â».  Si la nuit porte conseil comme on dit, n’est-ce pas parce qu’elle constitue un moment de rĂ©flexion et de maturation dans lequel l’activitĂ© onirique a tout son rĂŽle Ă  jouer ?  


    Virgules musicales : 1.   Ryuichi Sakamoto & Alva noto : « Moon Â» dans l’album INSEN (2005)             2.   Boards of Canada : « Music is math Â» dans l’album Geogadi (2002)





    [i]Freud : Sur le rĂȘve, chap. IX.

    [ii] Bernard Lahire : L’interprĂ©tation sociologique des rĂȘves, La dĂ©couverte, 2018.

  • L’instant philo                                                                      Dimanche 22 mai 2022


                                                         Pourquoi rĂȘvons-nous ? 


    Introduction


    Pour les grecs, MorphĂ©e dans les bras duquel nous nous rĂ©fugions chaque nuit, est Ă  la fois le dieu du sommeil et celui des songes. En effet, lorsque nous sommes assoupis nous traversons deux sĂ©quences bien distinctes. Il y a le sommeil profond oĂč nos activitĂ©s cĂ©rĂ©brales sont au plus bas, oĂč le corps s’abandonne Ă  l’inertie la plus complĂšte. Le visage du dormeur n’exprime alors plus rien et on peut ĂȘtre fascinĂ© mais aussi effrayĂ© par cette façon de s’absenter physiquement du monde qui ressemble Ă  la mort. Il existe aussi le sommeil dit paradoxal – paradoxal car si on branche un Ă©lectroencĂ©phalogramme sur la tĂȘte du dormeur, on peut constater une activitĂ© cĂ©rĂ©brale intense, souvent Ă©quivalente Ă  celle d’une personne bien rĂ©veillĂ©e. Cette pĂ©riode s’accompagne aussi de mouvements du corps. Les yeux s’agitent souvent derriĂšre les paupiĂšres, l’individu endormi change volontiers de position et peut prononcer quelques brĂšves et souvent incomprĂ©hensibles paroles. Il arrive mĂȘme qu’il se redresse, se lĂšve et se transforme en somnambule. Bref lors du sommeil paradoxal, il se passe quelque chose de vraiment intrigant et c’est justement le moment oĂč nous rĂȘvons.


    Toutes les nuits nous rĂȘvons, mĂȘme s’il est courant que nous n’en ayons aucun souvenir. Et quand nous nous souvenons d’un rĂȘve, c’est souvent avec Ă©tonnement et fascination. Le rĂȘve a ainsi de quoi nous faire spĂ©culer. On a, par le passĂ©, souvent estimĂ© que les Dieux, par son intermĂ©diaire, entraient en communication avec les humains. Les rĂȘves, revĂȘtus d’un caractĂšre sacrĂ©, Ă©taient ainsi pris trĂšs au sĂ©rieux et faisaient l’objet de multiples interprĂ©tations. On entend toujours parler de rĂȘves prĂ©monitoires et les Ă©lucubrations sur les pouvoirs extraordinaires du rĂȘve vont bon train sur internet. Mais que penser en vĂ©ritĂ© de cette activitĂ© onirique ? Quelle est sa fonction et son sens profond ? Comment dĂ©finir le rĂȘve ? Pourquoi rĂȘvons-nous ?


    I.                    Le rejet de la conception « mythologique Â». 


    Le discours le plus savant et le plus cohĂ©rent que nous ayons pour l’heure sur le rĂȘve est, celui de la psychanalyse, en dĂ©pit de toutes les interrogations qu’elle continue de soulever. Freud, le pĂšre fondateur de cette nouvelle psychologie, s’est intĂ©ressĂ© trĂšs tĂŽt au rĂȘve qu’il considĂšre dans son premier ouvrage comme « la voie royale de l’exploration de l’inconscient Â»[i]. Faire l’étude de ce phĂ©nomĂšne, somme toute banal, constitue en effet Ă  ses yeux un argument fort pour prouver que notre activitĂ© psychique ne se rĂ©duit pas Ă  la conscience que nous en avons. Si nous voulons rĂ©pondre aux questions que nous nous posons, c’est donc d’abord les analyses de Freud qu’il faut prendre en considĂ©ration.


     Son geste initial de scientifique en cette affaire est d’écarter la reprĂ©sentation « mythologique Â» et irrationnelle du rĂȘve qui estime que l’activitĂ© onirique constitue un accĂšs Ă  une autre dimension du rĂ©el, souvent un monde surnaturel. On peut penser au « dream time Â» - ce temps du rĂȘve qui est le moment mythique au fondement de toute la conception totĂ©miste du monde des aborigĂšnes d’Australie. Plus proches de nous, dans les monothĂ©ismes, beaucoup de relations au divin ainsi que d’annonces faites notamment Ă  des prophĂštes, se dĂ©roulent lors de rĂȘves. Enfin, lĂ  oĂč le culte des ancĂȘtres est pratiquĂ©, les songes sont censĂ©s permettre d’entrer en contact avec les dĂ©funts. Penser le sommeil comme un accĂšs Ă  un monde diffĂ©rent a inspirĂ© aussi le cinĂ©ma fantastique. Dans Les griffes de la nuit de Wes Craven, l’hĂ©roĂŻne dĂšs qu’elle s’endort, se retrouve en proie aux lacĂ©rations d’un personnage terrifiant qui incarne assez bien l’aspect autodestructeur de certaines pulsions inconscientes quand elles font retour dans la conscience.


    II.                  Fonction et dĂ©finition du rĂȘve.


    1)      Pourquoi rĂȘvons-nous ? 


    Freud estime que toutes ces reprĂ©sentations d’un au-delĂ  que l’activitĂ© onirique permettrait d’explorer, ne sont que des interprĂ©tations imaginaires d’une activitĂ© psychique bien rĂ©elle mais mal comprise. LĂ  oĂč la vision mythologique voit dans le rĂȘve le lieu d’une rencontre avec des rĂ©alitĂ©s extĂ©rieures et surnaturelles, Freud, en scientifique qu’il est, perçoit la prĂ©sence d’un pouvoir tout Ă  fait naturel et intĂ©rieur Ă  notre psychisme qu’il nomme la « dramatisation Â»[ii]. De quoi s’agit-il ? La dramatisation est la capacitĂ© que nous avons de mettre en scĂšne Ă  l’aide d’une production imaginaire la rĂ©alisation un dĂ©sir qui nous tient Ă  cƓur. Cette fonction psychique gĂ©nĂ©rale permet de comprendre bien des Ɠuvres d’imagination mais aussi et surtout le jaillissement en nous des rĂȘves. Si nous rĂȘvons la nuit, c’est parce que nous mettons en scĂšne la satisfaction d’aspirations profondes que dans la journĂ©e, nous ne pouvons pas combler. Le rĂȘve est ainsi une sorte de soupape de sĂ©curitĂ© qui permet Ă  la pression de nombreux dĂ©sirs non assouvis dans le quotidien de baisser et de devenir supportable. Une personne qui perdrait la possibilitĂ© de rĂȘver deviendrait folle. Loin de nous introduire dans une extension mystĂ©rieuse du rĂ©el, le rĂȘve permet de nous consoler grĂące Ă  l’imaginaire de toutes les privations que le rĂ©el nous impose. On comprend mieux ainsi l’opposition entre rĂȘve et rĂ©alitĂ©.


    2)      Une dĂ©finition gĂ©nĂ©rale du rĂȘve.


    Toutes ces prĂ©cisions autorisent Freud Ă  proposer la dĂ©finition suivante : « le rĂȘve est la rĂ©alisation d’un dĂ©sir Â». De fait quand on utilise l’expression populaire, « ce serait le rĂȘve ! Â», dit-on autre chose ? Le rĂȘve dĂ©signe ici le bonheur, c’est-Ă -dire la satisfaction d’un dĂ©sir qui nous comblerait vraiment. Et puisqu’il est de maniĂšre gĂ©nĂ©rale toujours la rĂ©alisation d’un dĂ©sir sur une scĂšne imaginaire, le rĂȘve a bien un sens. Une interprĂ©tation de nos songes Ă  l’aide de connaissances et d’une mĂ©thode scientifiques est envisageable qui peut permettre de saisir les dĂ©sirs bien rĂ©els et souvent inconscients qui s’agitent en nous. Une enquĂȘte peut ĂȘtre ouverte pour dĂ©couvrir quelle aspiration profonde s’exprime dans nos rĂȘves et quels fantĂŽmes oubliĂ©s de notre passĂ© viennent parfois nous hanter.


    III.                RĂȘve d’enfant et rĂȘve d’adulte.  


     


    1)      ReprĂ©sentation matĂ©rialiste du rĂȘve


    Freud s’est opposĂ© avec force aux thĂ©oriciens matĂ©rialistes de son Ă©poque qui estimaient que le rĂȘve est un Ă©piphĂ©nomĂšne sans aucun sens. Ces derniers, prenant appui sur l’aspect dĂ©cousu et absurde de la plupart de nos rĂȘves, en concluaient que ces fragments incohĂ©rents de reprĂ©sentation et d’affects sont les produits d’une simple surchauffe de notre activitĂ© cĂ©rĂ©brale. Quand une machine a beaucoup tournĂ©, elle continue parfois quand on l’éteint Ă  Ă©mettre sifflements et grincements divers. Il serait incongru de tenter de saisir Ă  travers ces bruits un message qu’elle nous adresserait. De la mĂȘme maniĂšre quand une journĂ©e est trĂšs agitĂ©e, notre cerveau stimulĂ© est en Ă©bullition et lorsque le sommeil arrive, il produit encore en vrac images et sentiments qu’on nomme « rĂȘve Â» dont il n’y a rien Ă  tirer. Pour les matĂ©rialistes, songe n’est que mensonge et un scientifique se couvrirait de ridicule s’il voulait interprĂ©ter un rĂȘve.


    2)      Le rĂȘve d’enfant.


    Freud s’inscrit en faux contre cette thĂ©orie. Il existe, en effet, des « rĂȘves d’enfant Â» qui rĂ©alisent clairement pendant le sommeil un dĂ©sir conscient.  Par exemple, un enfant qui adore jouer au foot avec ses camarades, doit Ă  la fin d’une journĂ©e passĂ©e Ă  cette saine activitĂ©, rentrer Ă  la maison, prendre sa douche et son dĂźner et se coucher. Il peut certes protester mais avec la pression conjuguĂ©e des parents et de la fatigue, il finit par s’endormir. Au matin, quand il raconte son rĂȘve, on n’est pas surpris d’apprendre qu’il a rĂȘvĂ© jouer au foot et qu’au fond, il a pu rĂ©aliser sur la scĂšne onirique le dĂ©sir qui lui tenait Ă  cƓur de satisfaire.


    3)      Le rĂȘve d’adulte


    L’erreur des matĂ©rialistes est d’ignorer ces rĂȘves qui rĂ©alisent clairement des dĂ©sirs conscients. Les matĂ©rialistes en restent aux rĂȘves dits « d’adulte Â» qui sont des rĂ©alisations dĂ©guisĂ©es de dĂ©sirs inconscients. Pour Freud, on le sait, notre activitĂ© psychique est en partie inconsciente car nous avons en nous des pulsions et des aspirations que nous ne supporterions pas de voir en face. Bien des idĂ©es et des passions sont ainsi refoulĂ©es, c’est-Ă -dire rejetĂ©es dans la partie inconsciente de notre psychisme en vue de protĂ©ger notre Ă©quilibre. NĂ©anmoins, ces dĂ©sirs refoulĂ©s et inconscients restent en nous et il est bon aussi pour notre Ă©quilibre, de leur concĂ©der quelques satisfactions quand ils montent en puissance et pourraient crĂ©er des tensions dommageables Ă  notre santĂ© mentale. Les rĂȘves d’adulte rĂ©pondent Ă  cette nĂ©cessitĂ© de mettre en scĂšne quelques actes qui apportent une satisfaction imaginaire Ă  ces dĂ©sirs qui s’agitent en nous sans que nous puissions bien les identifier et qui pourraient nous tourmenter. L’activitĂ© onirique dĂ©veloppe ainsi en nous un thĂ©Ăątre intĂ©rieur qui nous console des fortes dĂ©ceptions du quotidien, que ces derniĂšres soient conscientes ou non.


    4)      Le cauchemar


    Mais que faire des cauchemars qui semblent contredire par leur contenu Ă©motionnel nĂ©gatif l’idĂ©e que le rĂȘve serait rĂ©alisation d’un dĂ©sir et source de bien-ĂȘtre ? Il est bon de rappeler tout d’abord que nos propres dĂ©sirs peuvent nous faire peur, produire de l’angoisse et avoir Ă©tĂ© d’ailleurs refoulĂ©s pour cela. Dans les rĂȘves d’adulte habituellement la rĂ©alisation des dĂ©sirs inconscients est censurĂ©e : la conscience est alors protĂ©gĂ©e. Notre souvenir de ces rĂȘves cache tout ce qui pourrait trop nous perturber. Ce travail de dissimulation se fait en grande partie au moment oĂč nous rĂȘvons, mĂȘme si on constate avec surprise qu’il arrive que les traces d’un rĂȘve qui semblaient bien imprimĂ©es s’effacent au fur et Ă  mesure que la journĂ©e avance. Les cauchemars se produisent justement quand le travail de censure ne fonctionne plus bien. Le psychisme utilise alors un autre moyen pour protĂ©ger la conscience: il brouille tout ce qui est trop explicitement dĂ©stabilisant par une montĂ©e d’angoisse qui dĂ©tourne l’attention. Si cela ne suffit pas, il ne reste plus qu’à faire monter l’angoisse au point de rĂ©veiller le dormeur qui arrĂȘte ainsi de rĂȘver. Le cauchemar ne dĂ©roge pas Ă  la dĂ©finition du rĂȘve : le cauchemar est aussi la rĂ©alisation certes mal dissimulĂ©e d’un dĂ©sir inconscient oĂč la censure n’arrivant plus Ă  protĂ©ger la conscience avec ses outils habituels, fait monter l’angoisse et finit mĂȘme par stopper tout le processus en cours quand elle voit que cela dĂ©gĂ©nĂšre. La diffĂ©rence entre ces deux manifestations de la vie onirique que sont le rĂȘve et le cauchemar n’est donc pas si radicale.


                Au fond, si nous rĂȘvons, c’est parce que nos aspirations dĂ©passent toujours la rĂ©alitĂ© que nous vivons. Le rĂȘve peut-ĂȘtre ainsi pensĂ© comme un refuge construit dans l’imaginaire mais il est aussi ce qui nous conduit Ă  transformer le rĂ©el et Ă  espĂ©rer un monde meilleur. 


    Dans une prochaine Ă©mission, j’aborderai la question de l’interprĂ©tation des rĂȘves en prenant le temps de dĂ©velopper quelques exemples pour illustrer le propos.


    Didier Guilliomet


    Virgules musicales utilisĂ©es dans cette Ă©mission :


    -          Un extrait de l’album Rubycon (1975) du groupe allemand Tangerine Dream.


    -         Un extrait de la chanson «  Ghosts Â» (1981) du groupe Japan





    [i] Le rĂȘve et son interprĂ©tation.

    [ii] Sur le rĂȘve, chap. 3.

  • Illustration : Photographies de Roman Opalka


    L’instant philo                                                                                                Rupture et continuitĂ© 


    L’émission a Ă©tĂ© diffusĂ©e le dimanche 24 avril 2022 dans le magazine « Viva Culture Â» sur Ouest Track Radio.  


    Référence musicale : « O Superman » de Laurie Anderson : https://www.youtube.com/watch?v=Vkfpi2H8tOE


    I.             Analyse gĂ©nĂ©rale


    A.    Remarques introductives 


    DĂšs qu’on veut apprĂ©hender l’évolution d’une rĂ©alitĂ©, les idĂ©es de « Rupture et continuitĂ© Â» se prĂ©sentent assez spontanĂ©ment Ă  nous. Les annĂ©es passant et s’accumulant, on se demande : qu’est-ce qui a vraiment changĂ© ? Et qu’est-ce qui reste identique ? Ces notions de « Rupture et continuitĂ© Â» ont pour caractĂ©ristique de s’appliquer, de façon qui nous semble Ă©clairante, aux choses sur lesquelles le cours du temps a une prise et auxquelles il arrive quelque chose. Elles se prĂ©sentent ainsi comme des catĂ©gories utiles et mĂȘme indispensables pour saisir toute rĂ©alitĂ© soumise Ă  la temporalitĂ©, c’est-Ă -dire pour apprĂ©hender tout ce qui existe autour de nous.


    Mais on s’aperçoit vite que les choses se compliquent quand on cherche Ă  se servir de cette distinction. On est souvent embarrassĂ©. On s’exerce alors Ă  de subtiles nuances : ainsi on juge qu’il y a « rupture dans la continuitĂ© Â» dans certains cas. Façon de dire que ça change sans changer. Mais quand des artistes comme Bob Dylan ou David Bowie ne cessent de se rĂ©inventer tout au long de leur carriĂšre, on se risque Ă  parler de continuitĂ© dans la rupture. Pas facile. On a aussi parfois l’impression que ces catĂ©gories sont des habits trop amples ou trop Ă©troits, en tout cas, mal adaptĂ©es au corps des phĂ©nomĂšnes dont les contours se trouvent cachĂ©s ou dĂ©formĂ©s par ce qui Ă©tait censĂ© les faire mieux percevoir. Comment arriver Ă  bien ajuster et adapter ces notions Ă  la rĂ©alitĂ© ? Rupture et continuitĂ© forment donc un couple plus complexe et Ă©nigmatique qu’on ne le pense. Aussi est-il utile de commencer par en donner une dĂ©finition plus prĂ©cise.  


    B.    DĂ©finitions


    1)      La continuitĂ©.


    Quand on a le sentiment que rien ne change fondamentalement pendant un laps de temps dans un domaine quelconque, on parle de continuité. Quelque chose demeure. Par opposition, dans la rupture, quelque chose meurt et disparaßt. A la suite de quoi, la nature ayant horreur du vide, autre chose apparait.


    Pour autant, la continuitĂ© ne se confond pas avec l’identitĂ©. Il y a tout de mĂȘme de la  diffĂ©rence dans la continuitĂ© entre des choses qui gardent un lien si fort qu’elles peuvent ĂȘtre rassemblĂ©es. Un tas de sable peut-ĂȘtre plus ou moins fourni : on peut en rajouter ou en retirer un peu : cela reste un tas de sable. Les variations constatĂ©es ne sont que quantitatives. De façon plus gĂ©nĂ©rale, Anaxagore, ce penseur prĂ©socratique du cinquiĂšme siĂšcle pouvait affirmer : « Rien ne se crĂ©e, rien ne pĂ©rit mais des choses dĂ©jĂ  existantes se combinent et se sĂ©parent Â». La continuitĂ© n’exclut donc pas le changement mais elle est une discontinuitĂ© de faible intensitĂ© Dans un autre domaine, la sĂ©rie de toiles de CĂ©zanne reprĂ©sentant la Montagne Sainte Victoire ou celle de la cathĂ©drale de Rouen Ă  des heures diffĂ©rentes peintes par Claude Monet constituent des variations sur le mĂȘme thĂšme. Dans ces deux ensembles cohĂ©rents, aucun tableau ne tranche radicalement avec les autres : il y a donc continuitĂ©, en dĂ©pit de la diversitĂ© des Ɠuvres.


    2)       La rupture.   


    Comment dĂ©finir la rupture ? Tout d’abord, elle n’est pas une simple suspension temporaire de l’ordre habituel. On a ainsi envisagĂ© un temps la pĂ©riode de pandĂ©mie et de confinement que nous avons traversĂ©e comme ce qui allait produire un monde d’aprĂšs trĂšs diffĂ©rent. Il y a bien eu alors interruption d’un ordre du monde du fait de l’interfĂ©rence perturbatrice de l’épidĂ©mie. Mais pas disruption – pour employer un terme Ă  la mode. Le cours des choses a malheureusement continuĂ© comme avant. Une simple parenthĂšse n’est pas une rupture. Car cette derniĂšre consiste Ă  mettre un point final, Ă  tourner la page et parfois Ă  Ă©crire un nouveau chapitre.


    Une rupture renvoie Ă  du disruptif, c’est-Ă -dire Ă  un Ă©vĂ©nement qui change tout dans un domaine. C’est un bouleversement profond qui fait qu’il y a un avant et un aprĂšs. Rupture, brisure, cassure : ces termes vont ensemble. Mais la rupture n’a pas qu’un versant nĂ©gatif : elle peut ĂȘtre aussi une destruction crĂ©atrice – pour reprendre l’expression de l’économiste Joseph Schumpeter. Avec la rĂ©volution française, l’ancien rĂ©gime tombe mais la RĂ©publique est posĂ©e sur les fonts baptismaux. On change d’époque avec l’avĂšnement d’une organisation nouvelle du politique. Toute rupture ne constitue pas cependant un progrĂšs. Rompre avec le passĂ© peut conduire Ă  une rĂ©gression comme le montrent la prise de pouvoir des nazis en Allemagne en 1933 ou encore le changement climatique dont nous commençons Ă  sentir les effets dĂ©lĂ©tĂšres.


    L’exemple du tas de sable montre qu’une rupture peut aussi ĂȘtre jugĂ©e neutre dans la mesure oĂč elle n’impacte pas la vie des humains. Si j’évacue progressivement tout le sable, le tas disparaĂźt. On a fait place nette. On est passĂ© Ă  autre chose. Inversement, si on ajoute des tonnes et des tonnes de sable, ce n’est bientĂŽt plus un tas mais une montagne. La diffĂ©rence de quantitĂ© peut produite une diffĂ©rence de nature. Il y a des effets de seuil.


    Dans tous les cas, la rupture est un saut qualitatif : le passage d’une rĂ©alitĂ© Ă  une autre. Et ce toujours dans un domaine prĂ©cis car il reste un fond d’identitĂ© dans la rupture. La rupture a lieu, en effet, entre rĂ©alitĂ©s qui font partie d’un mĂȘme ensemble. Sinon, on ne parle plus de rupture mais de choses qui n’ont plus rien Ă  voir entre elles. La rĂ©volution ne change rien Ă  un tas de sable. Et la disparition de ce dernier ne constitue pas habituellement un Ă©vĂšnement politique.  


    En somme, par opposition Ă  la continuitĂ© qui est une discontinuitĂ© de faible intensitĂ© oĂč le temps qui passe ne change pas la nature des choses, la rupture est une discontinuitĂ© de forte intensitĂ© qui signifie changement radical dans un domaine prĂ©cis.


    II.           Quel est le bon usage de ces notions de rupture et de continuitĂ© pour saisir le rĂ©el ?


    Comment se servir judicieusement de ces catĂ©gories Ă  la fois opposĂ©es et proches ? On observe deux tendances qui privilĂ©gient chacune dans l’interprĂ©tation des phĂ©nomĂšnes une des notions Ă  l’exclusion de l’autre.


    A.      Continuistes versus discontinuistes  


    D’un cĂŽtĂ©, les gradualistes, qui ont pour reprĂ©sentant illustre Charles Darwin, estiment que la continuitĂ© est la loi dans la nature. C’est pourquoi on les nomme aussi « continuistes Â». Ils se veulent rationalistes. Pour eux, il n’y a pas de crĂ©ation spontanĂ©e, imprĂ©visible et inexplicable. La nature ne fait pas de saut en dĂ©pit des changements qu’on y constate et elle ne supporte donc aucune rupture. « Rien se perd, rien ne se crĂ©e, tout se transforme Â», telle est la formule proche de celle d’Anaxagore que l’on utilise habituellement pour prĂ©senter le principe de conservation des masses dans le changement d’état de la matiĂšre formulĂ© par Lavoisier au XVIIIĂšme siĂšcle. DĂ©terministes, Les continuistes s’efforcent de dĂ©gagent les chaĂźnes causales qui relient clairement le prĂ©sent au passĂ© dont il provient– ce qui semble raisonnable du point de vue scientifique.


    De l’autre cĂŽtĂ©, pour les discontinuistes, il y a lieu de parler de ruptures et de crĂ©ation dans la marche du monde qu’ils jugent imprĂ©visible. Ils sont trĂšs attentifs et sensibles dans tous les domaines Ă  ce qui est inĂ©dit et nouveau. Le palĂ©ontologue et biologiste Stephen Jay Gould, dans sa thĂ©orie des Ă©quilibres ponctuĂ©s, avance contre Darwin, avec de sĂ©rieux arguments, que les transitions Ă©volutives se font brutalement et non graduellement. Dans l’Histoire, les discontinuistes mettent l’accent sur l’évĂšnement qui change tout et fait bifurquer l’humanitĂ© dans une autre direction alors que les continuistes, Ă  la maniĂšre de Fernand Braudel et des reprĂ©sentants de l’école des annales, estiment que l’évĂšnement historique n’est que l’aspect plus visible de lames de fond souterraines qui s’inscrivent dans un temps long. Les continuistes portent, en effet, IntĂ©rĂȘt aux invariants. Ainsi derriĂšre l’URSS, De Gaulle voyait la persistance d’une nation - la Russie - qui aurait dĂ» ĂȘtre prise davantage en considĂ©ration par ceux qui voyaient avec la fin de la guerre froide l’effacement dĂ©finitif de ce pays sur la scĂšne internationale. Quand l’écume des Ă©vĂ©nements se dissipe, des rĂ©alitĂ©s monolithiques qu’on croyait disparues, rĂ©apparaissent en effet souvent.


    B.      Rupture, continuitĂ© et rĂ©alitĂ©


    Il est difficile de trancher dĂ©finitivement entre continuistes et discontinuistes. Qui a le bon jugement ? Celui qui discerne, non sans une pointe d’ironie, derriĂšre la nouveautĂ© les vieux et classiques scĂ©narios ? Ou celui qui se plaint, souvent Ă  raison, de notre tendance Ă  recouvrir les couleurs de la nouveautĂ© du gris de l’ancien ?  Celui qui perçoit la continuitĂ© et les invariants dans les soubresauts de l’histoire ? Ou bien celui qui est sensible Ă  ce qui se prĂ©sente, parfois de façon trĂšs discrĂšte, comme une rupture par rapport Ă  ce qui s’est passĂ© avant ? Parfois aucun des deux. Des fois, alternativement les deux. La pilule contraceptive, une des rĂ©volutions du vingtiĂšme siĂšcle,  a produit une vraie rupture dans la condition fĂ©minine, la sexualitĂ©, et la reprĂ©sentation de la natalitĂ©. Toutefois quand elle a Ă©tĂ© autorisĂ©e en France avec la loi « Neuwirth Â» de 1967, elle a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e comme la suite du mouvement d’émancipation des femmes en France qui leur a donnĂ© le droit de vote aprĂšs la seconde guerre mondiale, le prolongement aussi d’une politique nataliste qui prend en considĂ©ration les bonnes conditions de vie de l’enfant et la santĂ© des femmes pour laquelle des enfantements successifs peuvent ĂȘtre dangereux. Claude de France, la premiĂšre Ă©pouse de François 1er, est morte Ă  24 ans, Ă©puisĂ©e par sept accouchements successifs.  


    Toute la question est de bien accorder nos jugements avec le domaine de rĂ©alitĂ© qu’on apprĂ©hende et d’ajuster nos grilles de lecture au corps des phĂ©nomĂšnes. Car si rupture et continuitĂ© sont des notions pertinentes, c’est qu’il y a une qualitĂ© mixte du rĂ©el qui correspond Ă  ces deux notions. Bergson Ă©crit dans La pensĂ©e et le mouvant[i] :« C’est justement cette continuitĂ© indivisible de changement qui constitue la durĂ©e vraie (
) la rĂ©alitĂ© est la mobilitĂ© mĂȘme Â».


    Pour Bergson, la rĂ©alitĂ© est le temps lui-mĂȘme qui unit continuitĂ© et changement profond. Ce n’est pas par hasard qu’il a intitulĂ© un de ses ouvrages majeurs : L’évolution crĂ©atrice. Tout est en mouvement. On ne se baigne jamais deux fois dans le mĂȘme fleuve. L’immobilitĂ© n’est que de la mobilitĂ© qui se cache. De la mĂȘme façon, toute continuitĂ© dissimule par la lenteur et la faible intensitĂ© qui la caractĂ©rise, une rupture qui se prĂ©pare et une nouveautĂ© qui prend forme. De mĂȘme que nous avons besoin de distinguer ce qui est immobile de ce qui est mobile pour nous guider dans nos actions et y voir clair dans ce qui nous entoure, nous avons besoin de distinguer continuitĂ© et rupture, mĂȘme si cette derniĂšre met Ă  nu brutalement l’évolution crĂ©atrice incessante. Il faut rompre selon Bergson avec une vision manichĂ©enne qui opposerait complĂ©tement rupture et continuitĂ© car, bien qu’il soit utile qu’on les distingue, elles conservent un lien profond. Pour lui, rien se perd, tout se transforme, tout Ă©volue en crĂ©ant continument du nouveau, parfois de façon discrĂšte et imperceptible, d’autre fois de maniĂšre plus spectaculaire.


    Pour comprendre la rĂ©alitĂ© Ă  l’aide des catĂ©gories de rupture et de continuitĂ©, il nous semble utile en guise de conclusion, de nous tourner vers cette bipĂ©die que Darwin a Ă©tudiĂ©e avec passion. La marche du monde en effet n’est possible que grĂące Ă  deux jambes, l’une est posĂ©e, stable, sur le sol du passĂ©, l’autre s’élance aventureusement dans les airs, en dĂ©sĂ©quilibre, cherchant devant elle un point appui pour nous faire avancer et nous placer dans une situation future qui peut ĂȘtre complĂ©tement nouvelle. Ceux qui ne se servent que d’une des catĂ©gories, pensent que la rĂ©alitĂ© est unijambiste 
 mais ça ne marche pas !  





    [i] La pensĂ©e et le mouvant : Chap. V. La perception du changement

  • L’instant philo                     Economie et Ă©cologie                           Emission du dimanche 27 mars 2022


    Introduction


    « Economie et Ă©cologie Â» : ces deux termes sont trĂšs proches. « Eco Â» vient du grec Oikos qui signifie la maison ou l’habitat. Nomos qui a donnĂ© en français « nomie Â» dĂ©signe la loi ou la gestion. L’économie, en ce sens, est la bonne administration ou gestion de la maison. L’écologie, elle, est littĂ©ralement l’étude ou la science (du grec Logos) de notre milieu de vie.


    Cette proximitĂ© n’a pas empĂȘchĂ© Ă©conomie et Ă©cologie de prendre des chemins diffĂ©rents. Et mĂȘme de rentrer violemment en conflit l’une avec l’autre. L’écologie, s’appuyant sur des donnĂ©es scientifiques, lutte pour promouvoir ce qui permettrait de protĂ©ger notre maison commune - la terre. L’écologie vise ainsi cette saine administration de notre habitat dont notre systĂšme Ă©conomique actuel s’est dĂ©tournĂ© en poursuivant inexorablement sa marche, au nom de la croissance, vers une dĂ©gradation de plus en plus dangereuse des conditions de vie sur notre planĂšte.


    On pourrait pourtant se donner les moyens d’avoir une gestion de notre maison commune respectueuse d’un Ă©quilibre favorable Ă  l’ensemble des vivants. Mais pour rĂ©concilier Ă©conomie et Ă©cologie, ces deux sƓurs devenues ennemies, il y a une vraie rĂ©volution Ă  faire – Ă  commencer dans notre reprĂ©sentation des choses. Dans cette Ă©mission, Ă  partir d’un abĂ©cĂ©daire constituĂ© de trois entrĂ©es : « bien-ĂȘtre Â», « pouvoir d’achat Â» et « dĂ©croissance Â», nous aimerions interroger justement le rapport entre Ă©conomie et Ă©cologie et ouvrir ainsi quelques pistes de rĂ©flexion. Nous avons eu l’occasion, Ă  l’invitation de Jean-Luc Guyon-Firmin du service culturel de Montivilliers, d’aborder ces points lors d’une sĂ©ance de l’universitĂ© populaire consacrĂ©e Ă  la transition Ă©cologique. Cette Ă©mission reprend dans une large mesure les enregistrements effectuĂ©s lors de cette universitĂ© populaire dont les activitĂ©s continuent jusqu’en juin prochain[i]



    Le bien-ĂȘtre

    C’est un sentiment de satisfaction Ă  la fois matĂ©rielle et morale. Proche ainsi du bonheur qui est toutefois une satisfaction sur une durĂ©e plus consĂ©quente de nos dĂ©sirs principaux.  Le bien-ĂȘtre ne se dĂ©finit pas seulement par un bon niveau de revenu et un bon pouvoir d’achat. Certains Ă©conomistes le dĂ©finissent parfois Ă  l’aide du P.I.B. – indicateur du bien-ĂȘtre dans un pays. Le bien ĂȘtre va plutĂŽt avec le bien-vivre dont se prĂ©occupe l’éthique. J’aime bien rappeler Ă  ce sujet la dĂ©finition que donne le philosophe Paul  RicƓur : l’éthique est le souhait d’une vie accomplie avec et pour les autres dans des institutions justes »[ii].  Il faut le rappeler – tant il est vrai qu’on l’oublie souvent - l’humanitĂ© depuis le dĂ©but de l’ùre industrielle a connu une pĂ©riode d’abondance et d’amĂ©lioration des conditions matĂ©rielles d’existence tout Ă  fait exceptionnelle. L’exploitation Ă  peu de frais de nouvelles sources d’énergie – dont le pĂ©trole – a donnĂ© un coup d’accĂ©lĂ©rateur Ă  tout ce processus. Il y a eu des progrĂšs inĂ©dits dans la rĂ©partition et la qualitĂ© des soins mĂ©dicaux, des avancĂ©es incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui s’est dĂ©veloppĂ©e Ă  une rapiditĂ© jamais vue. Un citoyen d’un pays dĂ©veloppĂ© ayant un revenu moyen dĂ©tient dorĂ©navant un pouvoir d’achat qui lui donne accĂšs Ă  un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accĂ©der : eau et chauffage Ă  disposition, nourriture variĂ©e venant du monde entier, mĂ©decine efficace, possibilitĂ© de communiquer sans dĂ©lai Ă  peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouĂŻ qui permet de nous transporter Ă  une vitesse hallucinante Ă  l’autre bout du monde. Nous sommes les enfants gĂątĂ©s de l’histoire. Et comme c’est souvent le cas des enfants gĂątĂ©s, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. Nous sommes devenus si habituĂ©s Ă  avoir Ă  disposition une vĂ©ritable caverne d’Ali Baba que mĂȘme la perspective du dĂ©rĂšglement, voire de l’effondrement du systĂšme ne nous dĂ©tourne pas d’un plaisir dont nous sommes devenus « accro ». DĂšs qu’il s’agit d’envisager la nĂ©cessitĂ© d’un changement profond de notre mode de vie, on tombe souvent dans l’éco-anxiĂ©tĂ© – bref dans un mal-ĂȘtre profond. Comment faire son deuil de cette abondance exceptionnelle ? Il ne s’agit pas de rester accrochĂ© Ă  une vision dĂ©passĂ©e et sommaire du bien-ĂȘtre de l’humanitĂ©. Croit-on sĂ©rieusement que les modĂšles de vie qui ont Ă©tĂ© portĂ©s par les sociĂ©tĂ©s de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ?



    Le pouvoir d’achat.

    Les Ă©conomistes dĂ©finissent « le pouvoir d'achat par la quantitĂ© de biens et de services que l'on peut s’acheter grĂące Ă  ses revenus ou ressources effectives (salaire, prestation sociale et familiale, capital). Son Ă©volution est liĂ©e principalement pour les personnes Ă  celles des prix et des salaires. C'est ainsi que, si les prix augmentent dans un environnement oĂč les salaires sont constants, le pouvoir d'achat diminue alors que si la hausse des salaires est supĂ©rieure Ă  celle des prix, le pouvoir d'achat augmente.


    Une telle dĂ©finition est nĂ©cessaire pour Ă©valuer la  richesse et la pauvretĂ© au sein d’une sociĂ©tĂ© mais cette estimation est liĂ©e Ă  la capacitĂ© de consommer – d’acheter des biens qui ne sont pas nĂ©cessairement ceux de premiĂšre nĂ©cessitĂ©. Productivisme, croissance, pouvoir d’achat et sociĂ©tĂ© de consommation sont ainsi associĂ©s. D’aucuns pour prendre le contre-pied de cette idĂ©ologie implicite du pouvoir d’achat parle du « pouvoir de non achat » qui va avec une certaine autonomie productive axĂ© sur le local, ou avec de structure qui cherchent Ă  ĂȘtre autarciques pour rompre avec une dĂ©pendance complĂšte Ă  un marchĂ© de plus en plus mondialisĂ©


    Soulignons que le pouvoir d’achat actuel de bien des hommes sur terre ouvre Ă  une quantitĂ© de biens et de services qui ont Ă©tĂ© pendant longtemps dans l’histoire inimaginables. Difficile de faire son deuil de cela. Ensuite, avec la transition Ă©cologique et une dĂ©croissance productive nĂ©cessaire, la question sociale de la rĂ©duction gĂ©nĂ©rale du pouvoir d’achat va se poser. On voit dĂ©jĂ  que la hausse des carburants par exemple peut conduire Ă  des rĂ©actions vives – qu’on pense aux gilets jaunes en France ou rĂ©voltes dans certains pays (en janvier au Kazakhstan). Pas Ă©tonnant que dans la campagne Ă©lectorale actuelle, le sujet soit central et trĂšs sensible car bien des mĂ©nages, en dĂ©pit de la richesse gĂ©nĂ©rale du pays, ont du mal Ă  boucler leur budget. Le seuil de pauvretĂ© est fixĂ© par convention Ă  60 % du niveau de vie mĂ©dian de la population. Il correspond Ă  un revenu disponible de 1 102 euros par mois pour une personne vivant seule et de 2 314 euros pour un couple avec deux enfants ĂągĂ©s de moins de 14 ans. Les 9,3 millions auxquels on aboutit avec ces critĂšres  reprĂ©sentent 14,8% de l'ensemble de la population française en 2021. Selon l'Insee d'ailleurs, ce taux de pauvretĂ© monĂ©taire est Ă  son niveau le plus Ă©levĂ© depuis 20 ans dans notre pays


    Bien des penseurs de Platon Ă  Marx en passant par Rousseau ont dĂ©noncĂ© les effets nĂ©gatifs de revenus trop inĂ©gaux. Une sociĂ©tĂ© oĂč il y a des trĂšs riches et/ou des trĂšs pauvres est fragilisĂ©e. En France, on a de plus en plus de milliardaires mais aussi 4 millions de personnes qui sont trĂšs prĂ©caires. La trĂšs grande richesse pose divers problĂšmes car elle donne un pouvoir trop considĂ©rable Ă  quelques citoyens qui peuvent ĂȘtre tentĂ©s de faire la loi. La trĂšs grande pauvretĂ© dĂ©jĂ  scandaleuse et mauvaise en soi, peut aussi conduire Ă  des rĂ©voltes et des troubles de l’ordre public. Il semble donc nĂ©cessaire de rĂ©Ă©quilibrer les revenus de tous. Une rĂ©flexion sur la transition Ă©cologique s’accompagne ainsi souvent par exemple de considĂ©rations sur le revenu minimum – ce que les dĂ©croissants appelle la dotation inconditionnelle d’autonomie. Mais aussi sur un systĂšme d’imposition plus efficace pour rĂ©duire la caste des trĂšs riches dont ces derniers temps les Pandora papers (chiffre estimĂ© Ă  11 300 milliards d’évasion fiscale !!!) ont montrĂ© chez certains, le peu de sens civique et de solidaritĂ©. Dans les deux cas, l’intervention de l’Etat est essentielle.



    La décroissance

    S’il y a bien une notion indispensable pour rĂ©concilier Ă©conomie et Ă©cologie, c’est bien celle de dĂ©croissance. Au dĂ©but du dix-neuviĂšme siĂšcle, Jean-Baptiste Say[iii] a posĂ© le dogme essentiel de nos doctrines Ă©conomiques : celui de la croissance censĂ©e ĂȘtre le vecteur d’un progrĂšs illimitĂ© du bien-ĂȘtre humain. Il supposait que les ressources sur terre Ă©taient illimitĂ©es et que mĂšre nature pouvait sans problĂšme, supporter l’ensemble des consĂ©quences de notre pĂ©tulante activitĂ© industrielle et agricole. Double erreur : la planĂšte souffre gravement des dĂ©gĂąts parfois irrĂ©mĂ©diables liĂ©s Ă  notre productivisme et les ressources terrestres ne sont pas inĂ©puisables. Il faut rompre avec le mythe d’une croissance illimitĂ©e et heureuse. La dĂ©croissance se prĂ©sente comme la perspective Ă©conomique alternative. Elle se distingue de la rĂ©cession, phĂ©nomĂšne subi, symbole de malheur, de plus grande pauvretĂ© et de difficultĂ©s existentielles principalement pour les plus dĂ©munis. «A l’inverse, La dĂ©croissance pour l’économiste et anthropologue Jason Hickel[iv], relĂšve d’une dĂ©cision politique dont les visĂ©es sont positives. En effet, pour Hickel, «  la dĂ©croissance est une rĂ©duction planifiĂ©e de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant Ă  rĂ©tablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant de maniĂšre Ă  rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s et amĂ©liorer le bien-ĂȘtre de l’homme. Â»


    La dĂ©croissance a donc pour premier objectif de rĂ©concilier Ă©conomie et Ă©cologie en rĂ©tablissant « l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant Â». Pour cela, la planification, dispositif politique qui fut si utile en France pour reconstruire le pays aprĂšs la seconde guerre mondiale, est mobilisĂ©e pour arriver Ă  une « rĂ©duction de l’utilisation de l’énergie et des ressources Â». Un tel changement de modĂšle Ă©conomique est indispensable pour maintenir des conditions satisfaisantes de vie sur terre. Une politique sociale accompagne cette transformation du systĂšme productif – les dĂ©croissants proposent notamment en France l’idĂ©e d’une dotation inconditionnelle d’autonomie qu’il s’agit de coupler avec un impĂŽt pour que tout le monde contribue selon ses moyens Ă  la transition Ă©cologique. Enfin, l’idĂ©e, contrairement Ă  ce qui se passe dans la rĂ©cession, est d’arriver Ă  amĂ©liorer le bien-ĂȘtre des hommes. Moins de biens certes mais plus de liens. Moins d’artificielle prospĂ©ritĂ© mais plus de vraie solidaritĂ©.


    On peut ainsi perdre notre statut d’enfant gĂątĂ© de l’histoire, sans que ce soit une catastrophe. On peut mĂȘme aller plus loin : c’est prĂ©cisĂ©ment en nous dĂ©faisant de nos habitudes d’enfants gĂątĂ©s que nous Ă©viterons la catastrophe.  A condition toutefois qu’on devienne des adultes responsables et soucieux de la qualitĂ© de vie de tous – y compris des gĂ©nĂ©rations futures et de tous les vivants avec lesquels nous partageons notre planĂšte Terre.


    Virgule musicale : David Sylvian : « I surrender Â» tirĂ© de l’album : Dead Bees On A Cake 1999.


     

    [i] https://www.ville-montivilliers.fr/actualites/19740-4/


    [ii] Paul RicƓur : Soi-mĂȘme comme un autre. 1990.


    [iii] Jean-Baptiste Say : TraitĂ© d’économie politique, 1803


    [iv] Jason Hickel : Less is more. How degrowth will save the world, London Penguin randome house, 2021

  • La mĂ©ditation : mode de pensĂ©e ou mode de vie ? par Emma Bartel


    Emission du dimanche 27 février 2022


    Emma Bartel, ancienne Ă©lĂšve du lycĂ©e François 1er au Havre, est actuellement doctorante Ă  Sorbonne UniversitĂ© et enseigne Ă  l’UniversitĂ© de Paris. Sa thĂšse porte sur les femmes et l’art de la mĂ©ditation au 17Ăšme siĂšcle en Angleterre. 


    Les virgules musicales sont des compositions de Eydis Evensen que cette derniĂšre interprĂšte en concert.


     https://www.youtube.com/watch?v=MhY7mVCIU6Q


    Les titres des morceaux dans leur ordre de diffusion dans l'Ă©mission 


    - Dagdraumur


    - Wandering I  


    - Fyrir Mikael

  • « L’instant philo Â»                                                                                            Dimanche 30 janvier 2022


     


       L’écologie entre peur, ennui et espoir


     


    Introduction


    Le mois de janvier qui s’achĂšve est traditionnellement le moment oĂč nous Ă©changeons des vƓux et souhaitons Ă  notre entourage le meilleur pour la nouvelle annĂ©e qui commence. C’est l’occasion souvent de resserrer quelques liens. Mais aprĂšs avoir traversĂ© les turbulences dues Ă  la pandĂ©mie mondiale et dans la perspective du « nouveau rĂ©gime climatique Â» dont les effets nĂ©gatifs se font dĂ©jĂ  sentir, ces vƓux sonnent un peu faux. Sommes-nous crĂ©dibles quand nous souhaitons aux autres un bel avenir ? Certes, et c’est une bonne nouvelle, une vraie prise de conscience a bien eu lieu. Pourtant comme le remarquent Bruno Latour et Nicolaj Schultz[i], deux penseurs trĂšs engagĂ©s dans la transition Ă©cologique : « pour le moment l’écologie politique rĂ©ussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui.».  


    Comment expliquer cette situation aussi paradoxale que dĂ©solante ? Qu’est-ce qui permettrait Ă  un projet Ă©cologiste d’éviter le double Ă©cueil de la peur qui paralyse et du discours  qui est inaudible ? AssurĂ©ment la capacitĂ© de dĂ©gager des perspectives constructives et positives. Aucune sociĂ©tĂ© humaine ne peut, en effet, se dispenser d’entretenir de l’espoir. Mais quelles sont-elles ces perspectives qui pourraient contrebalancer en partie le diagnostic inquiĂ©tant que nous faisons de la situation sur terre et les pronostics sombres qui concernent notre avenir, notamment ceux du G.I.E.C.? En somme, comment passer du dĂ©senchantement, voire du catastrophisme, Ă  un projet stimulant que l’humanitĂ© puisse appeler de ses vƓux – notamment du nouvel an !



    Pourquoi le discours Ă©cologiste semble-t-il trop souvent inaudible ?

     



    Déni de réalité

    Pourquoi le discours Ă©cologiste a-t-il parfois tant de mal Ă  ĂȘtre entendu ?DĂ©ni et rejet mĂȘlĂ© d’ironie restent, il est vrai, courants face Ă  l’avenir que le discours Ă©cologique annonce. C’est le thĂšme du film d’Adam McKay Don’t look up qui remporte un vrai succĂšs en ce moment. Une personnalitĂ© emblĂ©matique de l’écologie, Greta Thunberg qui dĂ©nonce les malheurs sans toujours ĂȘtre prise bien au sĂ©rieux est ainsi un peu notre Cassandre. Pourtant, contrairement au personnage de la tragĂ©die grecque, la jeune militante Ă©cologiste n’est pas dans la prophĂ©tie : elle s’appuie sur des prĂ©visions scientifiquement fondĂ©es.



    DĂ©rive religieuse ?

    Alain Badiou dĂ©nonce aussi une dĂ©rive qui retire du crĂ©dit Ă  certains Ă©cologistes. Adorateurs de la dĂ©esse Terre rebaptisĂ©e GaĂŻa, certains sont des prĂȘcheurs qui invitent leurs fidĂšles Ă  faire le bien, « Ă  ne plus manger de viande, Ă  chasser les chasseurs ou Ă  ne circuler qu’à bicyclette, ou Ă  produire dans son petit jardin des Ă©pinards mĂ©taphysiquement bio. Â». Tout en Ă©tant bien complaisants, note Badiou, Ă  l’égard des classes dominantes et des idĂ©ologies de droite[ii]. Il reproche ainsi Ă  Greta Thunberg d’avoir dĂ©clarĂ© qu’il ne faut pas s’attaquer au capitalisme parce que cela divise.[iii]  Il lui donne sans bienveillance le sobriquet de « petite sainte de l’écologie Â», car elle illustre, selon lui, une « dĂ©sorientation clĂ©ricale[iv] Â» de ces verts « que la question de la propriĂ©tĂ© privĂ©e et du communisme laissent indiffĂ©rents Â» mais qui aiment Ă  sermonner et Ă  culpabiliser leurs interlocuteurs. Comme chez tout militant, il peut y avoir des excĂšs mais ne faut-il pas distinguer d’une part, les analyses de la situation actuelle dans laquelle  notre modĂšle Ă©conomique doit ĂȘtre mis en cause, de la façon, d’autre part, de faire naĂźtre une prise de conscience chez des citoyens qu’un discours immĂ©diatement anticapitaliste pourrait braquer ? En tout cas, le dĂ©calage entre la gravitĂ© de la situation et le peu de force mobilisatrice du discours Ă©cologiste ne s’explique pas principalement, je crois, par cette dĂ©rive superstitieuse que Badiou signale.



    Un deuil difficile Ă  faire

    Il y a un Ă©lĂ©ment dont il faut tenir compte : l’humanitĂ© depuis le dĂ©but de l’ùre industrielle a connu une pĂ©riode d’abondance et d’amĂ©lioration des conditions matĂ©rielles d’existence tout Ă  fait exceptionnelle. Et l’exploitation Ă  peu de frais de nouvelles sources d’énergie – dont le pĂ©trole –  a donnĂ© un coup d’accĂ©lĂ©rateur Ă  tout ce processus. Il y a eu des progrĂšs inĂ©dits dans la rĂ©partition et la qualitĂ© des soins mĂ©dicaux, des avancĂ©es incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui s’est dĂ©veloppĂ©e Ă  une rapiditĂ© jamais vue. Un citoyen d’un pays dĂ©veloppĂ© ayant un revenu moyen dĂ©tient dorĂ©navant un pouvoir d’achat qui lui donne accĂšs Ă  un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accĂ©der : eau et chauffage Ă  disposition, nourriture variĂ©e venant du monde entier, mĂ©decine efficace, possibilitĂ© de communiquer sans dĂ©lai Ă  peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouĂŻ qui permet d’aller Ă  une vitesse hallucinante lĂ  oĂč Alexandre le Grand, Louis XIV,  François 1er n’ont jamais pu mettre les pieds. Nous sommes les enfants gĂątĂ©s de l’histoire. Et comme c’est souvent le cas des enfants gĂątĂ©s, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. DĂšs que nous trouvons que les choses se gĂątent, nous sommes dĂ©concertĂ©s, ennuyĂ©s, contrariĂ©s, voire dĂ©primĂ©s, peu habituĂ©s que nous sommes Ă  affronter l’adversitĂ© et l’austĂ©ritĂ©. 


    Pas facile de faire son deuil de cette abondance exceptionnelle. Nous y sommes habituĂ©s. Nous aspirons Ă  ce que cela continue. Les grecs pour dĂ©signer ce dĂ©sir d’avoir toujours plus, parlaient de plĂ©onexie. De nos jours, un spĂ©cialiste des neurosciences[v], SĂ©bastien Bohler, estime que cette partie du cerveau placĂ©e sous le cortex, le striatum explique notre dĂ©pendance Ă  la sociĂ©tĂ© de consommation dont nous savons pourtant qu’elle nous conduit Ă  la destruction. Une chose est certaine, nous sommes devenus si habituĂ©s Ă  avoir Ă  disposition une vĂ©ritable caverne d’Ali Baba que mĂȘme la perspective de la mort ne nous dĂ©tourne pas d’un plaisir dont nous sommes devenus « accro Â».



    Ecologie et espoir.

     



    Un discours dĂ©sespĂ©rant ?

    On comprend mieux pourquoi de nouveaux termes apparaissent : « Ă©co-anxiĂ©tĂ© Â», « solastalgie Â», « dĂ©pression verte Â» quand on se rend conscience de l’ampleur de la catastrophe. Un ouvrage de Laure Noualhat intitulĂ© : "Comment rester Ă©colo sans finir dĂ©pressif ? Â» formule bien le problĂšme qui se pose. Le meilleur n’est-il pas  derriĂšre nous ? L’époque oĂč l’on pouvait envisager l’avenir sous les couleurs du progrĂšs et du perfectionnement quasiment illimitĂ© n’est-elle pas bien morte ? Serions-nous entrĂ©s dans une pĂ©riode oĂč peu d’espoir serait permis ?



    Une Ă©cologie de la responsabilitĂ© contre les philosophies de l’espoir ?

    La pensĂ©e Ă©cologique s’est construite dans l’opposition Ă  la vision moderne du progrĂšs. Cette derniĂšre est fondĂ©e sur le postulat erronĂ© formulĂ© par l’économiste Jean-Baptiste Say selon qui la croissance peut ĂȘtre infinie car la terre est censĂ©e offrir Ă  l’infini des ressources Ă©nergĂ©tiques et absorber sans faillir tous les effets de notre activitĂ© productiviste. On le sait : les ressources Ă©nergĂ©tiques sont Ă©videmment limitĂ©es et notre dĂ©veloppement technologique dĂ©tĂ©riore gravement l’habitabilitĂ© de la terre. Le philosophe allemand Hans Jonas, sept ans aprĂšs le rapport du club de Rome de 1972 sur les limites de la croissance, estimait non sans raison, que « la promesse de la technique moderne s’est inversĂ©e en menace Â» Fort de ce constat, il appelait Ă  renoncer toute utopie et lendemain qui chante. Jonas associait en effet utopie socialiste et productivisme – ce qui peut se comprendre historiquement. Il a dĂšs lors opposĂ© Le principe responsabilitĂ©[vi] – titre de son ouvrage de rĂ©fĂ©rence - au grand livre du philosophe marxiste Ernst Bloch Le principe-espĂ©rance. L’espoir devenait persona non grata de la thĂ©orie Ă©cologiste qui prenait un ton rĂ©solument conservateur : le but est de prĂ©server la planĂšte au mieux. Il n’est plus temps de rĂȘver Ă  un monde meilleur : contentons-nous de faire qu’il y en ait toujours un. Enfin, pour Jonas, la peur est le seul moyen efficace pour faire rĂ©agir des ĂȘtres humains dopĂ©s Ă  la consommation et Ă  l’euphorie de la modernisation. On ne peut pas en rester lĂ . Car la peur paralyse et est contre-productive notamment quand elle s’appuie sur un constat unilatĂ©ralement dĂ©sespĂ©rant comme c’est le cas chez Jonas.   



    Comment rĂ©-enchanter le discours Ă©cologique ?

    Quelles solutions avons-nous pour rĂ©-enchanter les discours Ă©cologistes et les rendre plus efficaces ? Quelques pistes rĂ©centes proposĂ©es dans le monde intellectuel francophone peuvent ĂȘtre rapidement prĂ©sentĂ©es.


    Alain Badiou estime que « l’écologie sera efficace qu’autant qu’elle se dĂ©ploiera dans un contexte communiste de contrĂŽle des dispositions productives, non par les propriĂ©taires des moyens de production et leurs serviteurs politiques (
) mais par des comitĂ©s populaires situĂ©s dans les sites variĂ©s oĂč s’organise la production (
) qu’elle soit agricole ou industrielle Â»[vii].


    Bruno Latour estime d’abord qu’il faut rompre avec des dĂ©signations essentiellement nĂ©gatives de l’avenir proposĂ© par l’écologie. C’est ainsi qu’il prĂ©fĂšre au terme de dĂ©croissance, l’objectif Ă©cologique d’une prospĂ©ritĂ© humaine dĂ©connectĂ©e de son caractĂšre purement  financier. I y a aussi tout un travail de prĂ©paration idĂ©ologique et de conscientisation Ă  faire pour que se constitue une nouvelle classe Ă©cologique qui ne se confond pas avec les classes sociales dĂ©finies par le marxisme. Il s’inscrit ainsi dans tout un mouvement critique, non seulement du libĂ©ralisme Ă©conomique mais aussi des reprĂ©sentations appauvrissante de la diffĂ©rence entre nature et culture ou encore du vivant. Il estime donc que la rĂ©flexion Ă©cologiste ne peut se confondre avec la doctrine communiste, ni se contenter des seuls outils du marxisme.


    C’est le cas aussi dans une large mesure de David DjaĂŻz, l’auteur du stimulant ouvrage intitulĂ© : Le nouveau modĂšle français[viii] qui prend appui sur l’exemple de la reconstruction par un Etat planificateur et nourri d’une bonne vision de l’avenir de la France d’aprĂšs-guerre. Il milite pour un soutien massif de la puissance publique aux innovations Ă©cologiques qui se dĂ©veloppent sur le terrain. Les solutions passeront par une attention portĂ©e aux acteurs de la sociĂ©tĂ© civile qui avancent du cĂŽtĂ© du dĂ©veloppement durable et Ă  tous ces signaux, mĂȘme de faible intensitĂ©, qui peuvent donner espoir en une sociĂ©tĂ© du bien-ĂȘtre qu’il appelle de ses vƓux. Il dĂ©finit cette sociĂ©tĂ© du bien-ĂȘtre par opposition aux deux formes actuelles du libĂ©ralisme qui ont pour caractĂšre commun de nous conduire Ă  une impasse : le libĂ©ralisme dĂ©rĂšglementĂ© des plateformes Ă  l’amĂ©ricaine et le libĂ©ralisme Ă©tatiste et autoritaire que l’on trouve notamment en Chine.


    Conclusion


    L’intĂ©rĂȘt du propos de David DjaĂŻz est de relier politique Ă©cologique et promesse d’avenir. L’espoir est permis. Il ne s’agit pas de rester accrochĂ© Ă  une vision dĂ©passĂ©e et sommaire du bien-ĂȘtre de l’humanitĂ© que l’on calculerait Ă  l’aide du Produit IntĂ©rieur Brut, ni au mythe d’une croissance infinie apportant smartphone et soda Ă  gogo ! Croit-on sĂ©rieusement que les modĂšles de comportement qui ont Ă©tĂ© portĂ©s par les sociĂ©tĂ©s de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ? David DjaĂŻz estime que nous allons passer Ă  une sociĂ©tĂ© oĂč il y aura moins de biens mais plus de liens. Moins de choses plus ou moins utiles qui finissent par nous encombrer sans combler le vide de nos existences. Mais plus de vraies relations humaines. Que peut-on souhaiter de mieux en ce dĂ©but d’annĂ©e que de sortir d’un monde oĂč on a de plus en plus de marchandises qui, absurdement, s’accumulent autour de nous mais de moins en moins de liens profonds avec des ĂȘtres bien vivants ?


    Didier Guilliomet


     


    RĂ©fĂ©rences musicales utilisĂ©es dans cette Ă©mission :


    Rover : « Aqualast Â» dans l’album Rover (2012) et « Roger Moore Â» dans l’album Eiskeller (2021)


    P.J. Harvey : “To bring you my love” dans l’album Ă©ponyme.


     


     

    [i] MĂ©mo sur la nouvelle classe Ă©cologique, de Bruno Latour et Nicolaj Schultz, janvier 2022, Ă©d. Les empĂȘcheurs de penser en rond.


    [ii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022


    [iii] Idem


    [iv] Ibidem


    [v] Voir SĂ©bastien Bohler : le bug humain, pourquoi notre cerveau nous pousse Ă  dĂ©truire la planĂšte et comment l’en empĂȘcher, 2019, Ă©d. R. Laffont.


    [vi] Le principe-responsabilité. Une éthique pour une civilisation technologique, 1979.


    [vii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022


    [viii] Le nouveau modĂšle français, Allary Ă©ditions, septembre 2021. Il faut noter aussi que des publications trĂšs intĂ©ressantes nous viennent du monde anglo-saxon, avec notamment Jason Hickel : Less is More, How Degrowth Will Save the World (2020). Jason Hickel propose d'ailleurs cette belle dĂ©finition« La dĂ©croissance est une rĂ©duction planifiĂ©e de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant Ă  rĂ©tablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant, de maniĂšre Ă  rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s et Ă  amĂ©liorer le bien-ĂȘtre de l’Homme. Â» 

  • La sagesse et le sens des limites. 2.  La science moderne.



    Du rĂ©cit mythologique Ă  l’analyse rationnelle du monde

    Autour du sixiĂšme siĂšcle avant notre Ăšre, les penseurs prĂ©socratiques ont cherchĂ© Ă  rendre raison de l’univers dans sa totalitĂ© Ă  l’aide de principes accessibles Ă  la raison. Pour ce faire, ils ont rompu avec cette facilitĂ© qui consiste Ă  vouloir tout expliquer par les rĂ©cits mythologiques car la volontĂ© des Dieux se rĂ©vĂšle bien vite ĂȘtre l’asile de l’ignorance. Les prĂ©socratiques ont ainsi fixĂ© Ă  leur maniĂšre le domaine de dĂ©finition de la science. Parmi eux, des matĂ©rialistes cherchaient Ă  expliquer la nature Ă  l’aide d’un des quatre Ă©lĂ©ments. ThalĂšs estimait que tout provenait de l’eau. Pour HĂ©raclite, c’était le feu. Les idĂ©alistes, de leur cĂŽtĂ©, cherchaient Ă  comprendre le cosmos Ă  partir de principes abstraits : l’ĂȘtre pour ParmĂ©nide ou le nombre pour Pythagore.


    Socrate s’est appuyĂ© sur cette montĂ©e en puissance de la rationalitĂ© mais, au lieu d’avoir l’ambition de rendre compte du tout de l’univers, il s’est modestement concentrĂ© sur une nouvelle façon de dĂ©finir les notions qui nous servent Ă  penser, que ce soit le courage, l’amour ou la science elle-mĂȘme. On est passĂ© ainsi d’un grand rĂ©cit censĂ© Ă©clairer le sens de l’existence humaine Ă  une analyse minutieuse qui, Ă  partir d’un constat d’ignorance, dĂ©veloppe ses efforts sur des concepts prĂ©cis et ambitionne de construire patiemment un savoir limitĂ© mais fondĂ© en raison. La rupture Ă©tant brutale, il n’est pas Ă©tonnant de constater que certains prĂ©socratiques ont continuĂ© Ă  proposer une vision globale du monde. Le dĂ©sir d’une comprĂ©hension d’ensemble, s’il ne se berce pas d’illusion, reste stimulant dans la recherche scientifique. Toutefois, l’affirmation socratique « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien Â» nous rappelle que la philosophie est d’abord un rude exercice qui suppose de faire le deuil des certitudes et d’un rassurant dĂ©jĂ -lĂ  des significations.


    Ce passage d’une confiance accordĂ©e aux grands rĂ©cits symboliquement structurants Ă  la critique pointilleuse mais Ă©clairante de la raison s’est rejouĂ©e lors de l’apparition de la science moderne avec tout ce que cela implique de dĂ©chirements et d’espoirs, de rejet de la tradition et de changements de perspective. C’est ce moment de bascule oĂč la conscience des limites de la science mĂ©diĂ©vale a permis d’accoucher d’une nouvelle reprĂ©sentation du monde dont nous sommes les hĂ©ritiers que nous voudrions aujourd’hui examiner.



    Science moderne et conscience de l’ignorance.

    Yuval Noah Harari dans son livre Sapiens[i] souligne l’importance de la dĂ©couverte de l’ignorance dans le dĂ©veloppement de la science moderne. Il Ă©crit :


                « A trois Ă©gards critiques, la science moderne diffĂšre des traditions prĂ©cĂ©dentes en matiĂšre de savoir Â» Il place en premier : « L’empressement Ă  s’avouer ignorant. La science moderne repose sur le constat latin : « ignoramus Â», «  nous ne savons pas Â». Elle postule que nous ne savons pas tout. Â» Plus loin, il note : « la rĂ©volution scientifique a Ă©tĂ© non pas une rĂ©volution du savoir, mais avant tout une rĂ©volution de l’ignorance. La grande dĂ©couverte qui l’a lancĂ©e a Ă©tĂ© que les hommes ne connaissent pas les rĂ©ponses Ă  leurs questions les plus importantes. Â» Dans les traditions prĂ©modernes, tout Ă©tait censĂ© avoir Ă©tĂ© dĂ©jĂ  dit : la seule recherche importante consistait Ă  bien comprendre les rĂ©cits et les paroles transmises. Harari prĂ©cise « Les grands Dieux ou le Dieu tout puissant ou les sages du passĂ© possĂ©daient une sagesse qui embrassait tout et qu’ils nous ont rĂ©vĂ©lĂ©e dans les Ecritures et les traditions orales Â»[ii]. GalilĂ©e, en remettant en cause la cosmologie de PtolĂ©mĂ©e, hĂ©ritĂ©e en partie d’Aristote et adoptĂ©e par l’Eglise, souligne la faussetĂ© de cette conviction. Pendant des siĂšcles, on a cru savoir ce qu’était l’univers or nous Ă©tions ignorants. Il faut partir de ce constat. A la mĂȘme Ă©poque, Descartes commence ainsi ses MĂ©ditations mĂ©taphysiques par un doute radical qui le place dans une ignorance complĂšte, seule situation selon lui pour retrouver ce chemin des certitudes bien fondĂ©es que la tradition scolastique a dĂ©sertĂ©.  Harari ajoute : « De maniĂšre encore plus critique, elle - il parle toujours de la science moderne - accepte que ce que nous croyons savoir pourrait bien se rĂ©vĂ©ler faux avec l’acquisition de nouvelles connaissances. Il n’est pas de thĂ©orie, d’idĂ©e ou de concept sacrĂ© qu’on ne puisse remettre en doute. Â»[iii] 


    Les notions mĂȘme de connaissance et de vĂ©ritĂ© ont Ă©tĂ©, en effet, retravaillĂ©es de façon dĂ©cisive notamment par le philosophe empiriste David Hume[iv] qui pourfend la tendance au dogmatisme et souligne que toute thĂ©orie qui rĂ©siste Ă  l’épreuve des faits est d’abord une simple hypothĂšse Ă©clairante affectĂ© d’un haut coefficient de probabilitĂ©. Dans les sciences expĂ©rimentales, l’important n’est pas de dĂ©clarer que la thĂ©orie est vraie une fois pour toute – ce qui est impossible Ă  Ă©tablir - mais plutĂŽt de pouvoir exposer nos hypothĂšses aux tests et aux objections qui pourraient les invalider. La rĂ©futabilitĂ© devient un critĂšre essentiel en science[v].


    Le second caractĂšre distinctif de la science moderne selon Harari, est, je cite : « La place centrale de l’observation et des mathĂ©matiques. Forte de cet aveu d’ignorance, la science moderne est en quĂȘte de nouvelles connaissances. Elle procĂšde en recueillant des observations et en se servant d’outils mathĂ©matiques pour rattacher ces observations et ces thĂ©ories d’ensemble. Â»  


    Bien avant Hume, Francis Bacon, l’auteur du Novum Organum[vi] et grand dĂ©fenseur de cette nouvelle science qui apparaĂźt au XVIIe siĂšcle, estime que nos doctrines proviennent de l’expĂ©rience et s’obtiennent par une gĂ©nĂ©ralisation des cas particuliers observĂ©s. Darwin dont la thĂ©orie de l’évolution est nourrie des multiples observations faites lors de ses voyages, saura rendre hommage Ă  la mĂ©thode prĂŽnĂ©e par Bacon. Savoir regarder comme si on voyait les choses pour la premiĂšre fois et tirer des conclusions sans ĂȘtre arrĂȘtĂ© par des a priori est essentiel Ă  la dĂ©couverte scientifique. Enfin, indĂ©niablement la formalisation mathĂ©matique des donnĂ©es a contribuĂ© Ă  arriver Ă  des conclusions qui s’imposent rationnellement, mĂȘme contre des convictions qu’on croyait bien Ă©tablies.


    Harari ajoute enfin : «  La science moderne ne se contente pas de crĂ©er des thĂ©ories. Elle se sert de celles-ci pour acquĂ©rir de nouveaux pouvoirs et, notamment, mettre au point de nouvelles technologies. Â»[vii] Descartes l’avait bien compris qui opposait Ă  la « philosophie spĂ©culative Â»[viii]des scolastiques, une science moderne « pratique Â» avec laquelle « il est possible de parvenir Ă  des connaissances qui soient fort utiles Ă  la vie Â» - en mĂ©decine et dans l’agriculture notamment.


     



    Science moderne et sens des limites.

    L’efficacitĂ© de la science moderne a Ă©tĂ© prodigieuse et a dĂ©passĂ©, en un sens, les espoirs qu’au XVIIe siĂšcle, les penseurs nourrissaient Ă  son sujet. La couverture du Novum Organum de Bacon montrait ainsi un galion qui passait les colonnes d’Hercule qui fermaient le dĂ©troit de Gibraltar pour s’élancer vers le grand large. En dessous, cette citation biblique : « Beaucoup voyageront et les connaissances seront augmentĂ©es. Â» C’est dans la prise de conscience des limites de la comprĂ©hension mĂ©diĂ©vale et antique du monde que la science moderne s’est ouvert un immense champ d’investigation. CombinĂ©e Ă  la maĂźtrise de nouvelles sources d’énergie, notre science qui se prolonge en technologie a mĂȘme en deux siĂšcles complĂ©tement transformĂ© la planĂšte terrestre et fait exploser la dĂ©mographie humaine. Toutefois, nous sommes de plus en plus victimes de notre succĂšs. Le fier galion se transforme en vraie galĂšre. Aussi, vu les immenses problĂšmes notamment Ă©cologiques qui se profilent Ă  l’horizon, est-il sage d’interroger les limites de la vision du monde qui accompagne la science moderne.


    Perfection pour les anciens rimait avec le fini. L’inachevĂ© Ă©tait l’image de l’imperfection. Pour les modernes, l’infini est un des noms fascinants du parfait et un attribut de Dieu. En astrophysique, on est passĂ© ainsi du monde clos de PtolĂ©mĂ©e Ă  l’univers infini de GalilĂ©e[ix]. Et le progrĂšs prend la figure d’un perfectionnement du savoir, des techniques, de soi mais aussi celle de la croissance et de l’accumulation des biens dont on ne voit, dans tous les cas, pas plus les limites que celles de l’ocĂ©an au sortir de la mĂ©diterranĂ©e. ParallĂšlement Ă  ce progrĂšs dont on n’aperçoit plus la fin - ni peut-ĂȘtre le but - la science moderne se caractĂ©rise aussi par une opposition radicale dont Descartes notamment s’est fait le porte-parole, entre une nature, rĂ©duite Ă  une simple matiĂšre corvĂ©able et mallĂ©able Ă  merci, et une culture humaine autour de laquelle tout est censĂ© tourner.


    Cette partition artificielle du rĂ©el que l’anthropologue Philippe Descola[x] nomme « le naturalisme Â»  explique et justifie dans une large mesure l’exploitation sans vergogne des ressources naturelles et une certaine indiffĂ©rence Ă  l’égard des autres vivants – vĂ©gĂ©taux et animaux. Notre vision utilitaire de la science s’est ainsi construite sur tout un rĂ©cit du progrĂšs censĂ© ĂȘtre indĂ©fini dans lequel les rĂŽles sur terre ont Ă©tĂ© distribuĂ©s de façon dĂ©sĂ©quilibrĂ©e. Philippe Descola suggĂšre de s’inspirer, sans tomber dans la naĂŻvetĂ©, d’autres reprĂ©sentations du monde qui peuvent nous diriger vers d’autres pistes – comme l’animisme – pour Ă©crire une autre histoire oĂč nous conserverions un rĂŽle de premier plan mais oĂč les autres protagonistes retrouveraient leur importance au profit de l’équilibre gĂ©nĂ©ral de la biosphĂšre. Les ressources terrestres ne sont pas infinies et la fuite vers d’autres planĂštes ressemble davantage Ă  une mauvaise plaisanterie de milliardaires soucieux de continuer leurs affaires, aussi destructrices soient-elles, qu’à un scĂ©nario sĂ©rieux. La terre est notre seule maison. Nous sommes arrivĂ©s Ă  un autre moment de bascule dans l’histoire. Un retour Ă  une certaine modĂ©ration et Ă  un sens des limites semble d’une urgente actualitĂ©. « Rien de trop Â». La sagesse est de rester Ă  hauteur terrestre dans une plus grande Ă©galitĂ© entre humains et en harmonie avec l’ensemble des vivant et de lutter contre toute cette mythologie finalement mortifĂšre et obscurantiste que la science moderne, pourtant rationnelle, traĂźne avec elle. Sans doute, est-il temps de mobiliser « l’augmentation des connaissances Â» au service de la vie de tous plutĂŽt qu’au profit de quelques-uns et d’avoir le courage et la luciditĂ© d’adopter un rĂ©cit plus adaptĂ© Ă  la poursuite de l’aventure humaine.


    RĂ©fĂ©rences musicales   


    Brian Eno, la chanson By this river de l’album :  Before and after science


    Trio Fibonacci : version instrumentale du morceau de Brian Eno                                           


     

    [i] Sapiens, une brĂšve histoire de l’humanitĂ©, trad. Française 2015, Ă©d. Albin Michel (2011)


    [ii] Idem


    [iii] ibidem


    [iv] Notamment dans Le traité de la nature humaine (1739)


    [v] Voir aussi Karl Popper : la logique de la dĂ©couverte scientifique (Logik der Forschung. Zur Erkenntnistheorie der modernen Naturwissenschaft, 1934)


    [vi] Francis Bacon : Novum organum scientiarum (1620)


    [vii] Yuval Noah Harari : Sapiens, une brĂšve histoire de l’humanitĂ©, trad. Française 2015, Ă©d. Albin Michel (2011)


    [viii] Descartes : Le discours de la mĂ©thode, sixiĂšme partie. (1637)


    [ix] Voir sur ce sujet Alexandre KoyrĂ© : Du monde clos Ă  l’univers infini ( PUF, 1962)


    [x] Philippe Descola : Par-delĂ  nature et culture (2005)

  • La sagesse et le sens des limites - partie 1. « Le moment grec »


    Illustration : dĂ©tail de la fresque de RaphaĂ«l : L'Ă©cole d'AthĂšnes" prĂ©sentant Socrate en pleine discussion 


    Texte de l'Ă©mission 


    « L’instant philo »                                                        Emission du dimanche 03 octobre 2021                                


                              La sagesse et le sens des limites: 1. « Le moment grec Â»


     



    Pourquoi Pythagore a refusĂ© l’honneur d’ĂȘtre placĂ© parmi les sages de la GrĂšce
    Pythagore et la philosophie

    On connaĂźt Pythagore pour son fameux thĂ©orĂšme et ses contributions aux mathĂ©matiques. Mais on ignore souvent qu’il a Ă©tĂ© aussi un penseur dont la doctrine a inspirĂ© bien des idĂ©alistes - Ă  commencer par Platon. Diverses sources de l’antiquitĂ©[i] rapportent que c’est lui Ă©galement qui auraient utilisĂ© en premier les termes de « philosophie Â» et « philosophe Â». Qu’est-ce qui a poussĂ© Pythagore Ă  crĂ©er ces termes vouĂ©s Ă  bel avenir ?



    Les sages de la GrĂšce

    La civilisation grecque de l’antiquitĂ© aimait honorer les individus les plus douĂ©s dans tous les domaines : des compĂ©titions Ă©taient ainsi organisĂ©es pour donner occasion aux meilleurs de se surpasser. Les jeux Olympiques permettaient aux athlĂštes de briller de tous leurs feux. Les champs de bataille donnaient occasion Ă  certains guerriers de montrer un courage rĂ©compensĂ© par divers honneurs. GrĂące aux concours de tragĂ©die – les dithyrambes de Dionysos –les noms de quelques illustres vainqueurs - Eschyle, Sophocle et Euripide - sont  arrivĂ©s jusqu’à nous. Les anciens grecs avaient aussi le souci de dĂ©signer officiellement des sages qui pouvaient servir de modĂšle aux autres. Un jour, on s’adressa Ă  Pythagore pour le faire entrer dans le cercle restreint des « sages de la GrĂšce Â». Il rĂ©unissait en effet les qualitĂ©s du sage – du sophos. Son savoir Ă©tait exceptionnel– et pas seulement en mathĂ©matiques. Son attitude morale pouvait servir d’exemple. Enfin, son habiletĂ© - notamment dans les affaires humaines – ne manquait pas d’ĂȘtre saluĂ©e de tous. Pourtant, Ă  la surprise gĂ©nĂ©rale, Pythagore a d’abord repoussĂ© cette offre honorifique.



    Pourquoi Pythagore refuse d’ĂȘtre nommĂ© « sage Â»

    Pour quelles raisons ? Pythagore s’inscrivait dans la tradition qui valorise la mesure en toute chose. Pour les anciens grecs,  il  faut Ă©viter absolument la dĂ©mesure –  l’hubris - qui donne le sentiment Ă  l’homme d’ĂȘtre tout puissant et le conduit Ă  franchir la ligne de partage entre l’humain et le divin. Une chose est la perfection des Dieux, autre chose l’imperfection des hommes. Or la sagesse, figure de l’excellence, semble bien ĂȘtre un attribut d’un ĂȘtre parfaitement savant, impeccable dans son attitude et d’une habiletĂ© sans failles – bref, elle ne semble pouvoir ĂȘtre attribuĂ©e qu’aux Dieux. Les hommes avec tous leurs dĂ©fauts et limites ne peuvent dĂšs lors se dire sages en ce sens qu’avec beaucoup d’imprudence et d’impudence. Accepter d’ĂȘtre dĂ©clarĂ© sage de façon irrĂ©flĂ©chie montrerait qu’on ne l’est pas du tout. C’est pourquoi Pythagore refuse le titre prestigieux de sages de la GrĂšce. Il semble mĂȘme en contester la lĂ©gitimitĂ©. NĂ©anmoins, par souci d’apaisement, il suggĂšre un changement de terminologie qui va permettre de trouver un terrain d’entente. PlutĂŽt que d’ĂȘtre nommĂ© sophos, Pythagore propose une appellation plus modeste : il n’est pas un sage mais quelqu’un qui aime la sagesse : un philosophos. Un philosophe



    Philosophie, limites humaines et sagesse
    Modestie de la philosophie

    Le terme « philosophie Â» signifie « l’amour de la sagesse Â».  Si on cultive l’amour de la sagesse, c’est qu’elle nous semble Ă©minemment aimable mais qu’en mĂȘme temps, nous savons qu’elle nous Ă©chappe toujours du fait de notre imperfection. « Nobody is perfect Â».  Le philosophe se diffĂ©rencie ainsi toujours de celui qui est arrivĂ© au dernier degrĂ© de la sagesse. C’est dans cette perspective, que, plus tard, Platon soulignera[ii] Â« Parmi les Dieux, il n’y en a aucun qui s’emploie Ă  philosopher, aucun qui ait envie de devenir sage, car il l’est ; ne s’emploie pas Ă  philosopher quiconque est d’autre est sage. Â» La philosophie est une pratique humaine qui tĂ©moigne d’un dĂ©faut de sagesse et de savoir.


    2) Sagesse humaine et sagesse divine.


    Ceux qui voulaient placer Pythagore parmi les sages de la GrĂšce finissent par reconnaĂźtre qu’en prĂ©cisant pourquoi il ne voulait pas de cet honneur, cet illustre penseur a fait preuve de sagesse humaine. Cette derniĂšre consiste Ă  rompre avec toute cette arrogance qui tend Ă  nous confĂ©rer une puissance de penser et d’agir comparable Ă  celle des Dieux. Pythagore invite Ă  sortir du prĂ©jugĂ© selon lequel la sagesse n’aurait qu’une figure : celle de la perfection. Il nous fait comprendre que le dĂ©but de la sagesse humaine, au contraire, est de prendre conscience de notre imperfection et des limites intrinsĂšques Ă  notre condition. Une chose est la parfaite sagesse divine qui, bien qu’inaccessible, nous sert de modĂšle pour continuer Ă  progresser et mĂȘme d’astre pour Ă©clairer le sens de notre condition imparfaite mais perfectible. Autre chose est la sagesse humaine, toute pĂ©trie du sens de nos limites et de notre nĂ©cessaire modestie.


    3) Savoir, limite de la science et ignorance


    Ce n’est sans doute pas un hasard si un des penseurs les plus savants de cette Ă©poque met l’accent sur l’étendue de notre ignorance. Plus on en sait et plus on comprend que des choses nous Ă©chappent. Plus on progresse dans la science, plus apparaĂźt l’étendue de notre ignorance. A l’inverse, on constate souvent que moins un individu est savant, plus il croit que sa science est Ă©tendue. C’est malheureusement logique ! En effet, si quelqu’un est complĂ©tement ignorant, il ignore aussi qu’il est ignorant. Mais, quand on ne sait pas qu’on ne sait pas, on croit savoir qu’on est savant. L’ignorance la plus abyssale se combine ainsi avec la certitude mal fondĂ©e d’ĂȘtre trĂšs savant. Plusieurs expressions dĂ©signent ce fĂącheux mĂ©canisme psychologique. [iii]On parle de « la bĂȘtise contente d’elle-mĂȘme Â» qui peut devenir un objet de plaisanterie, plus ou moins de bon goĂ»t, dans ces dĂźners dans lesquels on se moque parfois cruellement de ceux qu’on dĂ©signe souvent en usant d’un terme peu gratifiant. On parle aussi de la fatuitĂ© : le fait ĂȘtre fier quand on affirme des choses absolument erronĂ©es. En Anglais, « fat Â» d’ailleurs dĂ©signe celui qui est gros et lourd. De fait, l’ignorant est souvent stupĂ©fiant dans sa balourdise d’une grande suffisance : c’est alors un cuistre. Etienne Klein, physicien et philosophe, dans une de ces Ă©missions a rappelĂ© un autre terme, plus savant, qui dĂ©signe le fait de parler avec assurance de ce que l’on ne connaĂźt pas : l’ultracrĂ©pidarianisme. Le terme vient de la locution latine : « Sutor, ne supra crepidam Â» littĂ©ralement : « cordonnier, pas plus haut que ta sandale Â». Traduction : « ne sors pas de ton champ de compĂ©tence, cela t’évitera de dire des inepties Â». En effet, la tendance Ă  se croire compĂ©tent dans des sujets qu’on ne maitrise pas est courante dans les conversations de cafĂ© du commerce, dans les Talk-shows et surtout sur les rĂ©seaux sociaux. Dans tous les cas, cela rend difficile une vraie rĂ©flexion et c’est source de prĂ©jugĂ©s.


    L’ignorant qui se croit savant peut donc amuser, Ă©nerver et mĂȘme faire peur – notamment  quand faisant de la politique, il a un grand pouvoir – toutefois, il y a chez lui une maniĂšre d’ĂȘtre Ă  laquelle nous n’échapperons pas, si nous ne faisons pas attention. Le ridicule ne tue pas mais il est sage de mettre en garde contre cette dĂ©rive plus courante qu’on veut bien se l’avouer qui consiste Ă  dĂ©passer les limites de son savoir et Ă  manquer de mesure et de retenue dans ses discours.



    « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien Â»
    Socrate, digne successeur de Pythagore.

    Si c’est Pythagore visiblement qui a crĂ©Ă© l’expression « philosophie Â», Socrate est reconnu comme le premier Ă  avoir vraiment fixĂ© les mĂ©thodes et l’esprit philosophique. Au demeurant, Socrate s’inscrit dans la continuitĂ© de l’état d’esprit initiĂ© par Pythagore : il se prĂ©sentait, effet, modestement comme un maĂźtre d’abord conscient de son ignorance. Il aimait Ă  rĂ©pĂ©ter « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien Â». Et cette attitude lui a valu, Ă  son tour, d’ĂȘtre dĂ©signĂ© comme le plus sage des Grecs par la Pythie de Delphes.



    Modestie et ambition de la philosophie

    PrĂ©cisons qu’on ne peut en rester Ă  l’interprĂ©tation trop unilatĂ©rale et nĂ©gative selon laquelle il faudrait, pour ĂȘtre un sage philosophe, surtout voir ces imperfections et savoir s’auto-flageller dĂšs qu’on tombe dans la dĂ©mesure parce qu’on dĂ©passe ses limites. La sagesse humaine serait assez dĂ©risoire sans son versant positif et crĂ©atif. C’est que la modestie et le sens des limites dans cette sagesse Ă  mesure humaine qu’est la philosophie font le lit d’une vraie ambition. Savoir qu’on ne sait rien, prendre conscience de notre ignorance n’est en effet pas sans consĂ©quences importantes. Par exemple, un candidat Ă  un examen peut se rendre compte qu’il va complĂštement sĂ©cher car il n’a aucune connaissance pour rĂ©pondre aux questions posĂ©es. Cette prise de conscience ne lui permettra certes pas d’échapper Ă  une trĂšs mauvaise note mais le choc qu’elle produit, peut prĂ©parer un avenir meilleur. L’étudiant conscient de ses lacunes, pourra ainsi prendre ses dispositions pour mieux apprendre sa leçon la fois suivante. Savoir qu’on est ignorant donne ainsi  le dĂ©sir de ne plus l’ĂȘtre et par consĂ©quent de nous mettre dans une disposition d’esprit oĂč l’on va rechercher Ă  amĂ©liorer son savoir et Ă  chercher de nouveaux moyens pour construire un autre chemin. Prendre conscience de ses limites, c’est se mettre dans la situation de les repousser. La modestie philosophique est le creuset dans lequel se forme l’ambition d’ĂȘtre plus savant : elle fait naĂźtre une fĂ©conde curiositĂ© dont Aristote fait le point de dĂ©part de toute science. C’est quand on saisit que les choses nous Ă©chappent qu’apparaĂźt le dĂ©sir de rechercher de nouveaux chemins pour vivre plus sagement. VoilĂ  ce qui explique que la philosophie a Ă©tĂ© le nom donnĂ©e pendant longtemps, Ă  toute science et Ă  toute recherche de la vĂ©ritĂ©. Newton, au dix-huitiĂšme siĂšcle, prĂ©sente encore sa physique en lui donnant le nom de « philosophie naturelle Â»



    Une prise de conscience positive de son ignorance

    Il y a encore beaucoup Ă  tirer du versant stimulant de cette sagesse Ă  visage humain, surtout au moment oĂč tout indique que notre sentiment de toute puissance technologique et notre systĂšme de dĂ©veloppement Ă©conomique nous conduisent, si on ne fait rien, Ă  des catastrophes. Car la sagesse ne consiste pas Ă  se complaire dans une luciditĂ© dĂ©courageante sans rien faire face Ă  notre impuissance actuelle. Les nouveaux dĂ©fis exigent une sagesse qui analyse de façon critique la conception visiblement erronĂ©e que nous avons de notre rapport Ă  notre environnement, une sagesse qui, forte du constat de nos erreurs et de nos insuffisances, recherche et produise de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques mais aussi de nouvelles maniĂšres de vivre. C’est ce que nous verrons dans la prochaine Ă©mission prĂ©vue le 31 octobre oĂč nous examinerons dans quelle mesure la conscience de nos limites et de notre ignorance peut changer notre Ă©tat d’esprit, stimuler la recherche et permettre ainsi Ă  l’humanitĂ© de tenter de relever des dĂ©fis inĂ©dits face auxquels tout ce que nous savons et avons l’habitude de faire semble, pour l’heure, assez peu efficace.


     


    RĂ©fĂ©rences musicales de cette Ă©mission



    Le morceau « AnaKrousis Â» dans Musique de la GrĂšce antique par Atrium musicae de antica dirigĂ© par Gregorio Paniagua https://www.youtube.com/watch?v=8gr7vuSkBcU
    « Gerdaniye Pesherev Â», morceau tirĂ© de l’album Musique traditionnelle Turque (Ocora) https://www.youtube.com/watch?v=UojSZEzfM8U
    AngĂ©lique Ionatos et Nena Venetsanou : AĂ©rion EpĂ©on. Album : AngĂ©lique Ionatos et Nena Venetsanou chantent Sappho de MytilĂšne https://www.youtube.com/watch?v=CHIy6b-MaEE 


    [i]  Notamment CicĂ©ron et un disciple de Platon nommĂ© HĂ©raclite de Pont


    [ii] Dans Le Banquet en 204 a


    [iii] Ce qu’il y a de prĂ©cisĂ©ment fĂącheux dans l’ignorance, c’est que quelqu’un qui n’est pas un homme accompli et qui n’est pas non plus intelligent, se figure l’ĂȘtre dans la mesure voulue, c’est que celui qui ne croit pas ĂȘtre dĂ©pourvu n’a point envie de ce dont il ne croit pas avoir besoin d’ĂȘtre pourvu. Â» Platon : Le Banquet, 200 a.